Critique du jugement (trad. Barni)/Tome I/S2

Traduction par Jules Barni.
Librairie philosophique de Ladrange (p. 307-343).


DEUXIÈME SECTION


DE LA CRITIQUE DU JUGEMENT ESTHÉTIQUE.


Séparateur



Dialectique du Jugement esthétique.


§. LIV.


Pour qu’une faculté de juger puisse être dialectiquement considérée, il faut d’abord qu’elle soit raisonnante, c’est-à-dire que ses jugements prétendent a priori à l’universalité[1], car c’est dans l’opposition de ces jugements entre eux que consiste la dialectique. C’est pourquoi l’opposition qui se manifeste entre des jugements esthétiques sensibles (sur l’agréable et le désagréable) n’est pas dialectique. D’un autre côté, l’opposition des jugements de goût entre eux, en tant que chacun de nous se borne à invoquer son propre goût, ne constitue pas une dialectique du goût ; car personne ne songe à faire de son jugement une règle universelle. Il ne reste donc d’autre concept possible d’une dialectique du goût que celui d’une dialectique de la critique du goût (non pas du goût lui-même) considérée dans ses principes : là en effet s’engage entre nos concepts une lutte naturelle et inévitable sur le principe de la possibilité des jugements de goût en général. La critique transcendentale du goût ne doit donc renfermer une partie qui porte le nom de dialectique du Jugement esthétique, que s’il y a entre les principes de cette faculté une antinomie qui rende douteuse sa légitimité, et par conséquent sa possibilité interne.


§. LV.


Exposition de l’antimonie du goût.


Le premier lieu commun du goût est contenu dans cette proposition, derrière laquelle quiconque n’a pas de goût croit se mettre à l’abri de tout reproche : chacun a son goût. Ce qui signifie que le motif de cette espèce de jugements est purement subjectif (que c’est une jouissance ou une douleur), et qu’ici le jugement n’a pas le droit d’exiger l’assentiment d’autrui.

Le second lieu commun du goût, celui qu’invoquent ceux même qui attribuent au goût le droit de porter des jugements universels, est celui-ci : on ne peut pas disputer du goût. Ce qui signifie que le motif d’un jugement de goût peut bien être objectif, mais qu’il ne peut pas être rapporté à des concepts déterminés, et que, par conséquent, dans ce jugement, on ne peut rien décider par des preuves, quoiqu’on puisse contester avec raison. S’il y a en effet entre contester et disputer cette ressemblance que dans l’un et l’autre cas on cherche à se mettre réciproquement d’accord en se contredisant réciproquement, il y a cette différence que dans le dernier cas on espère arriver à ce but en invoquant pour ses motifs des concepts déterminés, et qu’on admet ainsi, comme principes du jugement, des concepts objectifs. Mais quand cela est impossible, il est impossible aussi de disputer.

On voit facilement qu’entre ces deux lieux communs il manque une proposition, qui n’est pas, il est vrai, passée en proverbe, mais que chacun admet implicitement, c’est à savoir qu’on peut contester en matière de goût (non pas disputer). Mais cette proposition est le contraire de la première. Car là où il est permis de contester, on peut espérer de tomber d’accord ; par conséquent il faut qu’on puisse compter sur des principes de jugement qui n’aient pas seulement une valeur particulière, et qui, par conséquent, ne soient pas seulement subjectifs ; et c’est précisément ce que nie cette proposition : chacun a son goût.

Le principe du goût donne donc lieu à l’antinomie suivante :

  1. Thèse. Le jugement de goût ne se fonde pas sur des concepts ; car sinon on pourrait disputer sur ce jugement (décider par des preuves).
  2. Antithèse. Le jugement de goût se fonde sur des concepts ; car sinon on ne pourrait y rien contester, quelle que fût la diversité de cette espèce de jugements (c’est-à-dire qu’on ne pourrait attribuer à ce jugement aucun droit à l’assentiment universel).


§. LVI.


Solution de l’antinomie du goût.


Il n’y a qu’un moyen de lever la contradiction de ces principes que suppose tout jugement de goût (et qui ne sont autre chose que les deux propriétés du jugement de goût exposées plus haut dans l’analytique), c’est de montrer que le concept auquel on rapporte l’objet dans cette espèce de jugement n’a pas le même sens dans les deux maximes du Jugement esthétique ; que ce double sens, ou ce double point de vue, est nécessaire à notre Jugement esthétique transcendental, mais qu’en même temps l’illusion, qui résulte de la confusion de l’un avec l’autre, est naturelle et inévitable.

Le jugement de goût doit se rapporter à quelque concept, car, sinon, il ne pourrait nullement prétendre à une valeur nécessaire et universelle. Mais il ne peut être prouvé par un concept. En effet un concept peut être ou déterminable ou indéterminé en soi et en même temps indéterminable. À la première espèce de concepts appartient le concept de l’entendement, déterminable par des prédicats de l’intuition sensible qui peut lui correspondre ; à la seconde, le concept transcendental du supra-sensible, par lequel la raison donne un fondement à cette intuition, mais qu’elle ne peut déterminer davantage théoriquement.

Or le jugement de goût se rapporte à des objets des sens, mais non pas afin d’en déterminer un concept pour l’entendement ; car ce n’est pas un jugement de connaissance. Ce n’est donc qu’un jugement particulier, en tant que représentation intuitive particulière, relative au sentiment du plaisir ; et, en l’envisageant seulement sous ce point de vue, on restreindrait sa valeur à l’individu qui jugerait l’objet : pour moi un objet de satisfaction, il peut n’avoir pas le même caractère pour d’autres ; — chacun a son goût.

Pourtant, sans aucun doute, dans le jugement de goût, la représentation de l’objet (en même temps aussi du sujet) a un caractère qui nous autorise à regarder cette espèce de jugement comme s’étendant nécessairement à chacun, et qui doit nécessairement avoir pour fondement quelque concept, mais un concept qui ne puisse être déterminé par l’intuition, qui ne fasse rien connaître, et dont, par conséquent, il soit impossible de tirer aucune preuve pour le jugement de goût. Mais un tel concept n’est que le concept pur que la raison nous donne du supra-sensible, qui sert de fondement à l’objet (et aussi au sujet jugeant) considéré comme objet des sens, par conséquent comme phénomène. En effet, si vous supprimez toute considération de ce genre, la prétention du jugement de goût à une validité universelle serait nulle ; ou si le concept, sur lequel il se fonde, n’était qu’un concept confus de l’entendement, comme celui de la perfection, auquel on pourrait faire correspondre l’intuition sensible du beau, il serait du moins possible en soi de fonder le jugement sur des preuves, ce qui est contraire à la thèse.

Or toute contradiction s’évanouit, quand je dis que le jugement de goût se fonde sur un concept (d’un certain principe en général de la finalité subjective de la nature pour le Jugement), qui, à la vérité, étant indéterminable en soi, et impropre à la connaissance, ne peut rien nous faire connaître et rien prouver relativement à l’objet, mais qui pourtant donne au jugement une valeur universelle (quoique ce jugement soit dans chacun un jugement particulier, accompagnant immédiatement l’intuition) ; car la raison déterminante de ce jugement repose peut-être dans le concept de ce qui peut être considéré comme le substratum supra-sensible de l’humanité.

Pour résoudre une antinomie, il suffit de montrer qu’il est possible que deux propositions contraires en apparence ne se contredisent pas en réalité, et puissent aller ensemble, quoique l’explication de la possibilité de leur concept surpasse notre faculté de connaître. On peut aussi comprendre par là comment cette apparence est naturelle et inévitable pour la raison humaine, et pourquoi elle subsiste encore, quoiqu’elle ne trompe plus, après qu’on l’a expliquée.

En effet, dans les deux jugements contraires, nous donnons le même sens au concept sur lequel doit se fonder la validité universelle d’un jugement, et nous en tirons cependant deux prédicats opposés. Il faudrait entendre dans la thèse, que le jugement de goût ne se fonde pas sur des concepts déterminés, et dans l’antithèse qu’il est fondé sur un concept indéterminé (celui du substratum supra-sensible des phénomènes) ; et alors il n’y aurait plus entre elles de contradiction.

Tout ce que nous pouvons-faire ici, c’est de lever la contradiction qui se manifeste dans les prétentions opposées du goût. Quant à donner un principe objectif et déterminé, à l’aide duquel on puisse diriger, éprouver et démontrer les jugements de goût ; c’est ce qui est absolument impossible, car ce ne seraient plus des jugements de goût. On ne peut que montrer le principe subjectif, à savoir l’idée indéterminée du supra-sensible, comme la seule clef dont on puisse se servir à l’égard de cette faculté dont les sources nous sont inconnues à nous-mêmes ; car nous n’en pouvons rien savoir de plus.

L’antinomie que nous venons d’exposer et de résoudre a son principe dans le véritable concept du goût, c’est-à-dire d’un Jugement esthétique simplement réfléchissant, et c’est pourquoi nous avons vu que les deux principes en apparence contradictoires peuvent être conciliés, tous deux pouvant être vrais, ce qui suffit. Si au contraire on plaçait la raison déterminante du goût dans l’agréable, comme le font quelques-uns (à cause de la particularité de la représentation qui sert de fondement au jugement de goût), ou dans le principe de la perfection, comme d’autres le veulent (à cause de l’universalité de ce jugement), et qu’on tirât de l’un ou de l’autre principe la définition du goût, il en résulterait une antinomie qu’il serait impossible de résoudre autrement qu’en montrant que les deux propositions opposées sont fausses ; ce qui prouverait que le concept sur lequel est fondée chacune d’elles se contredit lui-même. On voit donc que la critique applique à la solution de l’antinomie du Jugement esthétique la même méthode qu’à celle des antinomies de la raison pure théorique ; et que les antinomies ont pour résultat, ici comme dans la critique de raison pratique, de nous contraindre à voir au-delà du sensible et à chercher dans le supra-sensible le point de réunion de toutes nos facultés a priori, puisqu’il ne reste pas d’autre moyen de mettre la raison d’accord avec elle-même.


PREMIÈRE REMARQUE.


Comme nous trouvons souvent dans la philosophie transcendentale l’occasion de distinguer les idées des concepts de l’entendement, il peut être utile d’avoir à son service des termes techniques, propres à exprimer cette différence. Je crois qu’on ne me blâmera pas d’en proposer ici quelques-uns. — Les idées, dans le sens le plus général du mot, sont des représentations rapportées à un objet, suivant un certain principe (subjectif ou objectif), en tant qu’elles ne peuvent jamais devenir une connaissance de cet objet. Ou bien, on les rapporte à une intuition, suivant le principe purement subjectif d’une concordance des facultés de connaître (l’imagination et l’entendement), et elles s’appellent alors esthétiques ; ou bien, on les rapporte à un concept, suivant un principe objectif, mais sans qu’elles puissent jamais fournir une connaissance de l’objet, et on les nomme des idées rationnelles[2]. Dans ce second cas, le concept est un concept transcendent : le concept de l’entendement, au contraire, auquel on peut toujours soumettre une expérience correspondante et adéquate, s’appelle, pour cette raison-même, immanent.

Une idée esthétique ne peut jamais être une connaissance, parce que c’est une intuition (de l’imagination), à laquelle on ne peut jamais trouver de concept adéquat. Une idée rationnelle ne peut être non plus une connaissance, parce qu’elle contient un concept (celui du supra-sensible), auquel on ne peut jamais donner une intuition appropriée.

Or je crois qu’on peut nommer l’idée esthétique une représentation inexponible[3] de l’imagination, et l’idée rationnelle un concept indémontrable[4] de la raison. C’est la condition de l’une comme de l’autre de ne pas être produites sans raison, mais (d’après la définition précédente d’une idée en général) conformément à certains principes des facultés de connaître auxquelles elles se rapportent (et qui sont subjectifs pour celle-là, objectifs pour celle-ci).

Les concepts de l’entendement doivent, comme tels, être toujours démontrables (si par démonstration on entend simplement, comme dans l’anatomie, l’exhibition) ; c’est-à-dire que l’objet qui leur correspond doit toujours pouvoir être donné dans l’intuition (pure ou empirique), car c’est par là seulement qu’ils peuvent devenir des connaissances. Le concept de la quantité peut être donné dans l’intuition a priori de l’espace, par exemple d’une ligne droite ou de toute autre figure ; le concept de la cause dans l’impénétrabilité, le choc des corps, etc. Par conséquent, tous deux peuvent être appliqués à une intuition empirique, c’est-à-dire que la pensée en peut être montrée (ou démontrée) par un exemple ; et il faut qu’il puisse en être ainsi ; autrement, on n’est pas sûr que la pensée ne soit pas vide, c’est-à-dire sans objet.

On ne se sert ordinairement dans la logique de l’expression de démontrable ou d’indémontrable que relativement aux propositions ; mais celles-ci seraient mieux désignées sous le nom de propositions médiatement ou immédiatement certaines ; car la philosophie pure a aussi des propositions de ces deux espèces, si on entend par là des propositions vraies, susceptibles ou non de preuve. Mais si elle peut, en tant que philosophie, prouver par des principes a priori, elle ne peut pas démontrer, à moins qu’on ne s’écarte entièrement de ce sens d’après lequel démontrer (ostendere, exhibere) signifie donner à son concept une exhibition (soit par une preuve, soit simplement par une définition) dans une intuition qui peut être a priori ou empirique, et qui, dans le premier cas, s’appelle construction du concept, et, dans le second, est une exposition de l’objet, par laquelle est assurée la réalité objective du concept. C’est ainsi qu’on dit d’un anatomiste, qu’il démontre l’œil humain, quand il soumet à l’intuition le concept qu’il avait traité d’abord d’une manière discursive, au moyen de l’analyse de cet organe.

D’après cela, le concept rationnel du substratum supra-sensible de tous les phénomènes en général, ou même de ce qui doit être regardé comme le principe de notre volonté dans son rapport avec des lois morales, c’est-à-dire de la liberté transcendentale, ce concept est déjà, quant à l’espèce, un concept indémontrable et une idée rationnelle, tandis que celui de la vertu l’est quant au degré ; car on ne peut rien trouver dans l’expérience qui corresponde au premier quant à la qualité ; et, pour le second, il n’y a pas d’effet empirique qui atteigne le degré que l’idée rationnelle prescrit comme une règle à cette causalité.

De même que, dans une idée rationnelle, l’imagination, avec ses intuitions, n’atteint pas le concept donné, ainsi, dans une idée esthétique, l’entendement, au moyen de ses concepts, n’atteint jamais toute cette intuition intérieure que l’imagination joint à la représentation donnée. Or, comme ramener une représentation de l’imagination à des concepts s’appelle les exposer, l’idée esthétique peut être appelée une représentation inexponible de l’imagination (dans son libre jeu). J’aurai encore l’occasion dans la suite de dire quelque chose de cette espèce d’idée ; je veux seulement remarquer ici que ces deux sortes d’idées, les idées rationnelles et les idées esthétiques, doivent avoir toutes deux leurs principes dans la raison, les premières dans les principes objectifs, les secondes dans les principes subjectifs de l’usage de cette faculté.

On peut d’après cela définir le génie la faculté des idées esthétiques ; par où on montre en même temps pourquoi, dans les productions du génie, c’est la nature (du sujet), et non une fin réfléchie, qui donne sa règle à (l’art de la production du beau). En effet, comme il ne faut pas juger le beau d’après des concepts, mais d’après la disposition que montre l’imagination à s’accorder avec la faculté des concepts en général, il ne faut chercher ici ni règle ni précepte ; ce qui est simplement nature dans le sujet, sans pouvoir être ramené à des règles ou à des concepts, c’est-à-dire le substratum suprasensible de toutes ses facultés (que nul concept de l’entendement ne peut atteindre), par conséquent ce qui fait de la concordance de toutes nos facultés de connaître le dernier but donné à notre nature par l’intelligible, voilà ce qui seul peut servir de mesure subjective à cette finalité esthétique, mais inconditionnelle, des beaux-arts, qui doit avoir la prétention légitime de plaire à chacun. Ainsi, comme on ne peut assigner à cette finalité aucun principe objectif, il n’y a qu’une seule chose possible, c’est qu’elle ait pour fondement a priori un principe subjectif et pourtant universel.


DEUXIÈME REMARQUE.


Une observation importante se présente ici d’elle-même, c’est qu’il y a trois espèces d’antinomies de la raison pure, qui toutes s’accordent en ce qu’elles la forcent à abandonner cette supposition, d’ailleurs très naturelle, que les objets des sens sont des choses en soi, pour les regarder bien plutôt comme de simples phénomènes et leur supposer un substratum intelligible (quelque chose de supra-sensible dont le concept n’est qu’une idée et ne peut donner lieu à une véritable connaissance). Sans ces antinomies, la raison ne pourrait jamais se décider à accepter un principe qui rétrécit à ce point le champ de sa spéculation, et consentir à sacrifier tant et de si brillantes espérances ; car, en ce moment même, où, en compensation d’une telle perte, elle voit s’ouvrir, au point de vue pratique, une plus vaste perspective, elle ne paraît pas pouvoir renoncer sans douleur à ses espérances et à son ancien attachement.

S’il y a trois espèces d’antinomies, c’est qu’il y a trois facultés de connaître, l’entendement, le Jugement et la raison, dont chacune (en tant que faculté de connaître supérieure) doit avoir ses principes a priori. En tant qu’elle juge de ces principes-mêmes et de leur usage, la raison exige absolument, relativement à chacun d’eux, pour le conditionnel donné l’inconditionnel ; mais on ne peut jamais trouver l’inconditionnel, quand on considère le sensible comme appartenant aux choses en soi, au lieu de n’y voir qu’un simple phénomène, et d’y supposer comme chose en soi quelque chose de supra-sensible (le substratum intelligible de la nature hors de nous et en nous). Il y a donc, 1° pour la faculté de connaître, une antinomie de la raison, relativement à l’usage théorique de l’entendement qu’elle pousse à l’inconditionnel ; 2° pour le sentiment du plaisir et de la peine, une antinomie de la raison, relativement à l’usage esthétique du Jugement ; 3° pour la faculté de désirer, une antinomie relativement à l’usage pratique de la raison législative par elle-même : car les principes supérieurs de toutes ces facultés sont a priori, et, conformément à l’exigence inévitable de la raison, il faut qu’elles jugent et puissent déterminer absolument[5] leur objet d’après ces principes.

Quant aux deux antinomies qui résultent de l’usage théorique et de l’usage pratique de ces facultés supérieures de connaître, nous avons montré ailleurs qu’elles étaient inévitables, lorsque, dans ces sortes de jugements, on ne considérait point les objets donnés comme phénomènes, et qu’on ne leur supposait point un substratum supra-sensible, mais aussi qu’il suffisait de faire cette supposition pour les résoudre. Quant à l’antinomie à laquelle donne lieu l’usage du Jugement conforme à l’exigence de la raison, et quant à la solution que nous en donnons ici, il n’y a que deux moyens de les éviter : ou bien, niant que le jugement esthétique du goût ait pour fondement quelque principe a priori, on prétendra que toute prétention à un assentiment universel et nécessaire est vaine et sans raison, et qu’un jugement de goût doit être tenu pour exact, dès qu’il arrive que beaucoup en tombent d’accord, non que cet accord nous fasse soupçonner quelque principe a priori, mais parce qu’il atteste (comme dans le goût du palais) la conformité contingente des organisations particulières ; ou bien on admettra que le jugement de goût est proprement un jugement caché de la raison sur la perfection qu’elle découvre dans une chose et dans le rapport de ses parties à une fin, et que, par conséquent, ce jugement n’est appelé esthétique qu’à cause de l’obscurité qui s’attache ici à notre réflexion, mais qu’en réalité il est téléologique. Dans ce cas, on regarderait la solution de l’antinomie par des idées transcendantales comme inutile et de nulle valeur, et on concilierait les lois du goût avec les objets des sens, non pas en les considérant comme de simples phénomènes, mais aussi comme des choses en soi. Mais nous avons montré en plusieurs endroits, dans l’exposition des jugements de goût, combien sont peu satisfaisants ces deux expédients.

Que si on accorde du moins à notre déduction qu'elle est dans la bonne voie, quoiqu’elle ne soit pas encore suffisamment claire dans toutes ses parties, alors apparaissent trois idées : premièrement l’idée du supra-sensible en général, sans autre détermination que celle de substratum de la nature ; secondement l’idée du supra-sensible comme principe de la finalité subjective de la nature pour notre faculté de connaître ; troisièmement l’idée du suprasensible comme principe des fins de la liberté et de l’accord de la liberté avec ses fins dans le monde moral.


§. LVII.


De l’idéalisme de la finalité de la nature considérée comme art et comme principe unique du Jugement esthétique.


On peut d’abord chercher à expliquer le goût de deux manières : ou bien on dira qu’il juge toujours d’après des motifs empiriques, et par conséquent d’après des motifs qui ne peuvent être donnés qu’a posteriori par les sens, ou bien on accordera qu’il juge d’après un principe a priori. La première de ces deux opinions serait l’empirisme de la critique du goût, la seconde en serait le rationalisme. D’après la première, l’objet de notre satisfaction ne se distinguerait pas de l’agréable ; d’après la seconde, si le jugement reposait sur des concepts déterminés, il se confondrait avec le bien ; et ainsi toute beauté serait bannie du monde ; il ne resterait plus à la place qu’un nom particu- lier, servant peut-être à exprimer un certain mélange des deux précédentes espèces de satisfaction. Mais nous avons montré qu’il y a aussi a priori des principes de satisfaction qui ne peuvent être ramenés il est vrai à des concepts déterminés, mais qui, étant a priori, s’accordent avec le principe du rationalisme.

Maintenant le rationalisme du principe du goût admettra ou le réalisme ou l’idéalisme de la finalité. Or, comme un jugement de goût n’est pas un jugement de connaissance et que la beauté n’est pas une qualité de l’objet, considéré en lui-même, le rationalisme du principe du goût ne peut point admettre comme objective la finalité qui se manifeste dans le jugement, c’est-à-dire que le jugement porté par le sujet ne se rapporte pas théoriquement, par conséquent logiquement (quoique d’une manière confuse), à la perfection de l’objet, mais esthétiquement à la concordance de la représentation de l’objet dans l’imagination avec les principes essentiels de la faculté de juger en général. Par conséquent, même d’après le principe du rationalisme, il ne peut y avoir d’autre différence entre le réalisme et l’idéalisme du jugement de goût, sinon que dans le premier cas on regarde cette finalité subjective comme une fin réelle que se propose la nature (ou l’art) et qui consiste à s’accorder avec notre faculté de juger, tandis que, dans le second cas, on ne la regarde que comme une concordance qui s’établit sans but, d’elle-même, et d’une manière accidentelle entre la faculté de juger et les formes qui se produisent dans la nature d’après des lois particulières. Les belles formes de la nature organique parlent en faveur du réalisme de la finalité de la nature, ou de cette opinion qui admet comme principe de la production du beau une idée du beau dans la cause qui le produit, c’est-à-dire une fin relative à notre faculté de juger. Les fleurs, les figures-mêmes de certaines plantes tout entières, l’élégance, inutile pour notre usage, mais comme choisie exprès pour notre goût, que montrent toutes sortes d’animaux dans leurs formes, surtout la variété et l’harmonie des couleurs (dans le faisan, dans les testacés, dans les insectes, jusque dans les fleurs les. plus communes), qui plaisent tant aux yeux et sont si attrayantes, et qui s’arrêtant à la surface, et n’ayant même rien de commun avec la figure, laquelle pourrait être nécessaire aux fins intérieures de ces animaux, paraissent avoir été faites tout exprès pour l’intuition externe ; toutes ces choses donnent un grand poids à ce genre d’explication qui admet dans la nature des fins réelles pour notre Jugement esthétique.

Mais, outre que cette opinion a contre elle la raison qui nous fait une maxime d’éviter, autant que possible, de multiplier inutilement les principes, la nature révèle aussi partout dans ses libres formations une tendance mécanique à la production de formes qui semblent avoir été faites exprès pour l’usage esthétique de notre Jugement, et nous n’y trouvons pas la moindre raison de soupçonner qu’il faille pour cela quelque chose de plus que le simple mécanisme de la nature en tant que nature, en sorte que la concordance de ces formes avec notre Jugement peut fort bien dériver de ce mécanisme, sans qu’aucune idée serve de principe à la nature. J’entends par libre formation de la nature celle par laquelle, une partie d’un fluide en repos venant à s’évaporer ou à disparaître (et quelquefois seulement à perdre son calorique), le reste prend, en se solidifiant, une figure ou une texture, qui varie suivant la différence des matières, mais qui, pour la même substance, est toujours la même. Il faut supposer pour cela un véritable fluide, à savoir un fluide où la matière est entièrement dissoute, c’est-à-dire n’est pas un simple mélange de parties solides en suspension.

La formation se fait alors par une réunion précipitée[6], c’est-à-dire par une solidification soudaine, non par un passage successif de l’état fluide à l’état solide, mais comme d’un seul coup, et cette transformation s’appelle encore cristallisation. L’exemple le plus ordinaire de cette espèce de formation est la congélation de l’eau, dans laquelle se forment d’abord de petites aiguilles de glace qui se croisent sous des angles de 60 degrés, tandis que d’autres viennent s’attacher à chaque point de ces angles, jusqu’à ce que toute la masse soit congelée, de telle sorte que pendant ce temps l’eau qui se trouve entre les aiguilles de glace ne passe pas par l’état pâteux, mais reste, au contraire, aussi complètement fluide, que si sa température était beaucoup plus haute, et cependant elle n’a que la température de la glace. La matière qui se dégage et qui, au moment de la solidification, se dissipe soudainement, est une quantité considérable de calorique qui ne servait qu’à maintenir l’état fluide et qui, en se dégageant, laisse cette nouvelle glace à la température de l’eau auparavant fluide.

Beaucoup de sels, beaucoup de pierres à forme crystalline sont produites de la même manière par des substances terreuses qui ont été mises en dissolution dans l’eau, on ne sait comment. De même encore, selon toute apparence, les groupements de beaucoup de substances minérales, de la galène cubique, de la mine d’argent rouge, etc., se forment aussi dans l’eau et par la réunion précipitée des parties, que quelque cause oblige à quitter ce véhicule et à s’arranger de manière à prendre des formes extérieures déterminées. D’un autre côté, toutes les matières qui n’étaient maintenues à l’état fluide que par la chaleur et qui se sont solidifiées par le refroidissement, quand on les brise, montrent aussi à l’intérieur une texture déterminée, et nous font juger par là que, si leur propre poids ou le contact de l’air ne l’eût empêché, elles montreraient également à l’extérieur la forme qui leur est spécifiquement propre, et c’est ce qu’on a observé sur certains métaux qui s’étaient durcis à la surface après la fusion et dont on avait décanté la partie restée encore liquide à l’intérieur, de manière que ce qui restait encore intérieurement pût se cristalliser librement. Beaucoup de ces cristallisations minérales, comme les spaths, la pierre hématite, les fleurs de mars offrent souvent des formes si belles, que l’art pourrait tout au plus en concevoir de pareilles. Les stalactites qu’on trouve dans l’antre d’Antiparos sont produites tout simplement par une eau qui coule goutte à goutte à travers des couches de gypse.

L’état fluide, selon toute apparence, est en général antérieur à l’état solide, et les plantes, aussi bien que les corps des animaux, sont formées par une matière nutritive fluide, en tant que cette matière se forme elle-même en repos : sans doute elle est d’abord soumise à une certaine disposition originaire de moyens et de fins (qu’il ne faut pas juger esthétiquement, mais téléologiquement, d’après le principe du réalisme, comme nous le montrerons dans la seconde, partie) ; mais en même temps aussi peut-être se compose-t-elle et se forme-t-elle en liberté, d’après la loi générale de l’affinité des matières. Or, comme les vapeurs, répandues dans une atmosphère qui est un mélange de différents gaz, produisent, par l’effet du refroidissement, des cristaux de neige, qui, suivant les diverses circonstances atmosphériques dans lesquelles ils se forment, paraissent très artistement formés et sont singulièrement beaux ; ainsi, sans rien ôter au principe téléologique en vertu duquel nous jugeons l’organisation, on peut bien penser que la beauté des fleurs, des plumes d’oiseaux, des coquillages, dans la forme comme dans la couleur, peut être attribuée à la nature et à la propriété qu’elle a de produire librement, sans aucun but particulier, et d’après des lois chimiques, par l’arrangement de la matière nécessaire à l’organisation, certaines formes qui montrent de plus une finalité esthétique.

Mais ce qui prouve directement que le principe de l’idéalité, de la finalité sert toujours de fondement aux jugements que nous portons sur le beau de la nature, et ce qui nous empêche d’admettre comme principe d’explication une fin réelle de la nature pour notre faculté de représentation, c’est qu’en général, quand nous jugeons de la beauté, nous cherchons en nous-mêmes a priori la mesure de notre jugement, et que, lorsqu’il s’agit de juger si une chose est belle ou non, le Jugement esthétique est lui-même législatif. Cela serait en effet impossible dans l’hypothèse du réalisme de la finalité de la nature, car alors nous apprendrions de la nature ce que nous aurions à trouver beau, et le jugement de goût serait soumis à des principes empiriques. Or dans cette sorte de jugement, il ne s’agit pas de savoir ce qu’est la nature ou même quelle fin elle se propose par rapport à nous, mais quel effet elle produit sur nous. Dire que la nature a formé ses figures pour notre satisfaction, ce serait encore y reconnaître une finalité objective, et non pas admettre seulement une finalité subjective, reposant sur le jeu de l’imagination en liberté ; dans cette dernière opinion, c’est nous qui accueillons la nature avec faveur, ce n’est pas elle qui nous en fait une. La propriété qu’a la nature de nous fournir l’occasion de percevoir dans le rapport des facultés de connaître, s’exerçant sur quelques-unes de ses productions, une finalité interne que nous devons regarder, en vertu d’un principe supra-sensible, comme nécessaire et universelle ; cette propriété ne peut être une fin de la nature, ou plutôt nous ne pouvons la regarder comme telle, car alors, le jugement, qui serait déterminé par là, serait hétéronome, et non point libre et autonome, comme il convient à un jugement de goût. Dans les beaux-arts, le principe de l’idéalisme de la finalité est encore plus clair. Ils ont cela de commun avec la nature qu’on n’y peut admettre un réalisme esthétique fondé sur des sensations (car ce ne seraient plus des beaux-arts mais des arts agréables). D’un autre côté, la satisfaction produite par des idées esthétiques ne doit pas dépendre de certaines fins proposées à l’art (qui n’aurait plus alors qu’un but mécanique) ; par conséquent, même dans le rationalisme du principe, elle repose sur l’idéalité et non sur la réalité des fins : c’est ce qui résulte clairement de ce que les beaux-arts, comme tels, ne doivent pas être considérés comme des productions de l’entendement et de la science, mais du génie, et qu’ainsi ils reçoivent leur règle des idées esthétiques, lesquelles sont essentiellement différentes des idées rationnelles de fins déterminées.

De même que l’idéalité des objets des sens, considérés comme phénomènes, est la seule manière d’expliquer comment leurs formes peuvent être déterminées a priori, de même l’idéalisme de la finalité, dans le jugement du beau de la nature et de l’art, est la seule supposition qui permette à la critique d’expliquer la possibilité d’un jugement de goût, c’est-à-dire d’un jugement qui réclame a priori une validité universelle (sans fonder sur des concepts la finalité qui est représentée dans l’objet).


§. LVIII.


De la beauté comme symbole de la moralité.


Pour prouver la réalité de nos concepts, il faut toujours des intuitions. S’agit-il de concepts em- piriques, ces dernières s’appellent exemples. S’agit- il de concepts purs de l’entendement, ce sont des schèmes. Quant à la réalité objective des concepts de la raison, c’est-à-dire des idées, en demander la preuve, au point de vue de la connaissance théo- rique, c’est demander quelque chose d’impossible, puisqu’il ne peut y avoir d’intuition qui leur cor- responde. Toute hypotypose (exhibition, subjeclio sub ads- pectum), en tant que représentation sensible*, est double : elle est schématique, quand l’intuition qui correspond à un concept saisi par l’entendement est donné a priori ; symbolique, lorsqu’à un con- e cept, que la raison seule peut concevoir, mais au- quel aucune intuition sensible ne peut correspon- dre, est soumise une intuition avec laquelle s’ac- eorde un procédé du jugement qui n’est qu’analo- gue à celui qu’il suit dansle schématisme, c’est-à- dire qui ne s’accorde avec celui-ci que par la règle

* Versinnlichung.

et non par l’intuition même, par conséquent par la forme seule de la réflexion, et non par son contenu.

C’est à tort que les nouveaux logiciens emploient le mot symbolique, pour désigner le mode de représentation opposé au mode intuitif ; car le mode symbolique n’est qu’une espèce du mode intuitif. Ce dernier (le mode intuitif) peut en effet se diviser en mode schématique et mode symbolique. Tous deux sont des hypotyposes, c’est-à-dire des exhibitions (exhibitiones) ; on y trouve autre chose que de simples caractères, ou des signes sensibles destinés à désigner les concepts auxquels on les associe. Ces derniers ne contiennent rien qui appartienne à l’intuition de l’objet, mais ils servent seulement de moyen de reproduction, suivant la loi d’association à laquelle est soumise l’imagination, par conséquent dans un but subjectif. Tels sont les mots ou les signes visibles (algébriques et même mimiques), en tant que simples expressions des concepts[7].

Toutes les intuitions qui sont soumises à des concepts a priori sont donc ou des schèmes ou des symboles : les premiers contiennent des exhibitions directes, les seconds des exhibitions indirectes du concept. Les premiers procèdent démonstrativement, les seconds au moyen d’une analogie (pour laquelle on se sert même d’intuitions empiriques). Dans ce dernier cas, le Jugement a une double fonction, d’abord d’appliquer le concept à l’objet d’une intuition sensible, et ensuite d’appliquer à un tout autre objet, dont le premier n’est que le symbole, la règle de la réflexion que nous faisons sur cette intuition. C’est ainsi qu’on représente symboliquement un état monarchique par un corps animé, quand il est dirigé d’après une constitution et des lois populaires, ou par une pure machine, comme par exemple un moulin à bras, quand il est gouverné par une volonté unique et absolue. Entre un état despotique et un moulin à bras il n’y a aucune ressemblance, mais il y en a entre les règles, au moyen desquelles nous réfléchissons sur ces deux choses et sur leur causalité. — Ce point a été jusque-là peu éclairci, quoiqu’il mérite un plus profond examen ; mais ce n’est pas ici le lieu de nous y arrêter. Notre langue est pleine de semblables exhibitions indirectes fondées sur une analogie, dans lesquelles l’expression ne contient pas un schème propre au concept, mais seulement un symbole pour la réflexion. Telles sont les expressions fondement (appui, base), dépendre (tenir à quelque chose de plus élevé), découler de quelque chose (pour suivre), substance (le soutien des accidents, comme s’exprime Locke). De même d’une infinité d’autres hypotyposes symboliques et non schématiques, et d’expressions qui servent à désigner des concepts, non pas au moyen d’une intuition directe, mais seulement d’après une analogie avec l’intuition, c’est-à-dire en faisant passer la réflexion que fait l’esprit sur un objet de l’intuition à un tout autre concept auquel une intuition ne peut jamais peut-être correspondre directement. Si on peut déjà nommer connaissance un simple mode de représentation (et cela est bien permis quand il ne s’agit pas d’un principe qui détermine l’objet théoriquement, relativement à ce qu’il est en soi, mais qui le détermine pratiquement, en nous montrant ce que l’idée de cet objet doit être pour nous et pour l’usage auquel elle convient), alors toute notre connaissance de Dieu est simplement symbolique, et celui qui la regarde comme schématique, ainsi que les attributs d’entendement, de volonté, etc., qui ne prouvent leur réalité objective que dans les êtres du monde, celui-là tombe dans l’anthropomorphisme, de même que celui qui écarte toute espèce de mode intuitif tombe dans le déisme, ou dans ce système suivant lequel on ne connaît absolument rien de Dieu, pas même au point de vue pratique.

Or je dis que le beau est le symbole de la moralité, et que c’est seulement sous ce point de vue (en vertu d’une relation naturelle à chacun, et que chacun exige de tous les autres, comme un devoir) qu’il plaît et qu’il prétend à l’assentiment universel, car l’esprit s’y sent comme ennobli, et s’élève au-dessus de cette simple capacité, en vertu de laquelle nous recevons avec plaisir des impressions sensibles, et il estime la valeur des autres d’après cette même maxime du Jugement. C’est l'intelligible que le goût a en vue, comme l’a montré le paragraphe précédent : c’est vers lui en effet que conspirent nos facultés de connaître supérieures, et sans lui il y aurait contradiction entre leur nature et les prétentions qu’élève le goût. Dans cette faculté, le Jugement ne se voit plus, comme quand il n’est qu’empirique, soumis à une hétéronomie des lois de l’expérience : il se donne à lui-même sa loi relativement aux objets d’une si pure satisfaction, comme fait la raison relativement à la faculté de désirer ; et par cette possibilité intérieure qui se manifeste dans le sujet, comme par la possibilité extérieure d’une nature qui s’accorde avec la première, il se voit lié à quelque chose qui se révèle dans le sujet même et en dehors du sujet, et qui n’est ni nature ni liberté, mais qui est lié au principe de cette dernière, c’est-à-dire avec le supra-sensible, dans lequel la faculté théorique se confond avec la faculté pratique, d’une manière inconnue, mais semblable pour tous. Nous indiquerons quelques points de cette analogie, en faisant remarquer en même temps les différences.

1° Le beau plaît immédiatement (mais seulement dans l’intuition réfléchissante, non, comme la moralité, dans le concept). 2° Il plaît indépendamment de tout intérêt (le bien moral est, il est vrai, nécessairement lié à un intérêt, mais non pas à un intérêt qui précède le jugement de satisfaction, car c’est ce jugement même qui le produit). 3° La liberté de l’imagination (par conséquent de notre sensibilité) est représentée dans le jugement du beau comme s’accordant avec la légalité de l’entendement (dans le jugement moral, la liberté de la volonté est conçue comme l’accord de cette faculté avec elle-même suivant des lois universelles de la raison). 4° Le principe subjectif du jugement du beau est représenté comme universel, c’est-à-dire comme valable pour chacun, quoiqu’il ne puisse être déterminé par aucun concept universel (le principe objectif de la moralité est aussi représenté comme universel, c’est-à-dire comme valable pour tous les sujets, ainsi que pour toutes les actions de chaque sujet, mais aussi comme pouvant être déterminé par un concept universel. C’est pourquoi le jugement moral n’est pas seulement capable de principes constitutifs déterminés, mais il n’est possible que par des maximes fondées sur ces principes et sur leur universalité). La considération de cette analogie est fréquente même chez les intelligences vulgaires, et on désigne souvent des objets beaux, de la nature ou de l’art, par des noms qui paraissent avoir pour principe un jugement moral. On qualifie de majestueux et de magnifiques des arbres ou des édifices ; on parle de campagnes gaies et riantes ; les couleurs même sont nommées innocentes, modestes, tendres, parce qu’elles excitent des sensations qui contiennent quelque chose d’analogue à la conscience d’une disposition d’esprit produite par des jugements moraux. Le goût nous permet ainsi de passer, sans un saut trop brusque, de l’attrait des sens à un intérêt moral habituel, en représentant l’imagination dans sa liberté comme pouvant être déterminé d’une manière concordante avec l’entendement, et même en apprenant à trouver dans les objets des sens une satisfaction libre et indépendante de tout attrait sensible.


§. LIX.


APPENDICE.


De la méthodologie du goût.


La division d’une critique en doctrine élémentaire et méthodologie, laquelle précède la science, ne peut s’appliquer à la critique du goût, puisqu’il n’y a pas et ne peut y avoir de science du beau, et que le jugement du goût ne peut être déterminé par des principes. En effet la partie scientifique de chaque art et tout ce qui regarde la vérité dans l’exhibition de leur objet sont sans doute une condition indispensable (conditio sine qua non) des beaux-arts, mais ce ne sont pas les beaux-arts mêmes. Il n’y a donc pour les beaux-arts qu’une maniéré * (modus), et non une méthode (methodus). Le maître doit montrer ce que doit faire l’élève et comment il le doit faire, et les règles générales auxquelles il ramène en définitive sa manière de procéder peuvent plutôt servir à lui en rappeler à l’occasion les principales choses qu’à les lui prescrire. On doit cependant ici avoir égard à un certain idéal, que l’art doit avoir devant les yeux,

  • Manier. quoiqu’il ne puisse jamais l’atteindre parfaitement.

Ce n’est qu’en excitant l’imagination de l’élève à s’approprier à un concept donné, et, pour cela, en lui faisant remarquer l’insuffisance de l’expression par rapport à l’idée, que le concept-même n’atteint pas, parce qu’elle est esthétique, et au moyen d’une critique sévère, qu’on l’empêchera de prendre les exemples qui lui seront proposés pour des types ou des modèles à imiter, qui ne peuvent être soumis à une règle supérieure et à son propre jugement, et c’est ainsi que le génie et avec lui la liberté de l’imagination échapperont au danger d’être étouffés par les règles, sans lesquelles il ne peut y avoir de beaux-arts, ni de goût qui les juge exactement.

La propédeutique de tous les beaux-arts, en tant qu’il s’agit du suprême degré de leur perfection, ne semble pas consister dans des préceptes, mais dans la culture des facultés de l’esprit par ces connaissances préparatoires qu’on appelle humaniora, probablement parce que humanité signifie, d’un côté, le sentiment de la sympathie universelle, et, de l’autre, la faculté de pouvoir se communiquer intimement et universellement, deux propriétés qui ensemble composent la sociabilité propre à l’humanité et par lesquelles elle sort des bornes assignées à l’animal. Le siècle et les peuples dont le vif penchant pour la société légale, seul fondement d’un état durable, lutta contre les grandes difficultés que présente le problème de l’union de la liberté (et par conséquent aussi de l’égalité) avec une certaine contrainte (plutôt avec celle du respect et de la soumission au devoir qu’avec celle de la peur), ce siècle et ces peuples durent trouver d’abord l’art d’entretenir une communication réciproque d’idées entre la partie la plus cultivée et la partie la plus inculte, de rapprocher le développement et la culture de la première du niveau de la simplicité naturelle et de l’originalité de la seconde, et d’établir ainsi cet intermédiaire entre la civilisation et la simple nature qui constitue pour le goût, en tant que sens commun des hommes, une mesure exacte, mais qui ne peut être déterminée d’après des règles générales.

Un siècle plus avancé se passera difficilement de ces modèles, parce qu’il s’éloigne toujours plus de la nature, et qu’enfin, s’il n’en avait pas des exemples permanents, il serait à peine en état de se faire un concept de l’heureuse union, dans un seul et même peuple, de la contrainte légale, qu’exige la plus haute culture, avec la force et la sincérité de la libre nature sentant sa propre valeur.

Mais comme le goût est en réalité une faculté de juger de la représentation sensible des idées morales (au moyen d’une certaine analogie de la réflexion sur ces deux choses), et comme c’est de cette faculté ainsi que d’une capacité plus haute encore pour le sentiment dérivé de ces idées (qu’on appelle le sentiment moral), que découle ce plaisir que le goût proclame valable pour l’humanité en général, et non pas seulement pour le sentiment particulier de chacun : on voit clairement que la véritable propédeutique pour fonder le goût est le développement des idées morales et la culture du sentiment moral ; car c’est seulement à la condition que la sensibilité soit d’accord avec ce sentiment, que le véritable goût peut recevoir une forme déterminée et immuable.





FIN DU TOME PREMIER.






Notes de Kant modifier

  1. On peut appeler jugement raisonnant (judicium ratiocinans) tout jugement qui se proclame universel, car, comme tel, il peut servir de majeure dans un raisonnement. On peut appeler au contraire* jugement raisonné (judicium ratiocinatum) un jugement conçu comme la conclusion d’un raisonnement, par conséquent un fondement a priori.

    *. J’emploie ces expressions raisonné et raisonnant, faute de meilleures ; le sens qu’il faut leur donner ici est d’ailleurs parfaitement déterminé par la note même de Kant. J. B.

  2. Vernunftideen.
  3. C’est l’expression même dont Kant se sert.
  4. C’est aussi l’expression de Kant.
  5. unbedingt.
  6. durch Aschiessen.
  7. Le mode intuitif de la connaissance doit être opposé au mode discursif (non au mode symbolique). Or le premier est ou schématique, au moyen de la démonstration ; ou symbolique, comme représentation fondée sur une simple analogie.


Notes du traducteur modifier