Critique du jugement (trad. Barni)/Tome I/Texte de la Préface

Traduction par Jules Barni.
Librairie philosophique de Ladrange (p. 1-60).
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PRÉFACE.








On peut appeler raison pure la faculté de connaître par des principes a priori, et critique de la raison pure, l’examen de la possibilité et des limites de cette faculté en général, en n’entendant par raison pure que la raison considérée dans son usage théorique, comme je l’ai fait, sous ce titre, dans mon premier ouvrage, et sans prétendre soumettre aussi à l’examen la faculté pratique que déterminent en elle ses propres principes. La critique de la raison pure ne comprend donc que notre faculté de connaître les choses a priori : elle ne s’occupe que de la faculté de connaître, abstraction faite du sentiment du plaisir ou de la peine et de la faculté de désirer ; et dans la faculté de connaître, elle ne considère que l’entendement dont elle recherche les principes a priori, abstraction faite du Jugement[1] et de la raison (en tant que facultés appartenant également à la connaissance théorique), parce qu’il se trouve dans la suite qu’aucune autre faculté de connaître, que l’entendement, ne peut fournir à la connaissance des principes constitutifs a priori. Ainsi la critique qui examine toutes ces facultés, pour déterminer la part que chacune pourrait avoir par elle-même à la vraie possession de la connaissance, ne conserve rien que ce que l’entendement prescrit a priori comme une loi pour la nature ou pour l’ensemble des phénomènes, (dont la forme est aussi donnée a priori); elle renvoie tous les autres concepts purs aux idées qui sont transcendantes pour notre faculté de connaître théorique, et qui, loin d’être pour cela inutiles ou superflues, servent de principes régulateurs : en agissant ainsi, d’une part, elle écarte les dangereuses prétentions de l’entendement, qui (parce qu’il peut fournir a priori les conditions de la possibilité de toutes les choses qu’il peut connaître) voudrait renfermer dans ses propres limites la possibilité de toute chose en général, et d’autre part, elle dirige l’entendement lui-même dans la considération de la nature à l’aide d’un principe de perfection qu’il ne peut jamais atteindre, mais qui lui est posé comme le but final de toute connaissance.

C’est donc véritablement à l’entendement, qui a son domaine propre dans la faculté de connaître, en tant qu’elle contient a priori des principes constitutifs de la connaissance, que la critique désignée en général sous le nom de critique de la raison pure, devait assurer une possession sûre, mais bornée, contre tous les autres compétiteurs. De même la critique de la raison pratique a déterminé la possession de la raison, qui ne contient des principes constitutifs que relativement à la faculté de désirer. Maintenant le Jugement, qui forme dans l’ordre de nos facultés de connaître un moyen terme entre l’entendement et la raison, a-t-il aussi par lui-même des principes a priori ; ces principes sont-ils constitutifs ou simplement régulateurs (ne supposant point par conséquent un domaine particulier) ; et donne-t-il a priori une règle au sentiment du plaisir ou de la peine, comme au moyen terme entre la faculté de connaître et la faculté de désirer (de même que l’entendement prescrit a priori des lois à la première et la raison à la seconde) ? Voilà ce dont s’occupe la présente critique du Jugement.

Une critique de la raison pure, c’est-à-dire de notre faculté de juger suivant des principes a priori, serait incomplète, si celle du Jugement qui, en tant que faculté de connaître, prétend aussi par lui-même à de tels principes, n’était traitée comme une partie spéciale de la critique ; et pourtant les principes du Jugement ne constituent pas, dans un système de la philosophie pure, une partie propre entre la partie théorique et la partie pratique ; ils peuvent être rapportés, suivant l’occasion, à chacune de ces deux parties. Mais si, sous le nom général de métaphysique, ce système (qu’il est possible d’achever et qui est d’une haute importance pour l’usage de la raison sous tous les rapports) doit être un jour accompli, il faut d’abord que la critique ait sondé le sol de cet édifice, assez profondément pour découvrir les premiers fondements de la faculté qui nous fournit des principes indépendants de l’expérience, afin qu’aucune des parties ne vienne à chanceler, ce qui entraînerait inévitablement la ruine du tout.

Or on peut aisément conclure de la nature du Jugement (dont il est si nécessaire et si généralement utile de faire un bon usage que sous le nom de sens commun on ne désigne pas d’autre faculté que celle-là) qu’on doit rencontrer de grandes difficultés dans la recherche du principe propre de cette faculté (elle doit en effet en contenir un a priori, sinon la critique même la plus vulgaire ne la considérerait pas comme une faculté particulière de connaître). Ce principe ne peut être dérivé de concepts a priori : ceux-ci appartiennent à l’entendement et le Jugement ne concerne que leur application. Le Jugement doit donc fournir lui-même un concept, qui ne fasse proprement rien connaître, et qui seulement lui serve de règle à lui-même, mais non pas de règle objective à laquelle il puisse s’accommoder, car alors il faudrait une autre faculté de juger, pour décider si c’est le cas ou non d’appliquer la règle.

Cette difficulté que présente le principe (subjectif ou objectif) de la faculté de juger se rencontre surtout dans ces jugements, appelés esthétiques, qui concernent le beau et le sublime de la nature ou de l’art. Et pourtant la recherche critique du principe des jugements est la partie la plus importante de la critique de cette faculté. En effet, quoique par eux-mêmes ils n’apportent rien à la connaissance des choses, ils n’en appartiennent pas moins uniquement à la faculté de connaître et révèlent un rapport immédiat de cette faculté avec le sentiment de plaisir ou de peine fondé sur quelque principe a priori, qui ne se confond pas avec les motifs de la faculté de désirer ; car celles-ci trouve ses principes a priori dans des concepts de la raison. Il n’en est pas de même des jugements téléologiques sur la nature : ici, l’expérience nous montrant dans les choses une conformité à des lois qui ne peut plus être comprise ou expliquée à l’aide du concept général que l’entendement nous donne du sensible, la faculté de juger tire d’elle-même un principe du rapport de la nature avec l’inaccessible monde du supra-sensible, dont elle ne doit se servir qu’en vue d’elle-même dans la connaissance de la nature ; mais ce principe, qui doit et peut être appliqué a priori à la connaissance des choses du monde et nous ouvre en même temps des vues avantageuses pour la raison pratique, n’a point de rapport immédiat au sentiment du plaisir ou de la peine. Or c’est précisément ce rapport qui fait l’obscurité du principe du Jugement, et qui rend nécessaire pour cette faculté une division particulière de la critique ; car le jugement logique, qui se fonde sur des concepts (dont on ne peut jamais tirer de conséquence immédiate au sentiment du plaisir ou de la peine), aurait pu à la rigueur être rattaché à la partie théorique de la philosophie, avec l’examen critique des limites de ces concepts.

Comme je n’entreprends pas l’étude du goût, ou du Jugement esthétique, dans le but de le former et de le cultiver (car cette culture peut bien continuer de se passer de ces sortes de spéculation), mais seulement à un point de vue transcendental, on sera, je l’espère, indulgent pour les lacunes de cette étude. Mais, à son point de vue, il faut qu’elle s’attende à l’examen le plus sévère ; seulement la grande difficulté que présente la solution d’un problème, naturellement si embrouillé, peut servir, je l’espère aussi, à excuser quelque reste d’une obscurité qu’on ne peut éviter entièrement. Pourvu qu’il soit assez clairement établi que le principe a été exactement exposé, on peut me pardonner, s’il est nécessaire, de n’en avoir pas dérivé le phénomène du Jugement avec toute la clarté qu’on peut justement exiger ailleurs, c’est-à-dire d’une connaissance fondée sur des concepts, et que je crois avoir rencontrée dans la seconde partie de cet ouvrage.

Je termine ici toute mon œuvre critique. J’aborderai sans retard la doctrine, afin de mettre à profit, s’il est possible, le temps favorable encore de ma vieillesse croissante. On comprend aisément que le Jugement n’a point de partie spéciale dans la doctrine, puisque la critique lui tient lieu de théorie ; mais que, d’après la division de la philosophie en théorique et pratique et de la philosophie pure en autant de parties, la métaphysique de la nature et celle des mœurs doivent constituer cette nouvelle œuvre.





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INTRODUCTION.




I

De la division de la philosophie.


Quand on considère la philosophie comme fournissant par des concepts les principes de la connaissance rationnelle des choses (et non pas seulement, comme la logique, les principes de la forme de la pensée en général, abstraction faite des objets), on a tout à fait raison de la diviser, comme on le fait ordinairement en théorique et pratique. Mais il faut alors que les concepts qui fournissent aux principes de cette connaissance rationnelle leur objet, soient spécifiquement différents ; sinon ils n’autoriseraient point une division, qui suppose toujours une opposition des principes de la connaissance rationnelle propre aux diverses parties d’une science. Or il n’y a que deux espèces de concepts, lesquelles impliquent autant de principes différents de la possibilité de leurs objets : ce sont les concepts de la nature et le concept de la liberté. Et comme les premiers rendent possible, à l’aide de principes a priori, une connaissance théorique, et que le second ne contient relativement à cette connaissance qu’un principe négatif (une simple opposition), tandis qu’au contraire il établit pour la détermination de la volonté des principes extensifs, qui, pour cette raison, s’appellent pratiques, on a le droit de diviser la philosophie en deux parties, tout à fait différentes quant aux principes, en théorique en tant que philosophie de la nature et en pratique en tant que philosophie morale (car on appelle ainsi la législation pratique de la raison fondée sur le concept de la liberté). Mais jusqu’ici une grave confusion dans l’emploi de ces expressions a présidé à la division des divers principes et par suite de la philosophie : on identifiait ce qui est pratique au point de vue des concepts de la nature avec ce qui est pratique au point de vue du concept de la liberté, et sous ces mêmes expressions de philosophie théorique et pratique, on établissait une division qui, dans le fait, n’en était pas une (puisque les deux parties pouvaient avoir les mêmes principes).

La volonté, en tant que faculté de désirer, est une des diverses causes naturelles qui sont dans le monde, c’est celle qui agit d’après des concepts ; et tout ce qui est représenté comme possible (ou comme nécessaire) par la volonté, on l’appelle pratiquement possible (ou nécessaire), pour le distinguer de la possibilité ou de la nécessité physique d’un effet dont la cause n’est pas déterminée par des concepts (mais, comme dans la matière inanimée, par mécanisme, ou, comme chez les animaux, par instinct. ― Or ici on parle de pratique d’une manière générale, sans déterminer si le concept qui fournit à la causalité de la volonté sa règle est un concept de la nature ou un concept de la liberté.

Mais cette dernière distinction est essentielle : si le concept qui détermine la causalité est un concept de la nature, les principes sont alors techniquement pratiques ; si c’est un concept de la liberté, ils sont moralement pratiques ; et, comme dans la division d’une science rationnelle il s’agit uniquement d’une distinction des objets dont la connaissance demande des principes différents, les premiers se rapportent à la philosophie théorique (ou à la science de la nature), tandis que les autres constituent seuls la seconde partie, à savoir la philosophie pratique (ou la morale).

Toutes les règles techniquement pratiques (c’est-à-dire celles de l’art ou de l’industrie en général, et même celles de la prudence, ou de cette habileté qui donne de l’influence sur les hommes et sur leur volonté), en tant que leurs principes reposent sur des concepts, doivent être rapportées comme corollaires a la philosophie théorique. En effet elles ne concernent qu’une possibilité des choses fondée sur des concepts de la nature, et je ne parle pas seulement des moyens à trouver dans la nature, mais même de la volonté (comme faculté de désirer, et par conséquent comme faculté naturelle), en tant qu’elle peut être déterminée conformément à ces règles par des mobiles naturels. Cependant ces règles pratiques ne s’appellent pas des lois (comme les lois physiques), mais seulement des préceptes ; car, comme la volonté ne tombe pas seulement sous le concept de la nature, mais aussi sous celui de la liberté, on réserve le nom de lois aux principes de la volonté relatifs à ce dernier concept, et ces principes constituent seuls, avec leurs conséquences, la seconde partie de la philosophie, à savoir la partie pratique.

De même que la solution des problèmes de la géométrie pure ne forme pas une partie spéciale de cette science, ou que l’arpentage ne mérite pas d’être appelé géométrie pratique, par opposition à la géométrie pure qui serait la seconde partie de la géométrie en général, de même et à plus forte raison ne faut-il pas regarder comme une partie pratique de la physique, l’art mécanique ou chimique des expériences ou des observations, et rattacher à la philosophie pratique l’économie domestique, l’agriculture, la politique, l’art de vivre en société, la diététique, même la théorie générale du bonheur et l’art de dompter ses passions et de réprimer ses affections en vue du bonheur, comme si tous ces arts constituaient la seconde partie de la philosophie en général. En effet, ils ne contiennent tous que des règles qui s’adressent, à l’industrie de l’homme, qui, par conséquent ne sont que techniquement pratiques, ou destinées à produire un effet possible d’après les concepts naturels des causes et des effets, et qui, rentrant dans la philosophie théorique (ou dans la science de la nature), dont elles sont de simples corollaires, ne peuvent réclamer une place dans cette philosophie particulière qu’on appelle la philosophie pratique. Au contraire, les préceptes moralement pratiques, qui sont entièrement fondés sur le concept de la liberté et excluent toute participation de la nature dans la détermination de la volonté, constituent une espèce toute particulière de préceptes : comme ces règles auxquelles obéit la nature, ils s’appellent véritablement des lois, mais ils ne reposent pas, comme celles-ci, sur des conditions sensibles ; ils ont un principe supra-sensible, et ils forment à eux seuls, à côté de la partie théorique de la philosophie, une autre partie sous le nom de philosophie pratique.

On voit par là qu’un ensemble de préceptes pratiques, donnés par la philosophie, ne constitue pas une partie spéciale et opposée à la partie théorique de cette science, par cela seul qu’ils sont pratiques ; car ils pourraient l’être encore, quand même leurs principes (en tant que règles techniquement pratiques) seraient tirés de la connaissance théorique de la nature : il faut encore que le principe sur lequel ils se fondent ne soit pas dérivé lui-même du concept de la nature, toujours subordonné à des conditions sensibles, et repose par conséquent sur le supra-sensible, que le concept seul de la liberté nous fait connaître par des lois formelles, et qu’ainsi les préceptes soient moralement pratiques, c’est-à-dire que ce ne soient pas seulement des préceptes ou des règles relatives à tel ou tel dessein, mais des lois qui ne supposent aucun but ou aucun dessein préalable.



II

Du domaine de la philosophie en général.


L’usage de notre faculté de connaître par des principes et la philosophie par conséquent n’ont pas d’autres bornes que celles de l’application des concepts a priori.

Mais l’ensemble de tous les objets auxquels se rapportent ces concepts, pour en constituer, s’il est possible, une connaissance, peut être divisé selon que nos facultés suffisent ou ne suffsent pas à ce but, et selon qu’elles y sufisent de telle ou telle manière.

Si vous considérez les concepts comme se rapportant à des objets, et que vous fassiez abstraction de la question de savoir si une connaissance de ces objets est ou n’est pas possible, vous avez le champ de ces concepts : il est déterminé seulement d’après le rapport de leur objet à notre faculté de connaître en général. La partie de ce champ, où une connaissance est possible pour nous, est le territoire (territorium) de ces concepts et de la faculté de connaître que suppose cette connaissance. La partie du territoire, où ces concepts sont législatifs, est leur domaine (ditio) et celui des facultés de connaître qui les fournissent. Ainsi les concepts empiriques ont bien leur territoire dans la nature, considérée comme l’ensemble de tous les objets des sens, mais ils n’y ont pas de domaine ; ils n’y ont qu’un domicile (domicilium), parce que ces concepts, quoique régulièrement formés, ne sont pas législatifs et que les règles qui s’y fondent sont empiriques, par conséquent contingentes.

Toute notre faculté de connaître a deux domaines, celui des concepts de la nature et celui du concept de la liberté ; car, par ces deux sortes de concepts, elle est législative a priori. Or la philosophie se partage aussi, comme cette faculté, en théorique et pratique. Mais le territoire, sur lequel s’étend son domaine et s’exerce sa législation, n’est toujours que l’ensemble des objets de toute expérience possible, en tant qu’ils sont considérés comme de simples phénomènes ; car autrement on ne pourrait concevoir une législation de l’entendement relative à ces objets.

La législation contenue dans les concepts de la nature est fournie par l’entendement ; elle est théorique. Celle que contient le concept de la liberté vient de la raison ; elle est purement pratique. Or c’est seulement dans le monde pratique que la raison peut être législative ; relativement à la connaissance théorique (de la nature), elle ne peut que déduire de lois données (dont elle est instruits par l’entendement) des conséquences qui ne sortent pas des bornes de la nature. Mais, d’un autre côté, la raison n’est pas législative partout où il y a des règles pratiques, car ces règles peuvent être techniquement pratiques.

La raison et l’entendement ont donc deux législations différentes sur un seul et même territoire, celui de l’expérience, sans que l’une puisse empiéter sur l’autre ; car le concept de la nature a tout aussi peu d’influence sur la législation fournie par le concept de la liberté, que celui-ci sur la législation de la nature. — La possibilité de concevoir au moins sans contradiction la coexistence des deux législations et des facultés qui s’y rapportent a été démontrée par la critique de la raison pure, qui, en nous révélant ici une illusion dialectique, a écarté les objections.

Mais il est impossible que ces deux domaines différents, qui se limitent perpétuellement, non pas, il est vrai, dans leurs législations, mais dans leurs effets au sein du monde sensible, n’en fassent qu'un. En effet le concept de la nature peut bien représenter ses objets dans l’intuition, mais comme de simples phénomènes et non comme des choses en soi ; au contraire, le concept de la liberté peut bien représenter par son objet une chose en soi, mais non dans l’intuition ; aucun de ces deux concepts, par conséquent, ne peut donner une connaissance théorique de son objet (et même du sujet pensant) comme chose en soi, c’est-à-dire du supra-sensible. C’est une idée qu’il faut appliquer à la possibilité de tous les objets de l’expérience, mais, qu’on ne peut jamais élever et étendre jusqu’à en faire une connaissance.

Il y a donc un· champ illimité, mais inaccessible aussi pour toute notre faculté de connaître, le champ supra-sensible, où ne nous trouvons point de territoire pour nous, et où, par conséquent, nous ne pouvons chercher, ni pour les concepts de l’endement, ni pour ceux de la raison, un domaine appartenant à la connaissance théorique. Ce champ, l’usage théorique aussi bien que pratique de la raison veut qu’on le remplisse d’idées, mais nous ne pouvons donner à ces idées, dans leur rapport avec les lois qui dérivent du concept de la liberté, qu’une réalité pratique, ce qui n’élève pas le moins du monde notre connaissance théorique jusqu’au supra-sensible.

Mais, quoiqu’il y ait un immense abîme entre le domaine du concept de la nature, ou le sensible, et le domaine du concept de la liberté, ou le supra-sensible, de telle sorte qu’il est impossible de passer du premier au second (au moyen de la raison théorique), et qu’on dirait deux mondes différents dont l’un ne peut avoir aucune action sur l’autre, celui-ci doit avoir cependant une influence sur celui-là. En effet le concept de la liberté doit réaliser dans le monde sensible le but posé par ses lois, et il faut, par conséquent, qu’on puisse concevoir la nature de telle sorte que, dans sa conformité aux lois qui constituent sa forme, elle n’exclue pas du moins la possibilité des fins qui doivent y être atteintes d’après les lois de la liberté. — Il doit donc y avoir un principe qui rende possible l’accord du supra-sensible, servant de fondement à la nature, avec ce que le concept de la liberté contient pratiquement, un principe dont le concept insuffisant, il est vrai, au point de vue théorique et au point de vue pratique, à en donner une connaissance, et n’ayant point par conséquent de domaine qui lui soit propre, permette cependant à l’esprit de passer d’un monde à l’autre.


III

De la critique du Jugement considérée comme un lien qui réunit les deux parties de la philosophie.


La critique des facultés de connaître, considérées dans ce qu’elles peuvent fournir a priori, n’a pas proprement de domaine relativement aux objets, parce qu’elle n’est pas une doctrine, mais qu’elle a seulement à rechercher si et quand, suivant la condition de nos facultés, une doctrine peut être fournie par ces facultés. Son champ s’étend aussi loin que toutes leurs prétentions, afin de les renfermer dans les limites de leur légitimité. Mais ce qui n’entre pas dans la division de la philosophie peut cependant tomber, comme partie principale, sous la critique de la faculté pure de connaître en général, si cette faculté contient des principes qui n’ont de valeur, ni pour son usage théorique, ni pour son usage pratique,

Les concepts de la nature, qui contenaient le principe de toute connaissance théorique a priori, reposaient sur la législation de l’entendement. — Le concept de la liberté qui contenait le principe de tous les préceptes pratiques a priori et indépendants des conditions sensibles, reposait sur la législation de la raison. Ainsi, outre que ces deux facultés peuvent être appliquées logiquement à des principes, de quelque origine qu’ils soient, chacune d’elles a encore, quant à son contenu, sa législation propre, au-dessus de laquelle il n’y en a point d’autre (a priori), et c’est ce qui justifie la division de la philosophie en théorique et pratique.

Mais dans la famille des facultés de connaître supérieures, il y a encore un moyen terme entre l’entendement et la raison : c’est le Jugement. On peut présumer, par analogie, qu’il contient aussi, sinon une législation particulière, du moins un principe qui lui est propre et qu’on doit chercher suivant des lois ; un principe qui est certainement un principe a priori purement subjectif, et qui, sans avoir pour domaine aucun champ des objets, peut cependant avoir un territoire pour lequel seulement il ait de la valeur.

Il y a d’ailleurs (à au juger par analogie) une raison de lier le Jugement avec un autre ordre de nos facultés représentatives, qui paraît plus importante encore que celle de sa parenté avec la famille des facultés de connaître. En effet, toutes les facultés ou capacités de l’âme peuvent être ramenées à ces trois qui ne peuvent plus être dérivées d’un principe commun : la faculté de connaître, le sentiment du plaisir et de la peine et la faculté de désirer[2]. Dans le ressort de la faculté de connaître, l’entendement seul est législatif, puisque cette faculté (comme cela doit être quand on la considère en elle-même, indépendamment de la faculté de désirer), se rapporte comme faculté de connaissance théorique à la nature, et que c’est seulement relativement à la nature (considérée comme phénomène) qu’il nous est possible de trouver des lois dans les concepts a priori de la nature, c’est-à-dire dans les concepts purs de l’entendement. – La faculté de désirer, considérée comme faculté supérieure déterminée par le concept de la liberté, n’admet pas d’autre législation a priori que celle de la raison (dans laquelle seule réside ce concept).– Or le sentiment du plaisir se place entre la faculté de connaître et la faculté de désirer, de même qu’entre l’entendement et la raison se place le Jugement. On peut donc supposer, du moins provisoirement, que le Jugement contient aussi par lui-même un principe a priori, et que, comme le sentiment du plaisir ou de la peine est nécessairement lié avec la faculté de désirer (soit que, comme dans la faculté de désirer inférieure, il soit antérieur au principe de cette faculté, soit que, comme dans la faculté de désirer supérieure, il dérive seulement de la détermination produite dans cette faculté par la loi morale), il opère aussi un passage entre la pure faculté de connaître, c’est-à·dire le domaine des concepts de la nature et le domaine de la liberté, de même qu’au point de vue logique, il rend possible le passage de l’entendement à la raison.

Ainsi, quoique la philosophie ne puisse être partagée qu’en deux parties principales, la théorique et la pratique ; quoique tout ce que nous pourrions avoir à dire des principes propres du Jugement doive se rapporter à la partie théorique c’est-à dire à la connaissance rationnelle fondée sur des concepts de la nature, la critique de la raison pure, qui doit établir tout cela avant d’entreprendre l’exécution de son système, se compose de trois parties : la critique de l’entendement pur, celle du Jugement pur et celle de la raison pure, facultés qui sont appelées pures parce qu’elles sont législatives a priori.


IV

Du Jugement comme faculté législative a priori.


Le Jugement en général est la faculté de concevoir[3] le particulier comme contenu dans le général.

Si le général (la règle, le principe, la loi) est donné, le Jugement qui y subsume le particulier (même si, comme Jugement transcendental, il fournit a priori les conditions qui seules rendent cette subsomption possible) est déterminant. Mais si le particulier seul est donné et que le Jugement y doive trouver la général, il est simplement réfléchissant.

Le Jugement-déterminant, soumis aux lois générales et transcendentales de l’entendement, n’est que subsumant ; la loi lui est prescrite a priori, et ainsi il n’a pas besoin de penser par lui-même à une loi pour pouvoir subordonner au général le particulier qu’il trouve dans la nature. — Mais autant il y a de formes diverses de la nature, autant il y a de modifications des concepts généraux et transcendantaux de la nature, que laissent indéterminés les lois fournies a priori par l’entendement pur ; car ces lois ne concernent que la possibilité d’une nature (comme objet des sens) en général. Il doit donc y avoir aussi pour ces concepts des lois qui peuvent bien, en tant qu’empiriques, être contingentes au regard de notre entendement, mais qui, puisqu’elles s’appellent lois (comme l’exige le concept d’une nature), doivent être regardées comme nécessaires en vertu d’un principe, quoique inconnu pour nous, de l’unité du divers. — Le Jugement réfléchissant, qui est obligé de remonter du particulier qu’il trouve dans la nature au général, a donc besoin d’un principe qui ne peut être dérivé de l’expérience, puisqu’il doit servir de fondement à l’unité de tous les principes empiriques, se rangeant sous des principes également empiriques mais supérieurs, et par là à la possibilité de la coordination systématique de ces principes. Ce principe transcendental, il faut que le Jugement réfléchissant le trouve en lui-même, pour en faire sa loi ; il ne peut le tirer d’ailleurs (parce qu’il serait alors Jugement déterminant), ni le prescrire à la nature, parce que, si la réflexion sur les lois de la nature s’accommode à la nature, celle-ci ne se règle pas sur les conditions d’après lesquelles nous cherchons à nous en former un concept tout à fait contingent ou relatif à cette réflexion.

Ce principe ne peut être que celui-ci : comme les lois générales de la nature ont leur principe dans notre entendement qui les prescrit à la nature (mais au point de vue seulement du concept général de la nature en tant que telle), les lois particulières, empiriques relativement à ce que les premières laissent en elles d’indéterminé, doivent être considérées d’après une unité telle que l’aurait établie un entendement (mais autre que le nôtre), qui, en donnant ces lois, aurait eu égard à notre faculté de connaître, et voulu rendre possible un système d’expérience fondé sur des lois particulières de la nature. Ce n’est pas qu’on doive admettre, en effet, un tel entendement (car c’est le Jugement réfléchissant qui seul fait de cette idée un principe pour réfléchir et non pour déterminer), mais la faculté de juger se donne par là une loi pour elle-même et non pour la nature. Or, comme le concept d’un objet, en tant qu’il contient aussi le principe de la réalité de cet objet, s’appelle fin, et que la concordance d’un objet avec une disposition de choses qui n’est possible que suivant des fins, s’appelle finalité de la forme de ces choses, le principe du Jugement, relativement à la forme des choses de la nature soumises à des lois empiriques en général, est la finalité de la nature dans sa diversité ; ce qui veut dire qu’on se représente la nature par ce concept comme si un entendement contenait le principe de son unité dans la diversité de ses lois empiriques.

La finalité de la nature est donc un concept particulier a priori, qui a uniquement son origine dans le jugement réfléchissant ; car on ne peut pas attribuer aux productions de la nature quelque chose comme un rapport de la nature même a des fins, mais seulement se servir de ce concept pour réfléchir sur la nature relativement à la liaison des phénomènes qui s’y produisent suivant des lois empiriques. Ce concept est bien différent aussi de la finalité pratique (de celle de l’industrie humaine ou de la morale), quoiqu’on la conçoive par analogie avec cette dernière espèce de finalité.



V

Le principe de la finalité formelle de la nature est un principe transcendental du Jugement.


J’appelle transcendental le principe qui représente la condition générale a priori sous laquelle seules les choses peuvent devenir des objets de notre connaissance en général. J’appelle au contraire métaphysique le principe qui représente la condition a priori sous laquelle seule des objets, dont le concept doit être donné empiriquement, peuvent être déterminés davantage a priori. Ainsi le principe de la connaissance des corps comme substances et comme substances changeantes est transcendental, quand il signifie que leur changement doit avoir une cause ; mais il est métaphysique quand il signifie que leur changement doit avoir une cause extérieure : dans le premier cas, il suffit de concevoir le corps au moyen de prédicats ontologiques (ou de concepts purs de l’entendement), par exemple comme substance, pour connaître a priori la proposition ; mais, dans le second, il faut donner pour fondement à la proposition le concept empirique d’un corps (ou le concept du corps considéré comme une chose qui se meut dans l’espace) ; c’est à cette condition qu’on peut apercevoir tout à fait a priori que le dernier prédicat (le mouvement produit par une cause extérieure) convient au corps.—De même, comme je le montrerai bientôt, le principe de la finalité de la nature (dans la variété de ses lois empiriques) est un principe transcendental. Car le concept des objets, en tant qu’on les conçoit comme soumis à ce principe, n’est que le concept pur d’objets d’une connaissance d’expérience possible en général, et ne contient rien d’empirique. Le principe de la finalité pratique, au contraire, qui suppose l’idée de la détermination d’une volonté libre, est un principe métaphysique, parce que le concept d’une faculté de désirer, considérée comme volonté, doit être donné empiriquement (n’appartient pas aux prédicats transcendentaux). Ces deux principes ne sont pourtant pas empiriques ; ce sont des principes a priori, car le sujet qui y fonde ses jugements n’a besoin d’aucune expérience ultérieure pour lier le prédicat avec le concept empirique qu’il possède, mais il peut apercevoir cette liaison tout à fait a priori. Que le concept d’une finalité de la nature appartienne aux principes transcendentaux, c’est ce que montrent suffisamment les maximes du Jugement qui servent a priori de fondement de l’investigation de la nature, et qui, pourtant, ne concernent que la possibilité de l’expérience, et par conséquent de la connaissance de la nature, non pas simplement de la nature en général, mais de la nature déterminée par des lois particulières et diverses. — Ce sont comme des sentences de la sagesse métaphysique qui, à l’occasion de certaines règles dont on ne peut démontrer la nécessité par des concepts, se présentent assez souvent dans le cours de cette science, mais éparses ; en voici des exemples : la nature prend le plus court chemin (lex parcimoniæ) ; elle ne fait point de saut ni dans la série de ses changements, ni dans la coexistence de ses formes spécifiquement différentes (lex continui in natura) ; dans la grande variété de ses lois empiriques il y a une unité formée par un petit nombre de principes « (principia prœter necessitatem non sunt multiplicanda) ; et d’autres maximes du même genre.

Mais vouloir montrer l’origine de ces principes et l’entreprendre par la voie psychologique, c’est en méconnaître tout à fait le sens. En effet, ils n’expriment pas ce qui arrive, c’est-à-dire d’après quelle règle nos facultés de connaître remplissent réellement leur fonction et comment on juge, mais comment on doit juger. Or cette nécessité logique objective n’éclate point quand les principes sont simplement empiriques. La concordance de la nature avec nos facultés de connaître ou la finalité que fait ressortir leur usage est donc un principe transcendantal de jugements, et elle a besoin par conséquent d’une déduction transcendentale, qui recherche a priori dans les sources de la connaissance l’origine de ce principe.

Nous trouvons bien d’abord, dans les principes de la possibilité de l’expérience, quelque chose de nécessaire, à savoir les lois générales sans lesquelles la nature en général ( comme objet des sens) ne peut être conçue, et ces lois reposent sur les catégories appliquées aux conditions formelles de toute intuition possible, en tant qu’elle est donnée aussi a priori. Le Jugement soumis à ces lois est déterminant, car il ne fait autre chose que subsumer sous des lois données. Par exemple, l’entendement dit : tout changement a sa cause (c’est une loi générale de la nature) ; le Jugement transcendental n’a plus qu’à fournir la condition qui permet de subsumer sous le concept a priori de l’entendement, et cette condition, c’est la succession des déterminations d’une seule et même chose. Or cette loi est reconnue comme absolument nécessaire pour la nature en général ( comme objet d’expérience possible). — Mais les objets de la connaissance empirique, outre cette condition formelle du temps, sont encore déterminés, ou peuvent l’être, autant qu'on en peut juger a priori, de diverses manières : ainsi des natures spécifiquement distinctes, indépendamment de ce qu’elles ont de commun en tant qu’elles appartiennent à la nature en général, peuvent être causes selon une infinité de manières diverses, et chacune de ces manières (d’après le concept d’une cause en général) doit avoir une règle qui porte le caractère de loi, et par conséquent celui de nécessité, quoique la nature et les limites de nos facultés de connaître ne nous permettent pas d’apercevoir cette nécessité. Quand donc nous considérons la nature dans ses lois empiriques, nous y concevons comme possible une infinie variété de lois empiriques qui sont contingentes à nos yeux (ne peuvent être connues a priori), et ces lois, nous les rattachons à une unité que nous regardons aussi comme contingente, c’est-à-dire à l’unité possible de l’expérience (comme système de lois empiriques). Or, d’une part, il faut nécessairement supposer et admettre cette unité, et, d’autre part, il est impossible de trouver dans les connaissances empiriques un parfait enchaînement qui permette d’en former un tout d’expérience, car les lois générales de la nature nous montrent bien cet enchaînement, quand on considère les choses généralement, comme choses de la nature en général, mais non quand on les considère spécifiquement, comme êtres particuliers de la nature. Le Jugement doit donc admettre pour son propre usage, comme un principe a priori, que ce qui est contingent au regard de notre esprit dans les lois particulières (empiriques) de la nature contient une unité que nous ne pouvons pénétrer, il est vrai, mais que nous pouvons concevoir, et qui est le principe de l’union des éléments divers en une expérience possible en soi. Et, puisque cette unité que nous admettons pour un but nécessaire (en vertu d’un besoin) de l’entendement, mais en même temps comme contingente en soi, est représentée comme une finalité des objets (de la nature), le Jugement qui, relativement aux choses soumises à des lois empiriques possibles (encore à découvrir), est simplement réfléchissant, doit concevoir la nature, relativement à ces choses, d’après un principe de finalité pour notre faculté de connaître, lequel est exprimé dans les précédentes maximes du Jugement. Ce concept transcendental d’une finalité de la nature n’est ni un concept de la nature, ni un concept de la liberté ; car il n’attribue rien à l’objet (à la nature), il ne fait que représenter la seule manière dont nous devons procéder dans notre réflexion sur les objets de la nature, pour arriver à une expérience parfaitement liée dans toutes ses parties ; c’est par conséquent un principe subjectif (une maxime) du Jugement. Aussi, comme par un hasard heureux et favorable à notre but, quand nous rencontrons parmi des lois purement empiriques une pareille unité systématique, nous ressentons de la joie (délivrés que nous sommes d’un besoin), quoique nous devions nécessairement admettre l’existençe d’une telle unité sans pouvoir l’apercevoir et la démontrer.

Si on veut se convaincre de l’exactitude de cette déduction du concept dont il s’agit ici, et de la nécessité d’admettre ce concept comme un principe transcendental de connaissance, qu’on songe à la grandeur de ce problème qui est a priori dans notre entendement : avec les perceptions données par une nature qui contient une variété infinie de lois empiriques faire un système cohérent. L’entendement, il est vrai, possède a priori des lois générales de la nature sans lesquelles il ne pourrait y avoir un seul objet d’expérience, mais il a besoin en outre d’une certaine ordonnance de la nature dans ces règles particulières qui ne lui sont connues qu’empiriquement et qui, relativement à lui, sont contingentes. Ces règles, sans lesquelles il ne pourrait passer de l’analogie universelle contenue dans une expérience possible en général à l’analogie particulière, mais dont il ne connaît pas et ne peut pas connaître la nécessité, il faut qu’il les conçoive comme des lois (c’est-à-dire comme nécessaires) ; car, sinon, elles ne constitueraient point une ordonnance de la nature. Ainsi, quoique relativement à ces règles (aux objets), il ne puisse rien déterminer a priori, il doit néanmoins, dans le but de découvrir les lois qu’on appelle empiriques, prendre pour fondement de toute réflexion sur la nature un principe a priori, d’après lequel nous concevons qu’il peut y avoir une ordonnance de la nature, et qu’on peut la reconnaître dans ces lois, un principe comme celui qu’expriment les propositions suivantes : Il y a dans la nature une disposition de genres et d’espèces que nous pouvons saisir ; ces genres se rapprochent toujours davantage d’un principe commun, en sorte qu’en passant de l’un à l’autre, on s’élève à un genre plus élevé ; s’il paraît d’abord inévitable à notre entendement d’admettre pour les effets de la nature spécifiquement différents autant d’espèces différentes de causalité, ces espèces peuvent néanmoins se ranger sous un petit nombre de principes que nous avons à rechercher, etc. Le Jugement suppose a priori cette concordance de la nature avec notre faculté de connaître, afin de pouvoir réfléchir sur la nature considérée dans ses lois empiriques, mais l’entendement la regarde comme objectivement contingente, et le Jugement ne l’attribue à la nature que comme une finalité transcendentale (relative à la faculté de connaître), et parce que, sans cette supposition, nous ne concevrions aucune ordonnance de la nature dans ses lois empiriques, et que nous n’aurions point par conséquent de fil pour nous guider dans la connaissance et dans la recherche de ces lois si variées.

En effet, on conçoit aisément que, malgré toute l’uniformité des choses de la nature considérées d’après les lois générales sans lesquelles la forme d’une connaissance empirique en général serait impossible, la différence spécifique des lois empiriques de la nature et de leurs effets pourrait être si grande, qu’il serait impossible à notre entendement d’y découvrir une ordonnance saisissable, de diviser ses productions en genres et en espèces, de manière à appliquer les principes de l’explication et de l’intelligence de l’une à l’explication et à l’intelligence de l’autre, et à faire d’une matière si compliquée pour nous (car elle est infiniment variée et n’est pas appropriée à la capacité de notre esprit) une expérience cohérente.

Le Jugement contient donc aussi un principe a priori de la possibilité de la nature, mais seulement à un point de vue subjectif, par lequel il prescrit, non pas à la nature (comme autonomie), mais à lui-même (comme héautonomie) une loi pour réfléchir sur la nature, qu’on pourrait appeler loi de la spécification de la nature considérée dans ses lois empiriques. Il ne trouve pas a priori cette loi dans la nature, mais il l’admet afin de rendre saisissable à notre entendement une ordonnance suivie par la nature dans l’application qu’elle fait de ses lois générales, lorsqu’elle veut subordonner à ces lois la variété des lois particulières. Ainsi, quand on dit que la nature spécifie ses lois générales d’après le principe d’une finalité relative à notre faculté de connaître, c’est-à-dire pour s’approprier à la fonction nécessaire de l’entendement humain, qui est de trouver le général auquel doit être ramené le particulier fourni par la perception, et le lien qui rattache le divers (qui est le général pour chaque espèce) à l’unité du principe ; on ne prescrit point par ce principe une loi à la nature, et l’observation ne nous en apprend rien (quoiqu’elle puisse le confirmer). Car ce n’est pas un principe du Jugement déterminant, mais du Jugement réfléchissant ; on n’a d’autre but que de pouvoir, quelle que soit la disposition de la nature dans ses lois générales, rechercher ses lois empiriques au moyen de ce principe et des maximes qui s’y fondent, comme d’une condition sans laquelle nous ne pouvons faire usage de notre entendement pour étendre notre expérience et acquérir de la connaissance.


VI

De l’union du sentiment de plaisir avec le Concept de la finalité de la nature.


La concordance de la nature, considérée dans la variété de ses lois particulières, avec le besoin que nous avons de lui trouver des principes universels doit être jugée comme contingente au regard de notre esprit, mais en même temps comme inévitable à cause du besoin de notre entendement, par conséquent comme une finalité par laquelle la nature s’accorde avec nos propres vues, mais en tant seulement qu’il s’agit de la connaissance. — Les lois générales de l’entendement, qui sont en même temps des lois de la nature, sont tout aussi nécessaires (quoique dérivées de la spontanéité) que les lois du mouvement de la matière, et il n’y a pas besoin, pour expliquer leur origine, de supposer quelque but de nos facultés de connaître, car nous n’obtenons primitivement par ces lois qu’un concept de ce qu’est la connaissance des choses (de la nature), et elles s’appliquent nécessairement à la nature des objets de notre connaissance en général. Mais que l’ordonnance de la nature dans ses lois particulières, dans cette variété et cette hétérogénéité, du moins possibles, qui dépassent notre faculté de conception, soit réellement appropriée à cette faculté, c’est, autant que nous pouvons l’apercevoir, ce qui est contingent, et la découverte de cette ordonnance est une œuvre de l’entendement poursuivant un but auquel il aspire nécessairement, c’est-à-dire l’unité des principes, et que le Jugement doit attribuer à la nature, parce que l’entendement ne peut ici lui prescrire de loi.

L’acte par lequel l’esprit atteint ce but est accompagné d’un sentiment de plaisir, et, si la condition de cet acte est une représentation a priori, un principe, comme ici, pour le Jugement réfléchissant en général, le sentiment du plaisir est aussi déterminé par une raison a priori qui lui donne une valeur universelle, mais qui ne concerne que le rapport de l’objet à la faculté de connaître, sans que le concept de la finalité s’adresse le moins du monde à la faculté de désirer, ce qui le distingue entièrement de toute la finalité pratique de la nature.

En effet, la concordance des perceptions avec les lois fondées sur des concepts généraux de la nature ( les catégories) ne produit et ne peut produire en nous le moindre effet sur le sentiment du plaisir, puisque l’entendement agit ici nécessairement, suivant sa nature et sans dessein ; au contraire, la découverte de l’union de deux ou de plusieurs lois empiriques hétérogènes en un seul principe est la source d’un plaisir très-remarquable, souvent même d’une admiration qui ne cesse pas alors que l’objet en est déjà suffisamment connu. Nous ne trouvons plus, il est vrai, un plaisir remarquable à saisir cette unité de la nature dans sa division en genres et en espèces qui seul rend possibles les concepts empiriques au moyen desquels nous la connaissons dans ses lois particulières ; mais ce plaisir a eu certainement son temps, et c’est même parce que l’expérience la plus ordinaire ne serait pas possible sans lui, qu’il s’est insensiblement confondu avec la simple connaissance, et n’a plus été particulièrement remarqué. — Il y a donc quelque chose qui, dans nos jugements sur la nature, nous rend attentifs à sa concordance avec notre entendement ; c’est le soin que nous prenons de ramener, autant que possible, des lois hétérogènes à des lois plus élevées, quoique toujours empiriques, afin d’éprouver, si nous y réussissons, le plaisir que nous donne cette concordance de la nature avec notre faculté de connaître que nous regardons comme simplement contingente. Nous trouverions au contraire un grand déplaisir dans une représentation de la nature où nous serions menacés de voir nos moindres investigations au delà de l’expérience la plus vulgaire arrêtées par une hétérogénéité de lois qui ne permettrait pas à notre entendement de ramener les lois particulières à des lois empiriques générales, car cela répugne au principe delà spécification subjectivement finale de la nature et au Jugement qui réfléchit sur cette spécification.

Cependant cette supposition du Jugement détermine si peu jusqu’à quel point cette finalité idéale de la nature pour notre faculté de connaître doit être étendue, que si on nous dit qu’une plus profonde ou plus ample connaissance expérimentale de la nature doit rencontrer à la fin une variété de lois que nul entendement humain ne peut ramener à un principe, nous ne laissons pas d’être satisfaits, quoique nous aimions mieux espérer que, plus nous pénétrerons dans l’intérieur de la nature, et mieux nous connaîtrons les parties extérieures qui nous sont jusqu’à présent inconnues, plus aussi nous la trouverons simple dans ses principes et uniforme dans l’apparente hétérogénéité de ses lois empiriques. En effet notre Jugement nous fait une loi de poursuivre aussi loin que possible le principe de l’appropriation de la nature à notre faculté de connaître, sans décider (parce que ce n’est pas le Jugement déterminant qui nous donne cette règle) s’il a ou n’a pas de limites, puisque, s’il est possible de déterminer des bornes relativement à l’usage rationnel de nos facultés de connaître, cela est impossible dans le champ de l’expérience.


VII

De la représentation esthétique de la finalité de la nature.


Ce qui, dans la représentation d’un objet, est purement subjectif, c’est-à-dire ce qui constitue le rapport de cette représentation au sujet, et non à l’objet, est sa qualité esthétique ; mais ce qui, en elle, sert ou peut servir à la détermination de l’objet (à la connaissance) fait sa valeur logique. La connaissance d’un objet des sens peut être considérée sous ces deux points de vue. Dans la représentation sensible des choses extérieures la qualité de l’espace, où elles m’apparaissent, est l’élément purement subjectif de la représentation que j’ai de ces choses (il ne détermine pas ce qu’elles peuvent être comme objets en soi) : aussi l’objet est-il simplement conçu comme un phénomène ; mais l’espace, malgré sa qualité purement subjective, n’en est pas moins un élément de la connaissance des choses comme phénomènes. De même que l’espace est simplement la forme a priori de la possibilité de nos représentations des choses extérieures, la sensation (ici la sensation extérieure) exprime l’élément purement subjectif de ces représentations, mais particulièrement l’élément matériel (le réel, ce par quoi quelque chose d’existant est donné), et elle sert aussi à la connaissance des objets extérieurs.

Mais l’élément subjectif qui, dans une représentation, ne peut être un élément de connaissance, est le plaisir ou la peine mêlée à cette représentation ; car le plaisir ne me fait rien connaître de l’objet de la représentation, quoiqu’il puisse bien être l’effet de quelque connaissance. Or la finalité d’un objet, en tant qu’elle est représentée dans la perception, n’est pas une qualité de l’objet même (car une telle qualité ne peut être perçue), quoiqu’on puisse la déduire d’une connaissance des objets. Par conséquent, la finalité qui précède la connaissance d’un objet, et qui, même alors qu’on ne veut pas se servir de la représentation de cet objet en vue d’une connaissance, est immédiatement liée à cette représentation, c’est là un élément subjectif qui ne peut être un élément de connaissance. Nous ne parlons alors de la finalité de l’objet que parce que la représentation de cet objet est immédiatement liée au sentiment du plaisir, et cette représentation même est une représentation esthétique de la finalité. — Reste à savoir seulement s’il y a en général une telle représentation de la finalité.

Lorsque le plaisir est lié à la simple appréhension (apprehensio) de la forme d’un objet de l’intuition, sans que cette appréhension soit rapportée à un concept et serve à une connaissance déterminée, la représentation n’est pas alors rapportée à l’objet, mais seulement au sujet ; et le plaisir ne peut exprimer autre chose que la concordance de l’objet avec les facultés de connaître qui sont en jeu dans le Jugement réfléchissant, et en tant qu’elles y sont en jeu, et par conséquent une finalité formelle et subjective de l’objet. En effet, cette appréhension des formes qu’opère l’imagination ne peut avoir lieu sans que le Jugement réfléchissant les compare au moins, même sans but, avec le pouvoir qu’il a de rapporter les intuitions à des concepts. Or si, dans cette comparaison, l’imagination (en tant que faculté des intuitions a priori), par l’effet naturel d’une représentation donnée, se trouve d’accord avec l’entendement, ou la faculté des concepts, et qu’il en résulte un sentiment de plaisir, l’objet doit être jugé alors comme approprié au Jugement réfléchissant. Juger ainsi, c’est porter un jugement esthétique sur la finalité de l’objet, un jugement qui n’est point fondé sur un concept actuel de l’objet et n’en fournit aucun. Et quand nous jugeons de la sorte que le plaisir lié à la représentation d’un objet a sa source dans la forme de cet objet (et non dans l’élément matériel de sa représentation considérée comme sensation), telle que nous la trouvons dans la réflexion que nous faisons sur elle (sans avoir pour but d’obtenir un concept de l’objet même), nous jugeons aussi que ce plaisir est nécessairement lié à la représentation de l’objet, par conséquent qu’il est nécessaire, non-seulement pour le sujet qui saisit cette forme, mais pour tous ceux qui jugent. L’objet s’appelle alors beau, et la faculté de juger, au moyen d’un plaisir de cette espèce (et en même temps d’une manière universellement valable) s’appelle goût. En effet, comme le principe du plaisir est placé simplement dans la forme de l’objet, telle qu’elle se présente à la réflexion en général, et non dans une sensation de l’objet, et n’a point rapport à quelque concept contenant un but, ce qui s’accorde avec la représentation de l’objet dans la réflexion, dont les conditions ont une valeur universelle a priori, c’est seulement le caractère de légalité de l’usage empirique que le sujet fait du Jugement en général (ou l’harmonie de l’imagination et de l’entendement) ; et, comme cette concordance de l’objet avec les facultés du sujet est contingente, il en résulte une représentation d’une finalité de l’objet pour les facultés de connaître du sujet.

Or le plaisir dont il s’agit ici, comme tout plaisir ou toute peine qui n’est pas produite par le concept de la liberté (c’est-à-dire par la détermination préalable de cette faculté de désirer qui a son principe dans la raison pure), ne peut jamais être considéré d’après des concepts comme nécessairement lié à la représentation d’un objet ; seulement la réflexion doit toujours le montrer lié à cette représentation. Par conséquent, comme tous les jugements empiriques, il ne peut s’attribuer une nécessité objective, et prétendre à une valeur a prioriMais le jugement de goût a aussi la prétention, comme tout autre jugement empirique, d’avoir une valeur universelle, et, malgré la contingence interne de ce jugement, cette prétention est légitime. Ce qu’il y a ici de singulier et d’étrange vient uniquement de ce que ce n’est pas un concept empirique, mais un sentiment de plaisir qui, comme s’il s’agissait d’un prédicat lié à la représentation de l’objet, doit être attribué à chacun par le jugement de goût et lié à la représentation de l’objet.

Un jugement individuel d’expérience, le jugement, par exemple, de celui qui, dans du cristal de roche, perçoit une goutte d’eau mobile, peut justement réclamer l’assentiment de chacun, puisque ce jugement, fondé sur les conditions générales du Jugement déterminant, tombe sous les lois qui rendent l’expérience possible en général. De même celui qui, dans la pure réflexion qu’il fait sur la forme d’un objet, sans avoir en vue aucun concept, éprouve du plaisir, celui-là, tout en portant un jugement, empirique et individuel, a le droit de prétendre à l’assentiment de chacun ; car le principe de ce plaisir se trouve dans la condition universelle, quoique subjective, des jugements réfléchissants, à savoir dans la concordance, exigée pour toute connaissance empirique, d’un objet (d’une production de la nature ou de l’art) avec le rapport des facultés de connaître entre elles (l’imagination et l’entendement). Ainsi, le plaisir dans le jugement de goût dépend, il est vrai, d’une représentation empirique, et ne peut être lié a priori à aucun concept (on ne peut déterminer a priori quel objet est ou n’est pas conforme au goût, il faut en faire l’expérience) ; mais il est le principe de ce jugement, par cette raison seule qu’il a conscience de reposer uniquement sur la réflexion et sur les conditions générales, quoique subjectives, qui déterminent l’accord de la réflexion avec la connaissance des objets en général, et auxquelles est appropriée la forme de l’objet.

C’est parce que les jugements de goût supposent un principe a priori, qu’ils sont soumis aussi à la critique, quoique ce principe ne soit ni un principe de connaissance pour l’entendement, ni un principe pratique pour la volonté, et par conséquent ne soit pas déterminant a priori.

Mais la capacité que nous avons de trouver dans notre réflexion sur les formes des choses (de la nature aussi bien que de l’art) un plaisir particulier n’exprime pas seulement une finalité des objets pour le Jugement réfléchissant, au point de vue du concept de la nature, mais aussi au point de vue du concept de la liberté du sujet, dans son rapport avec les objets considérés dans leur forme ou même dans la privation de toute forme ; il suit de là que le jugement esthétique n’a pas seulement rapport au beau comme jugement de goût, mais aussi au sublime en tant qu’il dérive d’un sentiment de l’esprit, et qu’ainsi cette critique du Jugement esthétique doit être partagée en deux grandes parties correspondant à ces deux divisions.




VIII

De la représentation logique de la finalité de la nature.


La finalité d’un objet donné dans l’expérience peut être représentée, ou bien, à un point de vue tout subjectif, comme la concordance que montre sa forme, dans une appréhension (apprehensio) antérieure à tout concept, avec les facultés de connaître, et qui a pour effet l’union de l’intuition et des concepts pour une connaissance en général ; ou bien, à un point de vue objectif, comme la concordance de la forme avec la possibilité de la chose même, suivant un concept de cette chose qui contient antérieurement le principe de sa forme. Nous avons vu que la représentation de la première espèce de finalité repose sur le plaisir immédiatement lié à la forme de l’objet dans une simple réflexion sur cette forme ; et que celle, au contraire, de la seconde espèce de finalité, où il ne s’agit pas du rapport de la forme de l’objet aux facultés de connaître du sujet dans l’appréhension de cet objet, mais de son rapport à une connaissance déterminée ou à un concept antérieur, n’a rien à démêler avec le sentiment du plaisir attaché aux objets, mais avec l’entendement et sa manière de juger des choses. Quand le concept d’un objet est donné, la fonction du Jugement est d’en former une connaissance d’exhibition (exhibitio), c’est-à —dire de placer à côté du concept une intuition correspondante, que cela ait lieu par l’effet de notre propre imagination, comme il arrive dans l’art, lorsque nous réalisons un concept que nous avons formé préalablement et que nous nous proposons pour fin, ou que la nature soit elle-même en jeu, comme il arrive dans la technique de la nature (dans les corps organisés), lorsque nous lui appliquons notre concept de fin pour juger ses productions : dans ce dernier cas, ce n’est pas seulement la finalité de la nature dans la forme de la chose, mais la production même qui est représentée comme fin de la nature. — Quoique notre concept d’une finalité subjective de la nature dans les formes qu’elle prend suivant des lois empiriques, ne soifc pas un concept d’objet, mais un principe employé par le Jugement pour se former des concepts au milieu de cette immense variété de la nature (et pouvoir s’y orienter), nous attribuons par là cependant à la nature une relation avec notre faculté de connaître, analogue à celle de fin ; c’est ainsi que nous pouvons considérer la beauté de la nature comme une exhibition du concept d’une finalité formelle (purement subjective), et les fins de la nature comme des exhibitions du concept d’une finalité réelle (objective) : nous jugeons la première par le goût (esthétiquement, au moyen du sentiment du plaisir), la seconde, par l’entendement et la raison (logiquement, suivant des concepts).

Là est le fondement de la division de la critique du Jugement en critique du Jugement esthétique et critique du Jugement téléologique : il s’agit, d’un côté, de la faculté de juger la finalité formelle (appelée aussi subjective) par le sentiment du plaisir ou de la peine ; de l’autre, de celle de juger la finalité réelle (objective) de la nature par l’entendement et la raison.

La partie de la critique du Jugement, qui contient le Jugement esthétique, en est une partie essentielle ; car elle seule renferme un principe sur lequel le Jugement fonde tout à fait a priori sa réflexion sur la nature ; à savoir le principe d’une finalité formelle de la nature, dans ses lois particulières (empiriques), pour notre faculté de connaître, d’une finalité sans laquelle l’entendement ne pourrait se retrouver. Là, au contraire, où aucun principe ne peut être donné a priori, où il n’est pas même possible de tirer un tel principe du concept d’une nature considérée comme objet de l’expérience en général aussi bien qu’en particulier, il est clair qu’il doit y avoir des fins objectives de la nature, c’est-à-dire des choses qui ne sont possibles que comme fins de la nature, et que, relativement à ces choses, le Jugement, sans contenir pour cela un principe a priori, doit seulement fournir la règle qui, dans les cas donnés (de certaines productions), permette d’employer au profit de la raison le concept de fin, lorsque le principe transcendental du Jugement esthétique a déjà préparé l’entendement à appliquer ce concept à la nature ( au moins quant à la forme).

Mais le principe transcendental, en vertu duquel nous nous représentons une finalité de la nature dans la forme d’une chose comme une règle pour juger cette forme, et par conséquent à un point de vue subjectif et relatif à notre faculté de connaître, ce principe ne détermine nullement où et dans quels cas nous avons à juger une production d’après la loi de la finalité, et non pas seulement d’après les lois générales de la nature, et il laisse au Jugement esthétique le soin de décider par le goût de la concordance de la chose (ou de sa forme) avec nos facultés de connaître (cette décision ne reposant point sur des concepts, mais sur le sentiment). Le Jugement téléologique, au contraire, détermine les conditions qui nous permettent de juger quelque chose (par exemple un corps organisé) d’après l’idée d’une fin de la nature ; mais il ne peut tirer du concept de la nature, considérée comme objet d’expérience, un principe qui nous donne le droit d’attribuer a priori à la nature un rapport à des fins, ou même seulement de le recueillir d’une manière indéterminée de l’expérience réelle que nous avons de ces sortes de choses : la raison en est qu’il faut faire et considérer dans l’unité de leur principe beaucoup d’expériences particulières pour pouvoir reconnaître empiriquement une finalité objective en un certain objet. — Le Jugement esthétique est donc un pouvoir particulier de juger les choses d’après une règle, mais non d’après des concepts. Le Jugement téléologique n’est pas un pouvoir particulier, mais le Jugement réfléchissant en général, en tant qu’il procède non-seulement, comme il arrive partout dans la connaissance théorique, d’après des concepts, mais, relativement à certains objets de la nature, d’après des principes particuliers, à savoir ceux d’un Jugement qui se borne à réfléchir sur les objets, mais n’en détermine aucun. Par conséquent, considéré dans son application, ce Jugement se rattache à la partie théorique de la philosophie, et à cause des principes particuliers qu’il suppose et qui ne sont pas, comme il convient dans une doctrine, déterminants, il constitue une partie spéciale de la critique, tandis que le Jugement esthétique, n’apportant rien à la connaissance de ses objets, ne doit entrer dans la critique du sujet jugeant et de ses facultés de connaître, ou dans la propédeutique de toute la philosophie, qu’en tant que ces facultés sont capables de principes a priori, quel que puisse être d’ailleurs leur usage (qu’il soit théorique ou pratique).


IX

Du lien formé par le Jugement entre la législation de l’entendement et celle de la raison.


L’entendement est législatif a priori pour la nature considérée comme objet des sens, dont il sert à former une connaissance théorique dans une expérience possible. La raison est législative a priori pour la liberté et pour sa propre causalité, considérée comme l’élément supra-sensible du sujet, et elle fournit une connaissance pratique inconditionnelle. Le domaine du concept de la nature, soumis à la première de ces deux législations, et celui du concept de la liberté, soumis à la seconde, sont entièrement mis à l’abri de toute influence réciproque (que chacun pourrait exercer suivant ses lois fondamentales) par l’abîme qui sépare des phénomènes le supra-sensible. Le concept de la liberté ne détermine rien relativement à la connaissance théorique de la nature ; de même, le concept de la nature ne détermine rien relativement aux lois pratiques de la liberté, et il est par conséquent impossible de jeter un pont entre l’un et l’autre domaine. — Mais si les principes qui déterminent la causalité d’après le concept de la liberté (et d’après la règle pratique qu’il contient) ne résident pas dans la nature, et que le sensible ne puisse déterminer le supra-sensible dans le sujet, le contraire cependant est possible ( non pas relativement à la connaissance de la nature, mais relativement aux conséquences que celui-ci peut avoir sur celui-là). C’est ce que suppose déjà le concept d’une causalité de la liberté dont l’effet doit avoir lieu dans le monde, conformément aux lois formelles de la liberté. Le mot cause d’ailleurs, appliqué au supra-sensible, exprime simplement la raison qui détermine la causalité des choses de la nature à produire un effet conforme à ses propres lois particulières mais d’accord en même temps avec le principe formel des lois de la raison, c’est-à-dire avec un principe dont la possibilité ne peut être, il est vrai, aperçue, mais suffisamment justifiée contre le reproche d’une prétendue contradiction (1)[4]. — L’effet qui a lieu d’après le concept de la liberté est le but final, qui doit exister (ou dont le phénomène doit exister dans le monde sensible) et qui par conséquent doit être regardé comme possible dans la nature (du sujet en tant qu’être sensible, c’est-à-dire en tant qu’homme). Le Jugement, qui suppose une semblable possibilité a priori et sans égard à la pratique, fournit le concept intermédiaire entre les concepts de la nature et celui de la liberté, le concept de la finalité de la nature, et par là il rend possible le passage de la raison pure théorique à la raison pure pratique, des lois de la première au but final de la seconde ; car par là il nous fait connaître la possibilité du but final qui ne peut être réalisé que dans la nature et conformément à ses lois.

Par la possibilité de ses lois a priori pour la nature, l’entendement nous prouve que celle-ci ne nous est connue que comme phénomène, et par là aussi il nous indique l’existence d’un ' substratum supra-sensible de la nature, mais il le laisse entièrement indéterminé. Par le principe a priori qui nous sert à juger la nature dans ses lois particulières possibles, le Jugement donne à ce substratum supra-sensible (considéré en nous ou hors de nous) la possibilité d’être déterminé par notre faculté intellectuelle. La raison, par la loi pratique a priori 9 lui donne la détermination, et le Jugement rend possible le passage du domaine du concept de la nature à celui du concept de la liberté.

Si nous considérons les facultés de l’âme en général comme facultés supérieures, c’est-à-dire comme contenant une autonomie, l’entendement est pour la faculté de connaître (la connaissance théorique de la nature) la source des principes constitutifs a priori ; pour le sentiment du plaisir ou de la peine, c’est le Jugement qui les fournit, indépendamment des concepts et des sensations qui peuvent se rapporter à la détermination de la faculté de désirer, et être par là immédiatement pratiques ; pour la faculté de désirer, c’est la raison, laquelle est pratique sans le concours d’aucun plaisir et fournit à cette faculté, considérée comme faculté supérieure, un but final, qui entraîne avec lui une satisfaction pure et intellectuelle. Le concept que le Jugement se forme d’une finalité de la nature appartient aussi aux concepts de la nature, mais seulement comme principe régulateur de la faculté de connaître, quoique le jugement esthétique que nous portons sur certains objets (de la nature ou de l’art), et qui occasionne ce concept, soit un principe constitutif relativement au sentiment du plaisir ou de la peine. La spontanéité dans le jeu des facultés de connaître, qui produisent ce plaisir par leur accord, fait que ce concept peut servir de lien entre le domaine du concept de la nature et le concept de la liberté considérée dans ses effets, car elle prépare l’esprit à recevoir le sentiment moral.

— Le tableau suivant permettra d’embrasser plus aisément dans son unité systématique l’ensemble de toutes les facultés supérieures (1)[5].

FACULTÉS DE L’ESPRIT. FACULTÉS DE CONNAITRE. PRINCIPES A PRIORI. APPLICATION.
Faculté de connaître. Entendement. Conformité à des lois. Nature.
Sentiment de plaisir ou de peine. Jugement. Conformité à des lois (finalité). Art.
Faculté de désirer. Raison. But final. Liberté.





Notes de Kant modifier

  1. Notre mot Jugement signifie à fois la faculté de juger et l’acte par lequel nous jugeons, tandis que la langue allemande a les deux mots Urtheilskraft et Urtheil. Pour remédier à cette confusion, j’écrirai Jugement ou jugement suivant que j’emploierai ce mot dans le premier ou dans le second de ces deux sens. J. B.
  2. Quand on a quelque raison de supposer que les concepts employés comme principes empiriques ont de l’affinité avec la faculté de connaître pure a priori, il est utile, à cause de cette relation même, de leur chercher une définition transcendentale, c’est-à-dire de les définir par des catégories pures, en tant qu’elles donnent seules, d’une manière suffisante, la différence du concept dont il s’agit d’avec d’autres. On suit en cela l’exemple du mathématicien qui laisse indéterminées les données empiriques de son problème, et qui ne soumet aux concepts de l’arithmétique pure que le rapport de ces données dans une synthese pure, généralisant par là la solution du problème. On m’a reproché d’avoir employé une méthode semblable (Voyez la préface de la critique de la raison pratique), et d’avoir défini la faculté de désirer, la faculté d’être, par ses représentations, cause de la réalité des objets de ces représentations ; car, dit-on, de simples souhaits sont aussi des désirs, et chacun pourtant reconnaît qu’ils ne suffisent pas pour que leur objet soit réalisé, Mais cela ne prouve rien autre chose, sinon qu’il y a dans l’homme des désirs dans lesquels il se trouve en contradiction avec lui-méme, puisqu’il tend, par sa représentation seule, à la réalisation de l’objet, quoiqu’il ne puisse y parvenir, ayant conscience que ses forces, mécaniques (pour appeler ainsi celles qui ne sont pas psyphologiques), qui devraient être déterminées par cette représentation à réaliser l’objet (par conséquent médiatement), ou ne sont pas suffisantes, ou même rencontrent quelque chose d’impossible, comme, par exemple, de changer le passé (0 mihi præteritos… etc.), ou d’anéantir, dans l’impatience de l’attente, l’intervalle qui nous sépare du moment désiré. ― Quoique, dans ces désirs fantastiques, nous ayons conscience de l’insuffisance (ou même de l’impuissance) de nos représentations à devenir causes de leur objet, cependant le rapport de ces représentations à la qualité de causes, par conséquent la représentation de leur causalité est contenue dans tout souhait, et elle apparaît surtout quand le souhait est une affection, c’est-à-dire un véritable désir (1) (1 Sehnsucht, proprement désir ardent. J. B.). En effet, ces sortes de mouvements, en dilatant et en amollissant le cœur, et par là en épuisant les forces, montrent que ces forces sont incessamment tendues par des représentations, mais qu’elles finissent toujours par laisser tomber dans l’inaction l’esprit convaincu de l’impossibilité de la chose désirée. Les prières mêmes, adressées au ciel pour écarter des malheurs affreux, et qu’on regarde comme inévitables, et certains moyens qu’emploie la superstition pour arriver à des fins naturellement impossibles, démontrent la relation causale des représentations à leurs objets, puisque cette causalité ne peut pas même être arrêtée par la conscience de son impuissance à produire l’effet. — Mais pourquoi cette tendance à former des désirs que la conscience déclare vains, a-t-elle été mise dans notre nature ? C’est une question qui rentre dans la téléologie anthropologique. Il semble que si nous ne devions nous déterminer à employer nos forces qu’après nous être assurés de leur aptitude à produire un objet, elles resteraient en grande partie sans emploi ; car nous n’apprenons ordinairement à les connaître qu’en les essayant. Cette illusion, qui produit les souhaits inutiles, n’est donc qu’une conséquence de la bienveillante ordonnance qui préside à notre nature (2) (2 Rosenkranz ne donne pas cette note. J. B.).
  3. J’ai traduit en général denken qui signifie proprement penser par concevoir, parce que ce mot est d’un usage plus commode. S’il traduit moins exactement le mot allemand, il peut fort bien être employé comme synonyme de penser, pris dans le sens de Kant, et il a même l’avantage de se rapprocher du mot concept (Begriff), qui signifie précisément soit la condition, soit le résultat de la pensée, telle que Kant l’explique. J.B.
  4. (1) Une de ces contradictions qu’on prétend trouver dans toute cette distinction de la causalité naturelle et de la causalité de la liberté, est celle qu’on m’objecte en me disant que parler des obstacles que la nature oppose à la causalité fondée sur les lois de la liberté (les lois morales) ou du concours qu’elle lui prèle, c’est accorder à la première une influence sur la seconde. Mais, si on veut bien comprendre ce qui a été dit, l’objection tombera aisément. L’obstacle ou le concours n’est pas entre la nature et la liberté, mais entre la première considérée comme phénomène et les effets de la seconde considérés comme phénomènes dans le monde sensible ; et même la causalité de la liberté (la raison pure pratique) est la causalité d’une cause naturelle soumise à la liberté (la causalité du sujet en tant qu’homme, par conséquent en tant que phénomène), c’est-a-dire d’une cause dont la détermination a son principe dans l’intelligible, lequel est conçu sous le concept de la liberté, d’une manière d’ailleurs inexplicable (comme nous concevons ce qui constitue le substratum supra-sensible de la nature).
  5. (1) On a trouvé singulier que mes divisions dans la philosophie pure fussent toujours en trois parties. Mais cela a son fondement dans la nature des choses. Si une division doit être établie a priori, ou elle est analytique, fondée sur le principe de contradiction, et alors elle est toujours à deux parties (quod libet ens est aut A aut non A) ou elle est synthétique, et si, dans ce cas, elle doit être tirée de concepts a priori (et non, comme en mathématiques, de l’intuition correspondant a priori au concept), alors, selon ce qu’exige l’unité synthétique en général, savoir 1° la condition, 2° le conditionnel, 3° le concept de l’union du conditionnel avec la condition, la division doit être nécessairement une trichotomie.


Notes du traducteur modifier