Critique du jugement (trad. Barni)/Tome I/S1-L2

Traduction par Jules Barni.
Librairie philosophique de Ladrange (p. 137-306).


DEUXIÈME LIVRE.


Analytique du sublime.




§ XXIII.


Passage de la faculté de juger du beau à celle de juger du sublime.


Le beau et le sublime s'accordent en ce que tous deux plaisent par eux-mêmes. En outre, ni l'un ni l'autre ne supposent de jugement sensible ni de jugement logiquement déterminant, mais un jugement de réflexion ; par conséquent la satisfaction qui s'y attache ne dépend pas d'une sensation, comme celle de l'agréable, ni d'un concept déterminé, comme celle du bien, quoiqu'elle se rapporte à des concepts, mais qui restent indéterminés ; elle est liée à la simple exhibition ou à la faculté d'exhibition ; elle exprime l'accord de cette faculté ou de l'imagination dans une intuition donnée avec le pouvoir de fournir des concepts que possèdent l'entendement et la raison. Aussi le beau et le sublime ne donnent-ils lieu qu'à des jugements particuliers, mais qui s'attribuent une valeur universelle, quoiqu'ils ne prétendent qu'au sentiment de plaisir, et non point à une connaissance de l'objet. Mais il y a entre l’un et l’autre des différences considérables. Le beau de la nature concerne la forme de l’objet, laquelle consiste dans la limitation ; le sublime, au contraire, doit être cherché dans un objet sans forme, en tant qu’on se représente dans cet objet ou, à son occasion, l’illimitation[1], en concevant en outre dans celle-ci la totalité. D’où il suit que nous regardons le beau comme l’exhibition d’un concept indéterminé de l’entendement, le sublime, comme l’exhibition d’un concept indéterminé de la raison. D’un côté, la satisfaction est liée à la représentation de la qualité ; de l’autre, à celle de la quantité. Autre différence entre ces deux espèces de satisfaction : la première contient le sentiment d’une excitation directe des forces vitales, et, pour cette raison, elle n’est pas incompatible avec les charmes qui attirent la sensibilité et avec les jeux de l’imagination ; la seconde est un plaisir qui ne se produit qu’indirectement, c’est-à-dire qui n’est excité que parle sentiment d’une suspension momentanée des forces vitales et de l’effusion qui la suit et qui en est devenue plus forte ; ce n’est plus par conséquent l’émotion d’un jeu, mais quelque chose de sérieux produit par l’occupation de l’imagination. Aussi le sentiment du sublime est-il incompatible avec toute espèce de charmes, et comme l'esprit ne s'y sent pas seulement attiré par l'objet, mais aussi repoussé, cette satisfaction est moins un plaisir positif qu'un sentiment d'admiration ou de respect, c'est-à-dire, pour lui donner le nom qu'elle mérite, un plaisir négatif.

Mais voici la différence la plus importante, la différence essentielle entre le sublime et le beau. Considérons, comme il est juste, le sublime dans les objets de la nature (le sublime dans l'art est toujours soumis à la condition de s'accorder avec la nature) et plaçons à côté la beauté naturelle (celle qui existe par elle-même) : celle-ci renferme une finalité de forme, par laquelle l'objet paraît avoir été prédéterminé pour notre imagination, et elle constitue ainsi en soi un objet de satisfaction ; mais l'objet qui excite en nous, sans le secours d'aucun raisonnement, par la simple appréhension que nous en avons, le sentiment du sublime, peut paraître, quant à la forme, discordant avec notre faculté de juger et avec notre faculté d'exhibition, et être jugé cependant d'autant plus sublime qu'il semble faire plus de violence à l'imagination.

On voit par là que nous nous exprimons en général d'une manière inexacte, en appelant sublime un objet de la nature, quoique nous puissions justement nommer beaux un grand nombre de ces objets ; car comment peut-on désigner par une ex expression qui marque l’assentiment ce qui en soi est saisi comme discordant ? Tout ce que nous pouvons dire de l’objet, c’est qu’il est propre à servir d’exhibition à une sublimité qui peut être trouvée dans l’esprit ; car nulle forme sensible ne peut contenir le sublime proprement dit : il repose uniquement sur des idées de la raison, qui, bien qu’on ne puisse trouver une exhibition qui leur convienne, sont arrêtées et rappelées dans l’esprit par cette disconvenance même que nous trouvons entre elles et les choses sensibles. Ainsi, le vaste Océan, soulevé par la tempête, ne peut être appelé sublime. Son aspect est terrible, et il faut que l’esprit soit déjà rempli de diverses idées pour qu’une telle intuition détermine en lui un sentiment qui lui-même est sublime, puisqu’il le pousse à négliger la sensibilité et à s’occuper d’idées qui ont une plus haute destination.

La beauté de la nature (celle qui existe par elle-même) nous découvre une technique naturelle, et nous la représente comme un système de lois dont nous ne trouvons pas le principe dans notre entendement ; ce principe, c’est celui d’une finalité relative à l’usage du Jugement dans son application aux phénomènes, et de là vient que nous ne les rapportons plus à la nature comme à un mécanisme sans but, mais comme à un art. Par là, il est vrai, notre connaissance des objets de la nature ne se trouve point étendue, mais notre concept de la nature cesse d’être le concept d’un pur mécanisme, il devient celui d’un art, et cela nous invite à entreprendre de profondes recherches sur la possibilité d’une telle forme. Mais dans ce que nous avons coutume d’appeler sublime de la nature, il n’y a rien qui nous conduise à des principes objectifs particuliers et à des formes de la nature conformes à ces principes, car la nature éveille surtout les idées du sublime par le spectacle du chaos, du désordre et de la dévastation, pourvu qu’elle y montre de la grandeur et de la puissance. On voit que le concept du sublime de la nature n’est pas à beaucoup près aussi important et aussi riche en conséquences que celui du beau, et qu’il ne révèle en général aucune finalité dans la nature même, mais seulement dans l’usage que nous pouvons faire des intuitions de la nature, pour nous rendre sensible une finalité tout à fait indépendante de celle-ci. Le principe du beau de la nature doit être cherché hors de nous, celui du sublime en nous-mêmes, dans une disposition de l’esprit qui donne à la représentation de la nature un caractère sublime. Cette observation préliminaire est très-importante ; elle sépare entièrement les idées du sublime de celle d’une finalité de la nature, et elle fait de la théorie du sublime un simple appendice au jugement esthétique de la finalité de la nature, puisque ces idées du sublime ne représentent dans la nature aucune forme particulière, mais qu’elles consistent dans un certain usage supérieur que l’imagination fait de ses représentations.


§. XXIV.


Division d’un examen du sentiment du sublime.


La division des moments du jugement esthétique des objets, relativement au sentiment du sublime, doit être fondée sur le même principe que celle des jugements de goût. Car le jugement esthétique réfléchissant doit représenter la satisfaction du sublime aussi bien que celle du beau, comme universellement valable, quant à la quantité, comme désintéressée quant à la qualité, comme le sentiment d’une finalité subjective quant à la relation, et le sentiment de cette finalité comme nécessaire quant à la modalité. L’analytique ne s’écartera donc pas ici de la méthode qu’elle a suivie dans le livre précédent, à moins qu’on ne compte pour quelque chose cette différence que là, le jugement esthétique concernant la forme de l’objet, nous devions commencer par l’examen de sa qualité, tandis qu’ici, à cause de cette absence de forme qui est le propre des objets appelés sublimes, nous commenceront par la quantité. C’est là en effet le premier moment du jugement esthétique sur le sublime ; on en peut voir la raison dans le paragraphe précédent. Mais l’analyse du sublime entraîne une division dont n’a pas besoin celle du beau, à savoir la division en sublime mathématique et en sublime dynamique.

En effet, comme le sentiment du sublime a pour caractère de produire un mouvement de l’esprit lié au jugement de l’objet, tandis que le goût du beau suppose et retient l’esprit dans une calme contemplation, et qu’on doit attribuer à ce mouvement une finalité subjective (puisque le sublime plaît), l’imagination le rapporte ou bien à la faculté de connaître ou bien à la faculté de désirer. Dans l’un comme dans l’autre cas, la représentation donnée ne doit être jugée que relativement à ces facultés (sans but ni intérêt) ; mais dans le premier cas, la finalité est attribuée à l’objet, comme une détermination mathématique, dans le second cas, comme une détermination dynamique de l’imagination ; et de là deux manières de concevoir le sublime.


A.


Du sublime mathématique.


§. XXV.


Définition du mot sublime.

Nous appelons sublime ce qui est absolument grand. Mais parler d’une chose grande et d’une grandeur, c’est exprimer deux concepts tout à fait différents (magnitudo et quantitas). De même, dire simplement (simpliciter) qu’une chose est grande, ce n’est pas dire qu’elle est absolument grande (absolutè, non comparativè magnum). Dans ce dernier cas, la chose est grande au-dessus de toute comparaison. — Mais que signifie cette expression qu’une chose est grande, ou petite, ou moyenne ? Ce n’est pas un concept pur de l’entendement, encore moins une intuition des sens, et pas davantage un concept rationnel, car il n’y a ici aucun principe de connaissance. Il faut donc que ce soit un concept du Jugement, ou qui en dérive, et qui ait son principe dans une finalité subjective de la représentation pour le Jugement. Pour dire qu’une chose est une grandeur (un quantum), nous n’avons pas besoin de la comparer avec d’autres, il nous suffit de reconnaître que la pluralité des éléments qui la composent constitue une unité. Mais pour savoir combien la chose est grande, il faut toujours quelque autre chose qui soit aussi une grandeur et qui serve de mesure. Or, comme dans le jugement de la grandeur, il ne s’agit pas seulement de la pluralité (du nombre), mais aussi de la grandeur de l’unité (de la mesure), et que la grandeur de cette dernière a toujours besoin de quelque autre chose encore qui lui serve de mesure et avec laquelle elle puisse être comparée, on voit que toute détermination de la grandeur des phénomènes ne peut four nir un concept absolu de la grandeur, mais seulement un concept de comparaison.

Quand je dis simplement qu’une chose est grande, il semble que je ne fasse point de comparaison, du moins avec une mesure objective, puisque je ne détermine point par là combien la chose est grande. Or, quoique la mesure de comparaison soit purement subjective, le jugement n’en prétend pas moins à une approbation universelle. Ces jugements, cet homme est beau, il est grand, n’ont pas seulement de valeur pour celui qui les porte ; comme les jugements théoriques, ils réclament l’assentiment de chacun.

Comme en jugeant simplement qu’une chose est grande, nous ne voulons pas dire seulement que cette chose a une grandeur, mais que cette grandeur est supérieure à celle de beaucoup d’autres choses de la même espèce, sans déterminer davantage cette supériorité, nous donnons pour principe à notre jugement une mesure à laquelle nous croyons pouvoir attribuer une valeur universelle, et qui cependant ne nous sert point à former un jugement logique (mathématiquement déterminé) sur la grandeur, mais seulement un jugement esthétique, puisqu’elle n’est qu’un principe subjectif pour le jugement réfléchissant sur la grandeur. Cette mesure d’ailleurs peut être ou une mesure empirique, comme par exemple la grandeur moyenne des hommes que nous connaissons, des animaux d’une certaine espèce, des arbres, des maisons, des montagnes, etc. ; ou une mesure donnée a priori, et que la faiblesse de notre esprit astreint aux conditions subjectives d’une exhibition in concreto, comme, dans la sphère pratique, la grandeur d’une certaine vertu, de la liberté publique, de la justice dans un pays, ou, dans la sphère théorique, la grandeur de l’exactitude ou de l’inexactitude d’une observation ou d’une mesure établie, etc.

Or il est remarquable que, bien que nous n’attachions aucun intérêt à l’objet, c’est-à-dire bien que son existence nous soit indifférente, sa seule grandeur, même quand nous le considérons comme informe, peut produire en nous une satisfaction universelle, et par conséquent la conscience d’une finalité subjective dans l’usage de nos facultés de connaître. Mais cette satisfaction n’est pas attachée à l’objet (puisque cet objet peut être informe) comme cela est vrai du beau, où le Jugement réfléchissant se trouve déterminé d’une manière qui concorde avec la connaissance en général ; elle est attachée à l’extension de l’imagination par elle-même.

Quand nous disons simplement d’un objet qu’il est grand, nous ne portons pas un Jugement mathématiquement déterminé, mais un simple Jugement de réflexion sur la représentation de cet objet, laquelle s’accorde subjectivement avec un certain usage de nos facultés de connaître relatif à l’estimation de la grandeur ; et nous attachons toujours à cette représentation une espèce d’estime, comme à ce que nous appelons simplement petit, une espèce de mépris. Au reste, les Jugements par lesquels nous considérons les choses comme grandes ou comme petites portent sur tout, même sur toutes leurs qualités ; c’est pourquoi nous appelons la beauté grande ou petite : la raison en est que, quelle que soit la chose dont nous trouvions une exhibition dans l’intuition (que par conséquent nous nous représentions esthétiquement), c’est toujours un phénomène, par conséquent un quantum.

Mais quand nous disons qu’une chose est non-seulement grande, mais grande absolument et à tous égards (au-dessus de toute comparaison), c’est-à-dire sublime, nous ne permettons pas, comme on le voit aisément, qu’on cherche en dehors d’elle une mesure qui lui convienne ; nous voulons qu’on la trouve en elle-même. C’est une grandeur qui n’est égale qu’à elle-même. Il suit de là qu’il ne faut pas chercher le sublime dans les choses de la nature, mais seulement dans nos idées ; quant à la question de savoir dans quelles idées il réside, nous devons la réserver pour la déduction.

La définition que nous avons donnée tout à l’heure peut aussi s’exprimer de cette manière : le sublime est ce en comparaison de quoi toute autre chose est petite. Il est aisé de voir ici qu’on ne peut rien trouver dans la nature, si grand que nous le jugions, qui, considéré sous un autre point de vue, ne puisse descendre jusqu’à l’infiniment petit, et que réciproquement il n’y a rien de si petit qui, relativement à des mesures plus petites encore, ne puisse s’élever aux yeux de notre imagination jusqu’à la grandeur d’un monde. Les télescopes ont fourni une riche matière à la première observation, les microscopes à la seconde. Il n’y a donc pas d’objet des sens qui, considéré sur ce pied, puisse être appelé sublime. Mais précisément parce qu’il y a dans notre imagination un effort vers un progrès à l’infini, et dans notre raison une prétention à l’absolue totalité comme à une idée réelle, cette disconvenance même qui se manifeste entre notre faculté d’estimer la grandeur des choses du monde sensible et cette idée éveille en nous le sentiment d’une faculté suprasensible ; et c’est l’usage que le Jugement fait naturellement de certains objets en faveur de ce sentiment, et non l’objet des sens, qui est absolument grand, tandis qu’en comparaison tout autre usage est petit. Par conséquent, ce que nous nommons sublime, ce n’est pas l’objet, mais la disposition d’esprit produite par une certaine représentation occupant le Jugement réfléchissant.

Nous pouvons donc encore ajouter cette formule aux précédentes définitions du sublime : Le sublime est ce qui ne peut être conçu sans révéler une faculté de l’esprit qui surpasse toute mesure des sens.


§. XXVI.


De l’estimation de la grandeur des choses de la nature que suppose l’idée du sublime.


L’estimation de la grandeur par des concepts de nombres (ou par leurs signes algébriques) est mathématique ; celle qui se fait par la seule intuition (à vue d’œil) est esthétique. Or nous ne pouvons, il est vrai, sur la question de savoir combien une chose est grande, arriver à des concepts déterminés que par des nombres, dont la mesure est l’unité (tout au moins par des approximations formées par des séries numériques à l’infini) ; et ainsi toute estimation logique est mathématique. Mais comme la grandeur de la mesure doit être acceptée comme connue, si celle-ci ne pouvait être appréciée que mathématiquement, c’est-à-dire au moyen de nombres, dont l’unité serait une autre mesure, nous ne pourrions jamais avoir une mesure première ou fondamentale, par conséquent un concept déterminé d’une grandeur donnée. L’estimation de la grandeur d’une mesure fondamentale a donc pour caractère de pouvoir être immédiatement saisie dans une intuition et appliquée par l’ imagination à l’exhibition des concepts de nombre ; c’est-à-dire que toute estimation de la grandeur des objets de la nature est en définitive esthétique (ou subjectivement et non objectivement déterminée).

Maintenant, il n’y a pas de maximum pour l’estimation mathématique de la grandeur (car la puissance des nombres s’étend à l’infini) ; mais il y en a certainement un pour l’estimation esthétique, et ce maximum, considéré comme une mesure absolue, au-dessus de laquelle aucune autre n’est subjectivement possible (pour l’esprit qui juge), contient l’idée du sublime, et produit cette émotion que ne peut jamais produire l’estimation mathématique de la grandeur (à moins que cette mesure esthétique ne reste présente à l’imagination). Cette dernière, en effet, n’exprime jamais que la grandeur relative ou établie par comparaison avec d’autres de la même espèce, tandis que la première exprime la grandeur absolument, telle que l’esprit peut la saisir dans une intuition.

Pour trouver dans l’intuition un quantum dont elle puisse servir comme de mesure ou d’unité dans l’estimation mathématique de la grandeur, l’imagination a besoin de deux opérations, l’appréhension (apprehensio) et la compréhension (comprehensio œsthelica). L’appréhension ne présente pas de difficulté, car on peut la continuer à l’infini ; mais la compréhension devient d’autant plus difficile que l’appréhension est poussée plus loin, et elle parvient bientôt à son maximum, à savoir à la plus grande mesure esthétique possible de l’estimation de la grandeur. Car, lorsque l’appréhension est allée si loin que les premières représentations partielles de l’intuition sensible commencent déjà à s’éteindre dans l’imagination, tandis que celle-ci continue toujours son appréhension, elle perd d’un côté ce qu’elle gagne de l’autre, et la compréhension retombe toujours sur un maximum qu’elle ne peut dépasser.

On peut s’expliquer par là ce que remarque Savary dans ses Lettres sur l’Égypte, qu’il ne faut ni trop s’approcher ni trop s’éloigner des pyramides pour éprouver toute l’émotion que cause leur grandeur. Car si on s’en éloigne trop, les parties perçues (les pierres superposées) sont obscurément représentées, et cette représentation ne produit aucun effet sur le jugement esthétique. Si au contraire on s’en approche trop, l’œil a besoin de quelque temps pour continuer son appréhension de la base au sommet, et dans cette opération, les premières représentations s’éteignent toujours en partie avant que l’imagination ait reçu les dernières, en sorte que la compréhension n’est jamais complète. — On expliquera aussi de la même manière le trouble ou l’espèce d’embarras qui saisit, à ce qu’on raconte, celui qui entre pour la première fois dans l’église de Saint-Pierre de Rome. C’est ici en effet le sentiment de l’incapacité de notre imagination à se former une exhibition des idées d’un tout ; elle a atteint son maximum, et en s’efforçant de l’étendre elle retombe sur elle-même, ce qui produit une certaine satisfaction qui nous émeut.

Je ne veux point parler encore du principe de cette satisfaction liée à une représentation dont, ce semble, on ne devrait guère l’attendre, c’est-à-dire à une représentation dont nous saisissons la disconvenance subjective avec l’imagination ; je ferai seulement remarquer que, si on veut un jugement esthétique pur (qui ne soit point mêlé avec un jugement téléologique ou un jugement rationnel), pour le proposer comme un exemple tout à fait propre à la critique du jugement esthétique, il ne faut pas chercher le sublime dans les productions de l’art (par exemple dans des édifices, des colonnes, etc.), où un but humain détermine la forme aussi bien que la grandeur, ni dans les choses de la nature dont le concept contient déjà un but déterminé (par exemple dans les animaux d’une destination connue) ; mais dans la nature sauvage (et encore, à condition qu’elle n’offre aucun attrait et n’excite aucune crainte par quelque danger réel), en tant seulement qu’elle contient de la grandeur. Dans cette espèce de représentation, la nature ne renferme rien de monstrueux (de magnifique ou de terrible) ; la grandeur qu’on y saisit peut être étendue à volonté, pourvu que l’imagination puisse en former un tout. Un objet est monstrueux *[2] quand il détruit par sa grandeur la fin qui constitue son concept. On appelle colossale l’exhibition d’un concept, quand elle est presque trop grande pour toute exhibition (quand elle touche au monstrueux relatif) ; car le but de l’exhibition d’un concept est manqué, par cela même que l’intuition de l’objet est presque trop grande pour notre faculté d’appréhension. Mais un pur jugement sur le sublime ne doit point être fondé sur le concept d’une fin de l’objet, sous peine de n’être pas esthétique, et de se mêler avec quelque jugement de l’entendement ou de la raison.



Puisque la représentation de toute chose qui plaît sans intérêt au jugement réfléchissant contient nécessairement une finalité subjective et universelle, mais qu’ici le jugement ne se fonde point (comme pour le beau) sur une finalité de la forme de l’objet, on demande quelle est cette finalité subjective, et d’où vient qu’elle est pour nous une règle qui nous fait attacher une satisfaction agréable à un simple jugement de grandeur, et à un jugement où notre faculté d’imagination se trouve impuissante à l’endroit de l’exhibition du concept d’une grandeur.

L’imagination dans la compréhension qu’exige la représentation de la grandeur s’avance d’elle-même indéfiniment, sans que rien lui fasse obstacle ; mais l’entendement la conduit au moyen des concepts de nombre dont elle doit fournir le schème ; et comme cette opération se rapporte à l’estimation logique de la grandeur, elle a une finalité objective, elle se fonde sur le concept d’une fin (comme est toute mesure) : il n’y a rien là qui s’adresse et qui plaise au jugement esthétique. Il n’y a rien non plus qui oblige à pousser la grandeur de la mesure, par conséquent celle de la compréhension de la pluralité en une intuition jusqu’aux limites de la faculté d’imagination, jusqu’où celle-ci peut étendre son exhibition. Car dans l’estimation intellectuelle (arithmétique) des grandeurs, qu’on pousse la compréhension des unités jusqu’au nombre 10 (comme dans la décade), ou seulement jusqu’à 4 (comme dans la tétrade), cela revient au même ; mais la compréhension, ou, quand l’intuition fournit le quantum, l’appréhension ne peut être poussée plus loin que progressivement (non d’une manière compréhensive), suivant un principe donné de progression. Dans cette estimation mathématique de la grandeur, l’entendement est également satisfait, quand l’imagination choisit pour unité une grandeur qu’on peut saisir d’un coup d’œil, comme un pied ou une perche, ou quand elle choisit un mille allemand, ou même le diamètre de la terre dont l’appréhension est possible dans une intuition de l’imagination, mais non la compréhension (je parle de la comprehensio esthetica, non de la comprehensio logica dans un concept de nombre). Dans les deux cas, l’estimation logique de la grandeur s’étend sans obstacle jusqu’à l’infini.

Mais l’esprit entend en lui-même la voix de la raison, qui, pour toutes les grandeurs données, même pour celles que l’appréhension ne peut jamais entièrement saisir, mais qu’on doit pourtant juger (dans la représentation sensible) comme entièrement données, exige la totalité, par conséquent la compréhension dans une intuition, et pour tous ces membres d’une série croissante de nombres l’exhibition, et qui même n’exclut pas l’infini (l’espace et le temps écoulé) de cette exigence, mais nous oblige au contraire à le concevoir (dans le jugement de la raison commune) comme donné en entier (dans sa totalité).

Or l’infini est absolument (non pas seulement comparativement) grand ; toute autre chose (de la même espèce de grandeur) est petite en comparaison. Mais, ce qui est l’important, le pouvoir que nous avons de le concevoir au moins comme un tout révèle une faculté de l’esprit qui dépasse toute mesure des sens. Car on ne peut admettre qu’une compréhension nous fournisse pour unité une mesure qui aurait un rapport déterminé, exprimable en nombres, avec l’infini. Si donc il est possible au moins de concevoir l’infini sans contradiction, il faut admettre pour cela dans l’esprit humain une faculté qui elle-même soit supra-sensible. C’est à cette faculté et à l’idée qu’elle nous fournit d’un noumène, qui ne donne lieu lui-même à aucune intuition, mais qui sert de substratum à l’intuition du monde, considéré comme phénomène, c’est à cette idée que nous devons de comprendre tout entier sous un concept l’infini du monde sensible, dans une estimation pure et intellectuelle de la grandeur, quoique nous ne puissions jamais le concevoir mathématiquement, par des concepts de nombre. Cette faculté que nous avons de concevoir comme donné (dans son substratum intelligible) l’infini de l’intuition supra-sensible dépasse toute mesure de la sensibilité, et elle est même plus grande, sans aucune comparaison possible, que la faculté d’estimation mathématique. Ce n’est pas qu’au point de vue théorique elle vienne au secours de la faculté de connaître, mais elle donne de l’extension à l’esprit qui se sent capable, à un autre point de vue (au point de vue pratique), de dépasser les limites de la sensibilité.

La nature est donc sublime dans ceux de ses phénomènes dont l’intuition entraîne l’idée de son infinité, ce qui ne peut arriver qu’à cause du défaut et par suite d’un très-grand effort de l’imagination dans l’estimation de la grandeur d’un objet. Or, dans l’estimation mathématique des grandeurs, l’imagination est capable de donner pour chaque objet une mesure suffisante, car les concepts numériques de l’entendement peuvent, par progression, adapter toute mesure à toute grandeur. C’est donc dans l’estimation esthétique de la grandeur que l’effort tenté pour, atteindre la compréhension dépasse le pouvoir de l’imagination ; c’est là qu’avec le sentiment d’une appréhension qui tend progressivement à un tout d’intuition, nous apercevons l’inaptitude de l’imagination, dont le progrès n’a pas de limites, à saisir et à appliquer une mesure capable de servir à l’estimation de la grandeur, sans donner aucune peine à l’entendement. Or la vraie mesure immuable de la nature est son absolue totalité, c’est-à —dire la compréhension de l’infinité de la nature envisagée comme phénomène. Mais comme cette mesure est un concept contradictoire en soi (à cause de l’impossibilité de l’absolue totalité d’un progrès sans fin), la grandeur d’un objet de la nature pour laquelle l’imagination dépense en vain toute sa faculté de compréhension conduira nécessairement du concept de la nature à un substratum supra-sensible (servant à la fois de fondement à la nature et notre faculté de penser), qui est grand au delà de toute mesure des sens, et par conséquent ce sera moins l’objet qu’elle nous fera regarder comme sublime que l’état de l’esprit dans l’estimation de cet objet.

Ainsi, de même que le jugement esthétique en matière de beau rapporte le libre jeu de l’imagination à l’entendement pour la mettre d’accord avec des concepts intellectuels en général (sans les déterminer), de même, en matière de sublime, il rapporte cette même faculté à la raison pour l’accorder subjectivement avec des idées rationnelles (indéterminées), c’est-à —dire pour produire un état de l’esprit conforme à celui que produirait sur le sentiment l’influence d’idées déterminées (pratiques) et très-conciliable avec lui.

On voit aussi par là que la véritable sublimité ne doit être cherchée que dans l’esprit de celui qui juge, non dans l’objet de la nature, dont le jugement occasionne cet état. Qui voudrait appeler sublimes des montagnes informes, entassées les unes sur les autres dans un désordre sauvage, avec leurs pyramides de glace, ou une mer sombre et orageuse, ou d’autres choses de cette espèce ? Mais l’esprit se sent élevé dans sa propre estime, lorsque, comtemplant ces choses sans avoir égard à leur forme, il s’abandonne à l’imagination et à la raison, laquelle tout en s’unissant à la première sans but déterminé a pour effet de l’étendre, et qu’il sent combien toute la puissance de son imagination est inférieure aux idées de sa raison.

Les exemples du sublime mathématique de la nature, dans la simple intuition que nous en avons, nous présentent tous des cas où on donne moins pour mesure à l’imagination un grand concept numérique qu’une grande unité (afin d’abréger les séries numériques). Nous estimons la grandeur d’un arbre d’après celle de l’homme ; cette grandeur sert sans doute ensuite de mesure pour une montagne, et si celle-ci est haute d’un mille, elle peut servir d’unité pour le nombre qui exprime le diamètre de la terre, et faire de celui-ci un objet d’intuition. A son tour ce diamètre peut servir pour tout le système planétaire que nous connaissons ; celui-ci pour celui de la Voie Lactée, et pour l’innombrable quantité de ces voies lactées appelées étoiles nébuleuses, qui constituent probablement entre elles un semblable système, et il n’y a pas ici de limites à chercher. Or le sublime, dans le Jugement esthétique que nous portons sur un tout aussi immense, consiste moins dans la grandeur du nombre qu’en ce qu’en avançant nous arrivons toujours à des unités plus grandes, en quoi nous sommes aidés par la description systématique du monde. C’est ainsi que toute la nature nous paraît petite à son tour, et que notre imagination, malgré toute son infinité, et la nature avec elle s’évanouissent devant les idées de la raison, quand on veut trouver une exhibition qui leur convienne.


§. XXVII.


De la qualité de la satisfaction attachée au jugement du sublime.


Le sentiment de notre incapacité à atteindre une idée, qui est pour nous une loi, c’est l’estime. Or l’idée de la compréhension de tout phénomène possible dans l’intuition d’un tout, nous est prescrite par une loi de la raison, qui ne reconnaît d’autre mesure universelle et immuable que le tout absolu. Mais notre imagination, même dans son plus grand effort, montre ses limites et son inaptitude à l’égard de cette compréhension d’un objet donné en un tout d’intuition qu’on attend d’elle (par conséquent à l’égard de l’exhibition de l’idée de la raison), mais en même temps aussi elle montre que sa destination est de chercher à s’approprier à cette idée comme à une loi. Ainsi le sentiment du sublime dans la nature est un sentiment d’estime pour notre propre destination ; mais par une sorte de substitution (en convertissant en estime pour l’objet celle que nous éprouvons pour l’idée de l’humanité en nous), nous rapportons ce sentiment à un objet de la nature qui nous rend comme visible la supériorité de la destination rationnelle de nos facultés de connaître sur le plus grand pouvoir de la sensibilité.

Le sentiment du sublime est donc à la fois un sentiment de peine qui naît de la disconvenance de l’imagination, dans l’estimation esthétique de la grandeur, avec l’estimation rationnelle, et un sentiment de plaisir produit par l’accord de ce même jugement, que nous portons sur l’impuissance des plus grands efforts de la sensibilité, avec des idées de la raison, en tant que c’est pour nous une loi de ne pas laisser de tendre à ces idées. C’est en effet pour nous une loi (de la raison), et il est dans notre destination de regarder comme petit, en comparaison des idées de la raison, tout ce que la nature, en tant qu’objet des sens, contient de grand pour nous ; et ce qui excite en nous le sentiment de cette destination supra-sensible s’accorde avec cette loi. Or l’effort extrême que fait l’imagination pour arriver à l’exhibition de l’unité dans l’estimation de la grandeur indique une relation à quelque chose d’absolument grand, par conséquent aussi une relation à cette loi de la raison qui ne permet pas une autre mesure suprême des grandeurs. Ainsi, la perception intérieure de la disconvenance de toute mesure sensible avec l’estimation rationnelle de la grandeur suppose une conformité aux lois de la raison ; elle •contient une peine excitée en nous par le sentiment de notre destination supra-sensible, d’après laquelle il convient, et par conséquent c’est un plaisir de trouver toute mesure de la sensibilité inférieure aux idées de l’entendement.

Dans la représentation du sublime de la nature l’esprit se sent ému, tandis que dans ses jugements esthétiques sur le beau de la nature, il reste dans une calme contemplation. Cette émotion (surtout à son début) est comme un ébranlement dans lequel nous nous sentons alternativement et rapidement attirés et repoussés par le même objet. Le transcendant est pour l’imagination (qui y est poussée dans l’appréhension de l’intuition) comme un abîme où elle craint de se perdre ; mais pour l’idée rationnelle du supra-sensible, il n’y a rien de transcendant, il n’y a rien que de légitime à tenter un pareil effort d’imagination : par conséquent il y a ici une attraction précisément égale à la répulsion qui agit sur la pure sensibilité. Mais le jugement même n’est toujours qu’esthétique, parce que, sans se fonder sur aucun concept déterminé de l’objet, il se borne à représenter le jeu subjectif des facultés de l’esprit (l’imagination et la raison) comme harmonieux dans leur contraste même. Car l’imagination et la raison, par leur opposition, comme, dans le jugement du beau, l’imagination et l’entendement, par leur accord, produisent une finalité subjective des facultés de l’esprit, c’est-à-dire le sentiment que nous avons une raison pure indépendante, ou une faculté d’estimer la grandeur dont la supériorité ne peut être rendue sensible qu’au moyen de l’insuffisance de l’imagination, qui est elle-même illimitée dans l’exhibition des grandeurs (des objets sensibles).

La mesure d’un espace ( en tant qu’appréhension) est en même temps une description de cet espace, par conséquent un mouvement objectif de l’imagination, et une progression 1[3] ; la compréhension de la pluralité dans l’unité, non par la pensée, mais par l’intuition, par conséquent la compréhension en un moment des éléments successivement saisis est au contraire une régression 2[4] qui supprime la condition du temps dans la progression de l’imagination et nous donne la coexistence. C’est donc (puisque la succession du temps est une condition subjective de l’imagination) un mouvement subjectif de l’imagination, par lequel cette faculté fait violence au sens intime et qui doit être d’autant plus remarquable, que le quantum compris par l’imagination dans une intuition est plus grand. Ainsi, l’effort tenté pour saisir dans une intuition unique une mesure de grandeur dont l’appréhension exige beaucoup de temps est un mode de représentation, qui, subjectivement considéré, ne s’accorde pas avec le but qu’il se propose, mais qui contient une finalité objective, puisqu’il est nécessaire à l’estimation de la grandeur, et cette violence même que l’imagination fait au sujet est jugée conforme à toute la destination de l’esprit.

La qualité du sentiment du sublime consiste en ce qu’il est le sentiment d’un déplaisir qui se lie à la faculté de juger esthétiquement d’un objet, et dans lequel nous nous représentons en même temps une finalité. C’est qu’en effet la conscience de notre propre impuissance éveille celle d’une faculté illimitée, et que l’esprit ne peut juger esthétiquement de celle-ci que par celle-là.

Dans l’estimation logique de la grandeur, l’impossibilité d’arriver à l’absolue totalité par la progression de la mesure des choses du monde sensible dans le temps et dans l’espace, était regardée comme objective, c’est-à-dire comme une impossibilité de concevoir l’infini comme donné tout entier, et non pas comme purement subjective, c’est-à-dire comme une impuissance à le saisir, car il ne s’agit pas là du degré de la compréhension dans une intuition prise pour mesure, mais tout se rapporte à un concept de nombre. Mais dans une estimation esthétique de la grandeur, le concept de nombre doit être écarté ou modifié, et la compréhension de l’imagination comme unité de

mesure (abstraction faite par conséquent des concepts d’une loi de la génération successive des concepts de grandeur) est seule conforme à ce genre d’estimation. — Or, quand une grandeur touche presque la limite de notre faculté de compréhension par intuition, et que l’imagination est provoquée par des quantités numériques (dans lesquelles nous sentons que notre puissance n’a pas de limites) à chercher la compréhension esthétique d’une plus grande unité, nous nous sentons alors esthétiquement renfermés dans des limites ; mais en même temps, en considérant l’extension que cherche à prendre l’imagination pour s’approprier à ce qui est illimité dans notre faculté de raison, c’est-à-dire à l’idée de la totalité absolue, nous trouvons une certaine finalité dans la peine que nous éprouvons, et par conséquent dans la disconvenance de l’imagination avec les idées rationnelles que cette disconvenance même a pour effet d’éveiller. Voilà comment le jugement esthétique renferme une finalité subjective pour la raison, en tant que source d’idées, c’est-à-dire d’une compréhension intellectuelle auprès de laquelle toute compréhension esthétique est petite, et c’est ainsi qu’en déclarant un objet sublime nous éprouvons un sentiment de plaisir, qui n’est possible qu’au moyen d’un sentiment de peine.
B.


Du sublime dynamique de la nature.


§. XXVIII.


De la nature considérée comme une puissance.


On appelle puissance[5] un pouvoir supérieur à de grands obstacles. On dit que cette puissance a de l’empire[6] quand elle est supérieure à la résistance que lui oppose une autre puissance. La nature considérée dans le jugement esthétique comme une puissance qui n’a aucun empire sur nous est dynamiquement sublime.

Pour juger la nature dynamiquement sublime, il faut se la représenter comme excitant la crainte (quoique la réciproque ne soit pas vraie, c’est-à-dire que tout objet qui excite la crainte ne soit pas sublime). En effet, dans le jugement esthétique (sans concept), on ne peut juger de la supériorité sur des obstacles que d’après la grandeur de la résistance. Or toute chose à laquelle nous nous efforçons de résister est un mal, et si nous trouvons que nos forces sont au-dessous de cette chose, elle est pour nous un objet de crainte. Ainsi, pour le jugement esthétique, la nature ne peut être considérée comme une puissance, par conséquent comme dynamiquement sublime, qu’autant qu’elle est considérée comme un objet de crainte.

Mais on peut considérer un objet comme redoutable[7] sans avoir peur devant lui ; c’est à savoir quand nous le jugeons de telle sorte que nous nous bornons à concevoir le cas où nous voudrions lui faire quelque résistance, et que nous voyons qu’alors toute résistance serait vaine. Ainsi, l’homme vertueux craint Dieu sans avoir peur devant lui, parce qu’il ne pense pas avoir à craindre un cas où il voudrait résister à Dieu et à ses ordres. Mais pour toute cette sorte de cas qu’il ne regarde pas comme impossible en soi, il déclare Dieu redoutable.

Celui qui a peur ne peut pas plus juger du sublime de la nature, que celui qui est dominé par l’inclination et le désir ne peut juger du beau. Il fuit l’aspect de l’objet qui lui inspire cette crainte, car il est impossible de trouver de la satisfaction dans une crainte sérieuse. Aussi le sentiment que nous éprouvons quand nous nous sentons délivrés d’un danger est-il un sentiment de joie[8]. Mais cette joie suppose que nous ne serons plus exposés à ce danger, et, bien loin de chercher l’occasion de nous rappeler la sensation que nous avons éprouvée, nous la repoussons de notre esprit.

Des rochers audacieux suspendus dans l’air et comme menaçants, des nuages orageux se rassemblant au ciel au milieu des éclairs et du tonnerre, des volcans déchaînant toute leur puissance de destruction, des ouragans semant après eux la dévastation, l’immense océan soulevé par la tempête, la cataracte d’un grand fleuve, etc. ; ce sont là des choses qui réduisent à une insignifiante petitesse notre pouvoir de résistance, comparé avec de telles puissances. Mais l’aspect en est d’autant plus attrayant qu’il est plus terrible, pourvu que nous soyons en sûreté ; et nous nommons volontiers ces choses sublimes, parce qu’elles élèvent les forces de l’âme au-dessus de leur médiocrité ordinaire, et qu’elles nous font découvrir en nous-mêmes un pouvoir de résistance d’une tout autre espèce, qui nous donne le courage de nous mesurer avec la toute-puissance apparente de la nature.

En effet, de même que l’immensité de la nature et notre incapacité à trouver une mesure propre à l’estimation esthétique de la grandeur de son domaine nous ont révélé notre propre limitation, mais nous ont fait découvrir en même temps, dans notre faculté de raison, une autre mesure non sensible, qui comprend en elle cette infinité même comme une unité, et devant laquelle tout est petit dans la nature, et nous ont montré par là, dans notre esprit, une supériorité sur la nature considérée dans son immensité ; de même, l’impossibilité de résister à sa puissance nous fait reconnaître notre faiblesse en tant qu’êtres de la nature, mais elle nous découvre en même temps une faculté par laquelle nous nous jugeons indépendants de la nature, et elle nous révèle ainsi une nouvelle supériorité sur elle : cette supériorité est le principe d’une espèce de conservation de soi-même bien différente de celle qui peut être attaquée et mise en danger par la nature extérieure, car l’humanité dans notre personne reste ferme, alors même que l’homme cède à cette puissance. Ainsi, dans nos jugements esthétiques, la nature n’est pas jugée sublime en tant qu’elle est terrible, mais parce qu’elle engage la force que nous sommes (qui n’est pas la nature) à regarder comme rien les choses dont nous nous inquiétons (les biens, la santé et la vie), et à considérer cette puissance de la nature (à laquelle, il est vrai, nous sommes soumis relativement à ces choses) comme n’ayant aucun empire sur nous-mêmes, sur notre personnalité, dès qu’il s’agit de nos principes suprêmes, de l’accomplissement ou de la violation de ces principes. La nature n’est donc ici nommée sublime que par l’imagination qui l’élève jusqu’à en faire une exhibition de ces cas où l’esprit peut se rendre sensible sa propre sublimité ou la supériorité de sa propre destination sur la nature.

Cette estime de soi-même ne perd rien à cette condition qui exige que nous soyons en sûreté pour éprouver cette satisfaction vivifiante, et que, comme il ne doit y avoir rien de sérieux dans le danger, il n’y ait rien (en apparence) de plus sérieux dans la sublimité de la faculté de notre esprit. C’est qu’en effet la satisfaction ne s’adresse ici qu’à la découverte de la destination de cette faculté, en tant que notre nature y est propre, tandis que le développement et l’exercice de cette faculté nous sont confiés et sont obligatoires. Et c’est la vérité, quelque claire conscience que l’homme puisse avoir de son impuissance présente et réelle, quand il pousse sa réflexion jusque-là.

Ce principe paraît tiré de bien loin, bien subtil, et par conséquent au-dessus de la portée d’un jugement esthétique ; mais l’observation de l’homme prouve le contraire, et montre qu’il sert de base aux jugements les plus vulgaires, quoiqu’on n’en ait pas toujours conscience. Quel est en effet même pour le sauvage le plus grand objet d’étonnement ? Un homme inaccessible à la crainte, qui par conséquent ne recule pas devant le danger, mais qui en même temps agit avec réflexion. Même dans la plus grande civilisation, la plus haute estime est pour le guerrier, mais à une condition : c’est qu’il montre aussi toutes les vertus de la paix, la douceur, la pitié et même un soin convenable de sa propre personne ; car c’est par là précisément qu’il fait paraître toute la force de son âme contre le danger. Aussi, qu’on dispute tant qu’on voudra sur la question de savoir lequel, de l’homme d’État ou du chef d’armée, mérite la préférence dans notre estime ; le jugement esthétique décide en faveur de ce dernier. La guerre même, quand elle est faite avec ordre et respect pour le droit des gens, a quelque chose de sublime, et elle rend l’esprit du peuple, qui la fait ainsi, d’autant plus sublime qu’il y est exposé à plus de dangers et qu’il s’y soutient courageusement : au contraire, une longue paix a ordinairement pour effet d’amener la domination de l’esprit mercantile, des plus bas intérêts personnels, de la lâcheté et de la mollesse, et elle abaisse l’esprit public.

A cette explication du concept du sublime, qui consiste à l’attribuer à la puissance, on pourrait objecter que nous avons coutume de nous représenter Dieu montrant sa colère et révélant sa sublimité dans les tempêtes, dans les orages, dans les tremblements de terre, et que, dans ces cas, il y aurait témérité et folie à imaginer une supériorité de notre esprit sur les effets, et, à ce qu’il semble, sur les fins d’une telle puissance. Ce n’est pas, dit-on, le sentiment de la sublimité de notre propre nature, mais bien plutôt l’abattement, le sentiment de notre entière impuissance qui semble être l’état convenable en présence d’un tel être, et qui accompagne ordinairement l’idée que nous nous faisons de cet être en présence de ces sortes d’événements de la nature. Dans les religions, en général, la seule manière d’être qui convienne en présence de la Divinité, c’est de se prosterner, d’adorer en baissant la tête, avec un visage triste, une voix tremblante : aussi la plupart des peuples l’ont-ils adoptée et l’observent-ils encore. Mais cette disposition d’esprit est loin d’être liée par elle-même et nécessairement à l’idée de la sublimité de la religion et de l’objet de la religion. L’homme, qui craint réellement, parce qu’il en trouve le sujet en lui-même, ayant conscience de pécher par de coupables pensées envers une puissance dont la volonté est irrésistible mais juste, celui-là n’est pas dans la disposition d’esprit convenable pour admirer la grandeur divine : il faut pour cela se sentir disposé à une calme contemplation et avoir le jugement tout à fait libre. Mais quand l’homme a conscience de la droiture de ses sentiments et les sait agréables à Dieu, alors seulement les effets de la puissance divine servent à réveiller en lui l’idée de la sublimité de cet être, car alors il sent en lui-même une sublimité de cœur conforme à sa volonté, et par là il est délivré de toute crainte en présence de ces effets de la nature qu’il ne regarde plus comme des effets de la colère divine. L’humilité même, ou la condamnation sévère de ces défauts, qui peuvent d’ailleurs aisément trouver leur excuse, même aux yeux d’une conscience pure, dans la fragilité de la nature humaine, est une sublime disposition d’esprit qui consiste à se soumettre volontairement à la douleur des remords pour en détruire la cause peu à peu. C’est par là seulement que la religion se distingue essentiellement de la superstition ; celle-ci n’inspire pas à l’esprit le sentiment du respect pour le sublime, mais elle le jette, plein de crainte et d’angoisse, aux pieds d’un être tout-puissant, à la volonté duquel l’homme effrayé se voit soumis, sans pourtant lui accorder son respect ; aussi la flatterie et les hommages intéressés prennent-ils alors la place de la religion qui convient à une bonne vie.

La sublimité ne réside donc en aucun objet de la nature, mais seulement dans notre esprit, en tant que nous pouvons avoir conscience d’être supérieurs à la nature qui est en nous, et par là aussi à la nature qui est hors de nous (en tant qu’elle a de l’influence sur nous). Toutes les choses qui excitent ce sentiment, et de ce nombre est la puissance de la nature qui provoque nos forces, s’appelle alors (quoique improprement) sublime ; ce n’est qu’en supposant cette idée en nous, et relativement à elle, que nous sommes capables d’arriver à l’idée de la sublimité de cet être qui ne produit pas seulement en nous un respect intérieur par la puissance qu’il révèle dans la nature, mais bien plutôt par le pouvoir qui est en nous de regarder celle-ci sans crainte, et de concevoir la supériorité de notre destination.


§. XXIX.


De la modalité du jugement sur le sublime de la nature.


Il y a dans la nature une infinité de choses belles pour lesquelles nous supposons et pouvons même attendre, sans nous tromper, un parfait accord entre le jugement d’autrui et le nôtre ; mais dans notre jugement sur le sublime de la nature, nous ne pouvons pas nous promettre aussi facilement l’assentiment d’autrui. En effet une culture beaucoup plus grande, non-seulement du Jugement esthétique, mais aussi des facultés de connaître qui en sont le principe, semble nécessaire pour qu’on puisse porter un jugement sur l’excellence des objets de la nature.

La disposition d’esprit qui convient au sentiment du sublime est une disposition particulière pour les idées, car c’est précisément dans la disconvenance de la nature avec les idées, dans l’effort tenté par l’imagination pour traiter la nature comme un schème relativement aux idées, que consiste pour la sensibilité le terrible qui, en même temps, est attrayant. Il est attrayant pour elle en même temps que terrible, car il y a là une influence que la raison exerce sur elle afin de l’étendre conformément à son propre domaine (le domaine pratique), et de lui faire entrevoir l’infini qui est un abîme pour elle. Et, dans le fait, ce qu’un esprit, préparé par une certaine culture, appelle sublime ne se présente à l’homme grossier, en qui les idées morales ne sont pas développées, |que comme terrible. Dans ces désastres où la nature montre une si grande puissance de dévastation, et devant lesquels sa propre puissance est comme anéantie, il ne voit que les misères, les dangers, les peines dont serait entouré l’homme qui y serait exposé. C’est ainsi que ce bon et fin paysan de la Savoie, dont parle M. de Saussure, traitait de fous tous les amateurs des montagnes de glace ; et je n’oserais lui donner tout à fait tort si cet observateur avait affronté les dangers auxquels il s’exposait, uniquement, comme la plupart des voyageurs, par curiosité, ou bien pour avoir le plaisir d’en faire dans la suite de pathétiques descriptions. Mais son but était d’instruire les autres, et cet excellent homme avait et inspirait, par-dessus le marché, aux lecteurs de ses voyages les sentiments qui élèvent l’âme.

Mais si le jugement sur le sublime de la nature suppose une certaine culture (beaucoup plus que le jugement sur le beau), il n’est pas originairement né de cette culture, et ce n’est point une convention qui l’a introduit dans la société, mais il a son fondement dans la nature humaine, dans une qualité qu’on peut exiger de tous avec l’intelligence commune, à savoir dans cette disposition de notre nature sur laquelle se fonde le sentiment des idées (pratiques), c’est-à-dire le sentiment moral.

Or là est précisément le principe de la nécessité que nous attribuons à nos jugements sur le sublime en exigeant l’assentiment d’autrui. De même en effet que nous reprochons un manque de goût à celui qui reste indifférent en présence d’un objet de la nature que nous trouvons beau, nous disons de celui qui n’éprouve aucune émotion devant quelque chose que nous jugeons sublime, qu’il n’a pas de sentiment. Nous exigeons ces deux choses de tout homme, et s’il a quelque culture, nous les y supposons. Il n’y a ici d’autre différence sinon que, dans la première le Jugement se bornant à rapporter l’imagination à l’entendement comme à la faculté des concepts, nous l’exigeons directement de chacun, tandis que, dans la seconde le Jugement rapportant l’imagination à la raison comme à la faculté des idées, nous ne l’exigeons que sous une condition subjective (mais que nous nous croyons le droit de demander à chacun), à savoir celle du sentiment moral, car c’est pour cela que nous attribuons de la nécessité à ce jugement esthétique.

Cette modalité des jugements esthétiques ou cette nécessité qu’on leur accorde est un moment important pour la critique du Jugement. En effet cette qualité nous découvre dans ces jugements un principe a priori, et par là elle les enlève à la psychologie empirique dans laquelle ils resteraient ensevelis parmi les sentiments du plaisir et de la peine (n’ayant pour se distinguer que l’insignifiante épithète de sentiments plus délicats), et elle nous oblige à les rapporter, ainsi que la faculté de juger, à la classe de ces jugements qui s’appuient sur des principes a priori, et à les faire rentrer, comme tels, dans la philosophie transcendentale.


REMARQUE GÉNÉRALE SUR L’EXPOSITION DES JUGEMENTS ESTHÉTIQUES RÉFLÉCHISSANTS.


Relativement au sentiment du plaisir, un objet doit être rapporté ou à l’agréable, ou au beau, ou au sublime, ou au bien (absolu) (jucundum, pulchrum, sublime, honestum). L’agréable, en tant que mobile des désirs, est toujours de la même espèce, de quelque source qu’il vienne et quelque différentes que soient spécifiquement les représentations (du sens et de la sensation objectivement considérés). Aussi, quand il s’agit de juger de l’influence de l’agréable sur l’esprit, ne considère-t-on que le nombre des attraits (simultanés et successifs) et pour ainsi dire la masse des sensations agréables ; et c’est pourquoi ce jugement n’est possible qu’au moyen du concept de la quantité. Il n’y a point de culture à attendre ici, tout se rapporte à la jouissance.— Lebeau exige au contraire la représentation d’une certaine qualité de l’objet, qu’on peut aussi rendre intelligible et ramener à des concepts (quoiqu’on n’y ait pas recours dans le jugement esthétique), et qui cultive l’esprit en appelant son attention sur la finalité qui se manifeste dans le sentiment du plaisir. — Le sublime consiste uniquement dans la relation d’après laquelle nous jugeons le sensible dans la représentation de la nature comme propre à un certain usage supra-sensible possible. Le bien absolu, considéré subjectivement, d’après le sentiment qu’il inspire (ou comme objet du sentiment moral), en tant qu’il est capable de déterminer les facultés du sujet par la représentation d’une loi absolument nécessaire, a surtout pour caractère distinctif la modalité d’une nécessité reposant a priori sur des concepts, qui ne prétend pas seulement à l’assentiment de chacun, mais qui l’ordonne, qui n’ appartient pas en soi au Jugement esthétique (mais au Jugement intellectuel pur), et qui est attribuée à la liberté, et non à la nature, par un jugement déterminant, et non par un jugement réfléchissant. Mais la possibilité d’être déterminé *[9] par cette idée pour un sujet qui peut trouver des obstacles en lui-même, dans la sensibilité, mais qui en même temps peut sentir sa supériorité sur ces obstacles en en triomphant, en modifiant son état, le sentiment moral, en un mot, est lié au Jugement esthétique et à ses conditions formelles, en ce sens qu’on peut se représenter comme esthétique, c’est-à-dire comme sublime ou même comme belle, la moralité de l’action faite par devoir, sans altérer en rien sa pureté, ce qui n’aurait pas lieu, si on cherchait à l’unir par un lien naturel au sentiment de l’agréable.

Si on veut tirer le résultat de la précédente exposition des deux espèces de jugements esthétiques, voici les courtes définitions qui en sortiront :

Le beau est ce qui plaît dans le seul jugement (et non pas par conséquent au moyen de la sensation ou suivant un concept de l’entendement). Il suit de là naturellement qu’il doit plaire sans aucun intérêt.

Le sublime est ce qui plaît immédiatement par son opposition à l’intérêt des sens. Tous deux, comme expressions de jugements esthétiques universels, se rapportent à des principes subjectifs, soit que la sensibilité se trouve satisfaite en même temps que l’entendement contemplatif, ou qu’elle se trouve contrariée, mais au profit des fins de la raison pratique, et tous deux, unis dans le même sujet, ont un rapport avec le sentiment moral. Le beau nous prépare à aimer quelque chose, même la nature, sans intérêt ; le sublime à l’estimer, même contre notre intérêt (sensible).

On peut définir ainsi le sublime : c’est un objet (de la nature) dont la représentation détermine l’esprit à concevoir comme une exhibition d’idées l’impossibilité d’atteindre la nature.

A la lettre et logiquement parlant, il n’y a pas pour des idées d’exhibition possible. Mais lorsque nous étendons notre faculté empirique de représentation (mathématiquement ou dynamiquement) dans l’intuition de la nature, la raison intervient infailliblement qui proclame l’indépendance de la totalité absolue, et pousse l’esprit à faire effort, quoique inutilement, pour approprier aux idées la représentation des sens. Cet effort et le sentiment de l’impuissance de l’imagination à atteindre les idées est lui-même une exhibition de la finalité subjective de notre esprit, dans l’emploi de l’imagination, pour sa destination supra-sensible, et il nous force à concevoir subjectivement la nature même dans sa totalité comme une exhibition de quelque chose de supra-sensible, quoique nous ne puissions pas arriver objectivement à cette exhibition.

En effet nous remarquons bientôt qu’à la nature considérée dans l’espace et dans le temps manque entièrement l’inconditionnel, par conséquent aussi l’absolue grandeur que réclame cependant la raison la plus vulgaire. C’est précisément par là que nous sommes avertis que la nature n’est pour nous qu’un phénomène, et que nous ne devons la considérer que comme la simple exhibition d’une nature en soi (dont la raison a l’idée). Or cette idée du supra-sensible, que nous ne déterminons pas davantage, en sorte que nous ne pouvons connaître mais seulement concevoir la nature comme son exhibition, cette idée est éveillée en nous par un objet tel que le jugement esthétique, qui s’y applique, porte l’imagination jusqu’aux dernières limites, soit de son extension (mathématiquement), soit de sa puissance sur l’esprit (dynamiquement), en se fondant sur le sentiment d’une destination de l’esprit qui dépasse tout-à-fait le domaine de l’imagination (sur le sentiment moral), et en trouvant à la représentation de l’objet une finalité subjective pour ce sentiment.

Dans le fait il est impossible de concevoir un sentiment pour le sublime de la nature sans y joindre une disposition d’esprit semblable à celle qui convient au sentiment moral. Le plaisir immédiatement lié au beau de la nature suppose et cultive également une certaine libéralité de pensée, c’est-à-dire une satisfaction indépendante de la pure jouissance des sens, mais ici c’est plutôt un jeu pour la liberté qu’une occupation sérieuse ; or, c’est là au contraire le caractère propre du sublime comme celui de la moralité humaine où la raison fait nécessairement violence à la sensibilité ; seulement dans le jugement esthétique sur le sublime, cette violence est exercée par l’imagination même comme par un instrument de la raison.

La satisfaction attachée au sublime de la nature est donc simplement négative (tandis que celle qui s’attache au beau est positive) ; c’est le sentiment de l’imagination se privant elle-même de sa liberté et agissant conformément à une autre loi que celle de son exercice empirique. Par là elle reçoit une extension et une puissance plus grandes que celles qu’elle sacrifie, mais le principe lui en est cachée, tandis qu’elle sent le sacrifice ou la privation et en même temps la cause à laquelle elle est soumise. L’étonnement, voisin de la terreur, le frissonnement, la sainte horreur qu’on éprouve en voyant des montagnes qui s’élèvent jusqu’au ciel, de profonds abîmes où les eaux se précipitent en mugissant, une solitude profonde et qui dispose aux méditations mélancoliques, etc., ce sentiment n’est pas, si nous nous savons en sûreté, une crainte réelle, mais seulement un essai que nous tentons sur notre imagination pour sentir la puissance de cette faculté, pour accorder avec le calme de l’esprit le mouvement excité par ce spectacle, et pour nous montrer par-là supérieurs à la nature intérieure, et par conséquent à la nature extérieure, en tant qu’elle peut avoir de l’influence sur le sentiment de notre bien-être. En effet, quand l’imagination s’exerce suivant la loi d’association, elle fait dépendre notre satisfaction de conditions physiques ; mais, quand elle se conforme aux principes du schématisme du Jugement (par conséquent quand elle se soumet à la liberté), elle est un instrument de la raison et de ses idées, et à ce titre elle éveille en nous cette puissance qui proclame notre indépendance à l’égard des influences de la nature, qui regarde comme rien tout ce qui est grand comme objet de la nature, et qui ne place l’absolue grandeur que dans notre propre destination (la destination du sujet). Cette réflexion du Jugement esthétique, par laquelle nous cherchons à mettre l’imagination d’accord avec la raison (mais sans aucun concept déterminé de cette faculté) nous montre une finalité subjective pour la raison (comme faculté des idées) dans certains objets, à cause de cette dis184

CRITIQUE DU JUGEMENT ESTHÉTIQUE,

convenance même qu’ils nous font découvrir entre la raison et l’imagination considérée dans sa plus grande extension. N’oublions pas ici la remarque que nous avons déjà faite, à savoir que, dans l’esthétique transcendantale du Jugement, il ne doit être question que des jugements esthétiques purs, et que par conséquent les exemples ne peuvent pas être empruntés aux objets beaux et sublimes delà nature qui supposent le concept d’une fin, car alors la finalité serait ou téléologique ou fondée sur de simples sensations causées par un objet (le plaisir ou la douleur), et elle ne serait point par conséquent, dans le premier cas, purement esthétique, dans le second cas, purement formelle. Quand donc nous appelons sublime la vue du ciel étoilé, nous n’avons pas besoin, pour le juger ainsi, de concevoir des mondes habités par des êtres raisonnables et de considérer les points lumineux dont nous voyons l’espace rempli au-dessus de nous comme les soleils de ces mondes, se mouvant dans des cercles parfaitement appropriés à ces derniers ; il suffit de le voir tel qu’il nous apparaît, comme une immense voûte qui embrasse tout ; et ce n’est qu’à cette condition que nous pourrons lui attribuer la sublimité, qui est l’objet d’un pur jugement esthétique. De même pour trouver sublime la vue de l’océan, nous ne nous le représentons pas tel que le conçoit un esprit enrichi de toutes sortes de connaissances (que ne donne pas l’intuition immédiate), par exemple comme un vaste royaume peuplé de créatures aquatiques, ou comme un grand réservoir destiné à fournir les vapeurs qui chargent l’air de nuages au profit de la terre, ou encore comme un élément qui sépare les diverses parties de la terre, mais en leur permettant de communiquer entre elles, car ce sont là de véritables jugements téléologiques ; il faut se le représenter, ainsi que font les poètes, d’après ce que nous montre la vue, par exemple, quand il est calme, comme un miroir liquide qui n’est borné que par le ciel, ou quand il est orageux, comme un abîme qui menace de tout engloutir. Cela s’applique aussi aux jugements sur le sublime ou sur le beau dans la forme humaine : nous n’en devons pas chercher les principes dans les concepts des fins auxquelles sont destinées toutes les parties qui la composent, et permettre à la considération de l’appropriation de ces parties avec leurs fins d’influer sur notre jugement esthétique (car alors ce ne serait plus un jugement esthétique pur, bien que ce soit pour la satisfaction une condition nécessaire qu’il n’y ait pas de disconvenance entre les unes et les autres. La finalité esthétique est la légalité dans la liberté du Jugement. La satisfaction liée à l’objet dépend delà relation dans laque ! le nous voulons placer l’imagination ; mais il faut toujours qu’elle entretienne l’esprit par elle-même dans une libre occupation. Si au contraire le jugement est déterminé par quelque autre chose, soit par une sensation, soit par un concept de l’entendement, il peut être alors légitime, mais ce n’est pas un libre jugement. Quand donc on parle de beauté ou de sublimité intellectuelle, d’abord, on se sert d’expressions qui ne sont pas tout-à -fait exactes, car la beauté et la sublimité sont des modes esthétiques de représentation, qui ne se rencontreraient pas en nous si nous étions de pures intelligences (ou si nous nous supposions tels par la pensée) ; ensuite, quoique toutes deux, comme objets d’une satisfaction intellectuelle (morale), soient conciliables avec la satisfaction esthétique en ce sens qu’elles ne reposent sur aucun intérêt, il est difficile cependant de les concilier avec cette satisfaction, car elles doivent en produire un, et s’il faut que l’exhibition s’accorde ici avec la satisfaction du jugement esthétique, cela ne pourrait avoir lieu qu’au moyen d’un intérêt sensible lié à cette satisfaction, mais cela fait tort à la finalité intellectuelle et lui ôte sa pureté. L’objet d’une satisfaction intellectuelle, pure et inconditionnelle, est la loi morale considérée dans la puissance qu’elle exerce en nous sur tous les mobiles de l’esprit qui la précèdent ; et comme, à proprement parler, cette puissance ne se révèle esthétiquement que par des sacrifices (ce qui suppose une privation, mais au profit de la liberté intérieure, et ce qui nous découvre en même temps en nous l’immense profondeur de cette faculté suprasensible avec ses conséquences qui s’étendent à l’infini), la satisfaction, au point de vue esthétique (relativement à la sensibilité) est négative, c’est-à-dire contraire à l’intérêt des sens, et, au point de vue intellectuel, positive et liée à un intérêt. Il suit de là qu’à juger esthétiquement, on doit moins se représenter le bien intellectuel, qui contient une finalité absolue (le bien moral), comme beau que comme sublime, et qu’il excite plutôt le sentiment du respect (qui méprise l’attrait) que celui de l’amour et d’une douce inclination : car la nature humaine ne s’attache pas à ce bien par elle-même, mais par la violence que la raison fait à la sensibilité. Réciproquement, ce que nous appelons sublime dans la nature, soit au dehors, soit en nous-mêmes (par exemple certaines affections), nous ne nous le représentons que comme une puissance qu’a l’esprit de s’élever, par des principes humains, au-dessus de certains obstacles de la sensibilité, et c’est par là qu’il est intéressant. Arrêtons-nous un peu sur ce dernier point. L’idée du bien jointe à l’affection s’appelle enthousiasme. Cet état de l’esprit paraît tellement sublime, qu’on dit ordinairement que sans lui rien de grand ne peut être fait. Or toute affection [10] est aveugle ou dans le choix de sa fin, ou, quand cette fin est donnée par la raison, dans son accomplissement ; car c’est un mouvement de l’esprit qui nous rend incapables de toute libre réflexion sur les principes d’après lesquels nous devons nous déterminer. Il ne peut donc en aucune manière mériter une satisfaction de la raison. Cependant, esthétiquement, l’enthousiasme est sublime, car c’est une tension des forces produite par des idées qui donnent à l’esprit un élan beaucoup plus puissant et plus durable que ne peut faire l’attrait des représentations sensibles. Mais (ce qui paraît étrange) l'absence de toute affection [11] (apathia, phlegma in significatu bono) dans un esprit qui suit rigoureusement ses principes immuables, est sublime, et d’une espèce de sublimité bien plus grande, car elle a, aussi pour elle la satisfaction de la raison. Cet état de l’esprit s’appelle noble, et cette expression s’applique ensuite aux choses, par exemple à un édifice, à un vêtement, à un certain genre de style, à un certain maintien du corps, et à d’autres choses de ce genre, quand elles excitent moins l'étonnement[12] (l’affection produite par la représentation d’une nouveauté qui surpasse notre attente) que l’admiration[13] (espèce d’étonnement qui ne cesse pas lorsque la nouveauté disparaît), ce qui arrive, lorsqu’on voit une exhibition d’idées s’accorder sans dessein et sans art avec la satisfaction esthétique. Toute affection du genre courageux[14] [à savoir celle qui excite .la conscience de nos forces à vaincre toute résistance (animi strenui)] est esthétiquement sublime, par exemple la colère, le désespoir même (j’entends celui où domine l'emportement et non la lâcheté). L’affection du genre languissant[15] [qui fait de l’effort de la résistance un objet de peine (animum languidum reddit)] n’a rien de noble en soi, mais peut se rapporter au beau du genre sensible. Les émotions qui peuvent s’élever jusqu’au rang d’affections sont donc très-différentes. Il y en a de vives, il y en a de tendres. Quand ces dernières montent jusqu’à l’affection, elles ne valent plus rien ; le penchant pour cette espèce d’affection s’appelle sensiblerie. La douleur qui vient de la compassion pour le malheur d’autrui, et qui n’a pas besoin de consolation, ou quand il s’agit d’un malheur imaginaire, celle où nous nous livrons volontairement à l’illusion de la fantaisie, comme s’il s’agissait de choses réelles, cette douleur indique et rend une âme tendre, mais faible en même temps, qui montre un beau côté et en qui on peut reconnaître de l’imagination, mais non de l’enthousiasme. Des pièces de théâtre romanesques et larmoyantes ; de fades préceptes de morale qui traitent comme un jeu ce qu’on appelle (à tort) les nobles sentiments, mais qui, en réalité, amollissent le cœur, le rendent insensible à la sévère loi du devoir, incapable de tout respect pour la dignité de l’humanité dans notre personne, et pour le droit des hommes (ce qui est tout autre chose que leur bonheur), et, en général, incapable de tout ferme principe ; un discours religieux même, qui nous engage à captiver la faveur divine par des moyens bas et humiliants, et nous fait perdre par là toute confiance en notre propre pouvoir de résister au mal, au lieu de nous inspirer la ferme résolution d’employer, à dompter nos passions, les forces qui nous restent encore, malgré notre fragilité ; une fausse humilité, qui voit dans le mépris de soi-même, dans un repentir bruyant et intéressé, dans une disposition d’esprit toute passive, le seul moyen d’être agréable à l’Être suprême : ce sont là des choses qui ne vont guère avec ce qu’on peut regarder comme la beauté, et bien moins encore avec ce qu’on peut regarder comme la sublimité de l’esprit. Mais aussi les mouvements impétueux de l’esprit, soit qu’ayant pour but l’édification, ils se lient aux idées de la religion, soit que, se bornant à la culture de l’âme, ils se lient à des idées qui renferment un intérêt commun, ces mouvements, quelque essor qu’ils donnent à l’imagination, ne peuvent prétendre au rang du sublime, s’ils ne laissent après eux dans l’esprit une disposition qui ait une influence indirecte sur la conscience de ses forces et sur sa résolution relativement à ce qui renferme une finalité intellectuelle pure (le suprasensible). Car, sinon, tous ces mouvements se rapportent au genre d’émotion qu’on aime à cause de la santé. La langueur agréable, qui suit une secousse produite par le jeu des affections, est une jouissance du bien-être qui résulte du rétablissement de l’équilibre dans nos forces diverses. C’est, en définitive, quelque chose comme cette jouissance que les voluptueux de l’Orient trouvent si agréable, quand ils se font masser le corps, presser et plier doucement les muscles et les articulations ; seulement là le principe moteur est en grande partie en nous, tandis qu’ici au contraire il est toutà-fait hors de nous. Tel se croit édifié par un serPage:Kant - Critique du jugement, trad. Barni, tome premier.djvu/222 Page:Kant - Critique du jugement, trad. Barni, tome premier.djvu/223 Page:Kant - Critique du jugement, trad. Barni, tome premier.djvu/224 Page:Kant - Critique du jugement, trad. Barni, tome premier.djvu/225 gination nous transporte dans une campagne éloignée, ou bien (chez les jeunes gens) dans ces rêves de bonheur où l’on passe sa vie dans une île inconnue au reste du monde, avec une petite famille, rêves dont les romanciers ou les inventeurs de robinsonades savent tirer un si bon parti. La fausseté, l'ingratitude, l’injustice, la puérilité dans des choses que nous regardons comme grandes et importantes, et dans lesquelles les hommes se font à eux-mêmes et entre eux tous les maux imaginables, voilà des vices tellement contraires à l’idée de ce que les hommes pourraient être, s’ils voulaient, et au désir ardent que nous avons de les voir meilleurs, que, pour ne pas les haïr, quand nous ne pouvons plus les aimer, l’abandon de tous les plaisirs que peut donner la société paraît un léger sacrifice. La tristesse que nous éprouvons à voir le mal, je ne parle pas de celui que le sort envoie aux autres (la tristesse ici viendrait de la sympathie), mais de celui que les hommes se font entre eux (la tristesse ici vient de l’antipathie des principes), cette tristesse est sublime parce qu’elle repose sur des idées, l’autre est simplement belle. Le spirituel et profond M. de Saussure, dans la description de ses voyages aux Alpes, dit d’une montagne de la Savoie, appelée Bonhomme, “qu’il y règne une certaine tristesse fade”. Il reconnaissait donc aussi une tristesse intéresPage:Kant - Critique du jugement, trad. Barni, tome premier.djvu/227 Page:Kant - Critique du jugement, trad. Barni, tome premier.djvu/228 qu’elles soient, au point de vue objectif, simplement sensibles ou entièrement intellectuelles, peuvent être subjectivement liées au plaisir ou à la peine, si peu remarquables que soient l’un ou l’autre (puisqu’elles affectent toutes le sentiment de la vie, et qu’aucune d’elles, en tant qu’elle est une modification du sujet, ne peut être indifférente) ; que même, comme Épicure le prétendait, le plaisir et la douleur sont toujours en définitive corporels, qu’ils viennent de l’imagination ou des représentations de l’entendement, puisque la vie, sans le sentiment de l’organisme corporel, n’est autre chose que la conscience de l’existence, mais non le sentiment du bien-être ou du mal-être, c’est-à-dire de l’exercice facile ou pénible des forces vitales ; car l’esprit par lui seul est la vie (le principe de la vie), et les obstacles ou les auxiliaires doivent être cherchés hors de lui, mais toujours dans l’homme, par conséquent dans son union avec le corps. Mais si on prétend que la satisfaction que nous attachons à un objet vient uniquement de ce que cet objet nous plaît par l’attrait, par l’émotion, il ne faut demander à personne de donner son assentiment au jugement esthétique que nous portons ; car chacun ne peut que consulter son sentiment particulier. Mais alors disparaît toute critique du goût. L’exemple que donnent les autres par l’accord accidentel de leurs jugements, voilà la seule règle qu’on pourrait nous proposer, mais nous nous élèverions contre cette règle et nous en appellerions au droit que la nature nous a donné de soumettre à notre propre sentiment, et non à celui des autres, un jugement qui repose sur le sentiment immédiat du bien-être. Si donc le jugement de goût ne doit pas avoir une valeur individuelle, mais une valeur universelle, fondée sur sa nature même et non sur les exemples que d’autres donnent de leur goût ; s’il est vrai qu’il ait le droit d’exiger l’assentiment de chacun, il faut qu’il repose sur quelque principe a priori (objectif ou subjectif), auquel il est impossible d’arriver par la recherche des lois empiriques des modifications de l’esprit ; car ces lois nous font connaître seulement comment on juge, mais ne nous prescrivent pas comment on doit juger, et elles ne peuvent nous donner un ordre inconditionnel, comme celui que renferment les jugements du goût, qui veulent que la satisfaction soit immédiatement liée à une représentation. Que l’on commence donc, si l’on veut, par une exposition empirique des jugements esthétiques, pour préparer la matière d’une plus haute investigation, soit, mais l’examen transcendental de la faculté qui porte ces sortes de jugements, est possible et appartient à la critique du goût ; car, si le goût n’avait pas de principes a priori, il serait incapable d’apprécier les jugements des autres, et de les approuver ou de les blâmer avec quelque apparence de droit.

Ce qui nous reste à dire touchant l’analytique du Jugement esthétique forme la DÉDUCTION DES JUGEMENTS ESTHÉTIQUES PURS.[ndt 1]

§. XXX.
La déduction des jugements esthétiques sur les objets de la nature ne peut pas s’appliquer à ce que nous y nommons sublime, mais seulement au beau.

La prétention d’un jugement esthétique à l’universalité a besoin d’une déduction qui détermine le principe a priori sur lequel il doit reposer (c’est-à-dire qui légitime sa prétention), et il faut ajouter cette déduction à l’exposition de ce jugement, quand la satisfaction qu’il renferme est liée à la forme de l’objet. Tels sont les jugements de goût sur le beau de la nature. Alors, en effet, la finalité a son principe dans l’objet, dans sa figure, quoiqu’elle ne détermine pas d’après des concepts (pour former un jugement de connaissance) le rapport de cet objet avec d’autres, mais qu’elle concerne d’une manière générale l’appréhension de sa forme, en tant que celle-ci se montre conforme dans l’esprit à la faculté des concepts, en même temps qu’à celle de l’exhibition de ces concepts (ou à la faculté d’appréhension, car c’est la même chose). On peut donc, relativement au beau de la nature, proposer encore diverses questions touchant la cause de cette finalité de ses formes : par exemple, comment expliquer pourquoi la nature a répandu partout la beauté avec tant de profusion, même dans le fond de l’océan, où l’œil humain (pour lequel seul cependant elle semble faite) ne pénètre que rarement ? et d’autres questions du même genre.

Mais le sublime de la nature — quand il est l’objet d’un pur jugement esthétique, c’est-à-dire d’un jugement qui ne renferme point des concepts de perfection ou de finalité objective, comme un jugement téléologique — peut être considéré comme informe ou sans figure, et en même temps comme l’objet d’une satisfaction pure, et indiquer une certaine finalité subjective dans la représentation donnée ; or on demande si un jugement esthétique de cette espèce, outre l’exposition de ce que l’on conçoit en lui, a besoin aussi d’une déduction qui légitime sa prétention à quelque principe (subjectif) a priori.

À quoi je réponds que le sublime de la nature n’est appelé ainsi qu’improprement, et qu’à proprement parler il ne doit être attribué qu’à un état de l’esprit, ou plutôt aux principes qui le produisent dans la nature humaine. L’appréhension d’un objet d’ailleurs informe et discordant n’est que l’occasion qui amène le sentiment de cet état, et par conséquent l’objet est employé pour une fin subjective, mais, par lui-même et par sa forme, il n’a aucune finalité (c’est en quelque sorte species finalis accepta, non data). C’est pourquoi notre exposition des jugements sur le sublime de la nature en était en même temps la déduction. En effet, en analysant la réflexion de la faculté de juger dans cette sorte de jugements, nous y avons trouvé une relation des facultés de connaître à une finalité qui doit servir a priori de principe à la faculté d’agir suivant des fins (à la volonté), et par conséquent une relation qui elle-même contient une finalité a priori. Or cela nous a fourni immédiatement la déduction de cette espèce de jugements, en justifiant leur prétention à une valeur universellement nécessaire.

Nous n’avons donc à nous occuper que de la déduction des jugements de goût, c’est-à-dire des jugements sur la beauté de la nature, et par là nous traiterons tout entière la question à laquelle donne lieu ici le Jugement esthétique.

§. XXXI.
De la méthode propre à la déduction des jugements de goût.

La déduction, c’est-à-dire la vérification de la légitimité d’une certaine espèce de jugements, n’est obligatoire que quand cette espèce de jugements prétend à la nécessité ; et c’est le cas de ces jugements qui réclament une universalité subjective, c’est-à-dire l’assentiment de chacun, quoiqu’ils ne soient pas des jugements de connaissance, mais des jugements de plaisir ou de peine touchant un objet donné, c’est-à-dire quoiqu’ils ne prétendent qu’à une finalité subjective, en qualité de jugements de goût.

Dans ce dernier cas, il n’est donc point question d’un jugement de connaissance ; il ne s’agit ni d’un jugement théorique fondé sur le concept que l’entendement nous donne d’une nature en général, ni d’un jugement pratique (pur) fondé sur l’idée de la liberté, que la raison nous fournit a priori, et le jugement dont nous avons à vérifier la valeur a priori n’est ni un jugement qui représente ce qu’est une chose, ni un jugement qui nous prescrit ce que nous devons faire pour la produire : par conséquent, la valeur universelle qu’il s’agit ici d’établir, c’est seulement celle d’un jugement particulier qui exprime la finalité subjective d’une représentation de la forme d’un objet pour la faculté de juger en général. Il faut expliquer comment il est possible que quelque chose plaise (indépendamment de toute sensation ou de tout concept) dans le simple jugement que nous en portons, et comment la satisfaction de chacun peut être proposée comme une règle à tous les autres, de même que le jugement porté sur un objet pour en former une connaissance en général est soumis à des règles universelles.

Or si, pour établir cette valeur universelle, il ne suffit pas de recueillir des suffrages et d’interroger les autres sur leur manière de sentir, mais qu’il faille la fonder sur une autonomie du sujet qui juge du sentiment de plaisir (attaché à une représentation donnée), c’est-à-dire sur le goût dont il est doué, sans la dériver de concepts, un jugement de ce genre — tel est en effet le jugement de goût — a une double propriété logique : d’abord une valeur universelle a priori, non pas une valeur logique fondée sur des concepts, mais l’universalité d’un jugement particulier ; ensuite une nécessité (qui repose nécessairement sur des principes a priori), mais qui ne dépend d’aucune preuve a priori, dont la représentation puisse forcer l’assentiment que le jugement de goût exige de chacun.

Il est nécessaire d’expliquer ces propriétés logiques, par lesquelles un jugement de goût se distingue de tous les jugements de connaissance, et pour cela de faire abstraction d’abord du contenu de ce jugement, c’est-à-dire du sentiment de plaisir, et de se borner à comparer la forme esthétique avec la forme des jugements objectifs, tels que les prescrit la logique ; voilà ce qui seul convient à la déduction de cette singulière faculté. Nous exposerons donc d’abord ces propriétés caractéristiques du goût, en les éclaircissant par des exemples.

§. XXXII.
Première propriété du jugement de goût.

Le jugement de goût, en attachant une satisfaction à son objet (considéré comme beauté), prétend à l’assentiment universel, comme si c’était un jugement objectif.

Dire que cette fleur est belle, c’est proclamer son droit à la satisfaction de chacun. Ce qu’il y a d’agréable dans son odeur ne lui donne aucun droit de ce genre. Cette odeur vous plaît, mais elle me porte à la tête. Or ne semble-t-il pas suivre de là qu’on devrait regarder la beauté comme une propriété de la fleur même, qui ne se règle pas sur la diversité des individus et des organisations, mais sur laquelle ceux-ci doivent se régler pour en juger ? Et pourtant il n’en va pas ainsi. En effet le jugement de goût consiste précisément à n’appeler une chose belle que d’après la qualité par laquelle elle s’accommode à notre manière de l’apercevoir.

En outre on exige de tout véritable jugement de goût que celui qui le porte juge par lui-même, sans avoir besoin de tâtonner pour connaître les jugements des autres, et de s’enquérir préalablement de la satisfaction ou du déplaisir qu’ils attachent au même objet ; il faut qu’il prononce son jugement a priori et non par imitation, parce que la chose plaît en effet universellement. On pourrait être tenté de croire qu’un jugement a priori doit contenir un concept de l’objet, et fournir le principe de la connaissance de cet objet, mais le jugement du goût ne se fonde pas sur des concepts, et n’est pas en général une connaissance ; c’est un jugement esthétique.

C’est pourquoi un jeune poëte qui est convaincu de la beauté de son poëme ne se laisse pas aisément dissuader par le jugement du public ou par celui de ses amis, et, s’il consent à les écouter, ce n’est pas qu’il ait changé d’avis, mais c’est que, tout en accusant le public de mauvais goût, le désir d’être bien accueilli est pour lui un motif de s’accommoder à l’opinion commune (même en dépit de son propre jugement). Plus tard seulement, lorsque l’exercice aura donné plus de pénétration à son jugement, il renoncera de lui-même à sa première manière de juger, tout comme il fait à l’égard de ces jugements qui reposent sur la raison. Le goût implique autonomie. Prendre des jugements étrangers pour motifs de son propre jugement serait de l’hétéronomie.

On vante, il est vrai, et avec raison, les ouvrages des anciens comme des modèles, les auteurs en sont appelés classiques et forment, parmi les écrivains, comme une noblesse dont les exemples sont des lois pour le peuple ; n’est-ce pas là une preuve qu’il y a des sources du goût a posteriori, et cela n’est-il pas en contradiction avec l’autonomie du goût qui est le droit de chacun ? Mais on pourrait dire tout aussi bien que les anciens mathématiciens, regardés jusqu’ici comme d’utiles modèles de la solidité et de l’élégance extrêmes de la méthode synthétique, prouvent aussi que chez nous la raison est imitative et qu’elle est impuissante à produire par elle-même, au moyen de la construction des concepts, des arguments solides et qui attestent une intuition pénétrante. Il n’y a pas d’usage de nos forces, si libre qu’il soit, il n’y a pas non plus d’emploi de la raison (laquelle doit puiser a priori tous ses jugements aux sources communes) qui ne donnerait lieu à des essais malheureux, si chacun de nous devait toujours partir des premiers commencements, si d’autres ne nous avaient précédés dans la même voie, non pas pour ne laisser à leurs successeurs que le rôle d’imitateurs, mais pour nous aider par leur expérience à chercher les principes en nous-mêmes, et à suivre le même chemin, mais avec plus de succès. Dans la religion même, où chacun doit certainement tirer de lui-même la règle de sa conduite, puisque chacun en demeure responsable et ne peut reporter sur d’autres, comme sur ses maîtres ou ses prédécesseurs, la faute de ses péchés ; les préceptes généraux qu’on peut recevoir des prêtres ou des philosophes, ou qu’on peut trouver en soi-même, n’ont jamais autant d’influence qu’un exemple historique de vertu ou de sainteté, qui n’empêche pas l’autonomie de la vertu, fondée sur la véritable et pure idée (a priori) de la moralité, et qui ne la change pas en une imitation mécanique. Suivre[16] ce qui suppose quelque chose qui précède, et non imiter[17], c’est le mot qui convient pour exprimer l’influence que peuvent avoir sur d’autres les productions d’un auteur devenu modèle ; et cela signifie seulement, puiser aux mêmes sources où il a puisé lui-même, et apprendre de lui comment il faut s’en servir. Mais, par cela même que le jugement du goût ne peut être déterminé par des concepts et des préceptes, le goût est précisément, de toutes les facultés et de tous les talents, celui qui a le plus besoin d’apprendre par des exemples ce qui, dans le progrès de la culture, a obtenu le plus long assentiment, s’il ne veut pas redevenir bientôt inculte et retomber dans la grossièreté de ses premiers essais.


§. XXXIII.


Seconde propriété du jugement de goût.


Le jugement de goût ne peut être déterminé par des preuves, absolument comme s’il était purement subjectif.

Si quelqu’un ne trouve pas beau un édifice, une vue, un poëme, mille suffrages peuvent vanter la chose à laquelle il refuse son assentiment intérieur, ils ne sauraient le lui arracher. Telle est la première remarque à faire ici. Cet homme pourra bien feindre que cette chose lui plaît, pour ne pas paraître sans goût ; il pourra même commencer à douter s’il a suffisamment cultivé son goût par la connaissance d’un nombre suffisant d’objets d’une certaine espèce (comme celui qui, prenant de loin pour une forêt ce que tous les autres prennent pour une ville, doute du jugement de sa vue). Mais il comprend clairement que l’assentiment des autres n’est pas une preuve suffisante en fait de jugement sur la beauté ; il comprend que, si, à la rigueur, d’autres peuvent voir et observer pour lui, si, par conséquent, de ce que beaucoup ont vu d’une certaine manière une chose qu’il pense avoir vue autrement, il peut se croire suffisamment autorisé à admettre un jugement théorique, par conséquent logique, de ce qu’une chose a plu à d’autres, il ne s’ensuit pas qu’elle doive être l’objet d’un jugement esthétique. Que si le jugement d’autrui est contraire au nôtre, il peut bien nous faire concevoir de justes doutes sur le nôtre, mais non pas nous convaincre de son inexactitude. Il n’y a donc pas de preuve empirique qui puisse forcer le jugement de goût.

En second lieu, il n’y a pas non plus de preuve a priori qui puisse déterminer, d’après des règles établies, le jugement sur la beauté. Si quelqu’un me lit un poëme ou me conduit à la représentation d’une pièce qui, en définitive, choque mon goût, il a beau invoquer comme des preuves de la beauté de son poëme Batteux ou Lessing, ou d’autres critiques du goût plus anciens et plus célèbres encore, il a beau me citer toutes les règles établies par ces critiques, et me faire remarquer que certains passages, qui me déplaisent particulièrement, s’accordent parfaitement avec les règles de la beauté (telles qu’elles ont été données par ces auteurs et généralement reconnues) : je me bouche les oreilles, je ne veux entendre parler ni de principes, ni de raisonnements, et j’admettrai bien plutôt que ces règles des critiques sont fausses, ou que du moins ce n’est pas ici le cas de les appliquer, que je ne laisserai déterminer mon jugement par des preuves a priori, puisque ce doit être un jugement du goût, et non un jugement de l’entendement ou de la raison.

Il semble que ce soit là une des principales raisons qui ont fait désigner sous le nom de goût cette faculté du Jugement esthétique. En effet on peut bien m’énumérer tous les ingrédients qui entrent dans un certain mets, et me rappeler que chacun d’eux m’est d’ailleurs agréable, en m’assurant de plus avec vérité qu’il est très-sain, je reste sourd à toutes ces raisons, je fais l’essai de ce mets sur ma langue et sur mon palais, et c’est d’après cela (et non d’après des principes universels) que je porte mon jugement.

Dans le fait, le jugement de goût ne prend pas toujours la forme d’un jugement particulier sur un objet. L’entendement peut, en comparant un objet, relativement à la satisfaction qu’il donne, avec le jugement d’autrui sur les objets de la même espèce, porter un jugement universel, celui-ci par exemple : toutes les tulipes sont belles. Mais ce n’est pas alors un jugement de goût, c’est un jugement logique qui fait du rapport d’un objet avec le goût le prédicat des choses d’une certaine espèce en général. Celui, au contraire, par lequel je déclare belle une tulipe particulière donnée, c’est-à-dire celui dans lequel je trouve une satisfaction universellement valable, celui-là seul est un jugement de goût. Telle est donc la propriété de ce jugement : quoiqu’il n’ait qu’une valeur subjective, il réclame l’assentiment de tous, absolument comme peuvent le faire les jugements objectifs, qui reposent sur des principes de connaissance, et peuvent être arrachés par des preuves.



§. XXXIV.


Il ne peut y avoir de principe objectif du goût.


Un principe du goût serait un principe sous lequel on pourrait subsumer le concept d’un objet, pour en conclure que cet objet est beau. Mais cela est absolument impossible. Car le plaisir doit être immédiatement attaché à la représentation de l’objet, et il n’y a point d’argument qui puisse nous persuader de le ressentir. Quoique les critiques, comme dit Hume, puissent raisonner d’une manière plus spécieuse que les cuisiniers, le même sort les attend. Ils ne doivent pas compter sur la force de leurs preuves pour justifier leurs jugements, mais en chercher le principe dans la ré- flexion du sujet sur son propre état (de plaisir ou de peine), abstraction faite de tout précepte et de toute règle.

Si donc tous les critiques peuvent et doivent raisonner, de manière à corriger ou à étendre nos jugements de goût, ce n’est pas pour exprimer dans une formule universellement applicable le motif de cette espèce de jugements esthétiques, car cela est impossible ; mais pour étudier les facultés de connaître et leurs fonctions dans ces jugements, et pour expliquer par des exemples cette finalité subjective réciproque de l’imagination et de l’entendement, dont la forme, dans une représentation donnée, constitue (comme nous l’avons montré) la beauté de l’objet de cette représentation. Ainsi la critique du goût n’est que subjective, relativement à la représentation par laquelle un objet nous est donné : c’est-à-dire qu’elle est l’art ou la science qui ramène à des règles le rapport réciproque de l’entendement et de l’imagination dans la représentation donnée (rapport indépendant de toute sensation ou de tout concept antérieur), et qui, par conséquent, détermine les conditions de la concordance ou de la discordance de ces deux facultés. Elle est un art, quand elle se borne à expliquer ce rapport et ces conditions par des exemples ; une science, quand elle dérive la possibilité de cette espèce de jugements de la nature de ces facultés en tant que facultés de connaître en général. Nous n’avons à la considérer ici que sous ce dernier point de vue, comme critique transcendentale. Il s’agit d’expliquer et de justifier le principe subjectif du goût, en tant que principe a priori du Jugement. La critique, considérée comme art, cherche seulement à appliquer aux jugements du goût les règles physiologiques (ici psychologiques), par conséquent empiriques, d’après lesquelles le goût procède réellement (sans songer à la possibilité de ces règles) ; elle critique les productions des beaux-arts, de même que la science critique la faculté même de les juger.

§. XXXV. modifier

Le principe du goût est le principe subjectif du Jugement en général. modifier

Il y a cette différence entre le jugement de goût et le jugement logique, que celui-ci subsume, tandis que celui-là ne subsume pas une représentation sous le concept d’un objet ; sinon, l’assentiment nécessaire et universel que réclame un jugement de goût pourrait être arraché par des arguments. Mais il y a entre eux cette ressemblance que tous deux impliquent universalité et nécessité ; seulement l’universalité et la nécessité du jugement de goût ne sont pas déterminées par des concepts d’objet, et par conséquent elles sont simplement subjectives. Or, puisque ce sont les concepts qui constituent le contenu d’un jugement (ce qui appartient à la connaissance de l’objet), et que le jugement de goût ne peut être déterminé par des concepts, il ne se fonde que sur la condition formelle subjective d’un jugement en général. La condition subjective de tous les jugements est la faculté même de juger, ou le Jugement. Cette faculté, considérée relativement à une représentation par laquelle un objet est donné, exige la concordance de deux facultés représentatives : à savoir de l’imagination (pour l’intuition et l’assemblage des éléments divers de l’objet) et de l’entendement (pour le concept ou la représentation de l’unité de cet assemblage). Si donc le jugement ne se fonde point sur un concept d’objet, il ne peut consister que dans la subsumption de l’imagination même (dans une représentation par laquelle un objet est donné) sous les conditions qui permettent à l’entendement en général de passer de l’intuition à des concepts. En d’autres termes, puisque la liberté de l’imagination consiste dans la faculté qu’elle a de schématiser sans concept, le jugement de goût doit reposer uniquement sur le sentiment de l’influence réciproque de l’imagination avec sa liberté et de l’entendement avec sa conformité à des lois, par conséquent sur un sentiment qui nous fait juger l’objet d’après la finalité de la représentation (par laquelle cet objet est donné) pour le libre jeu de la faculté de connaître. Le goût, comme Jugement subjectif, contient donc un principe de subsumption, non pas des intuitions sous des concepts, mais de la faculté des intuitions ou des exhibitions (c’est-à-dire de l’imagination) sous la faculté des concepts (c’est-à-dire l’entendement), en tant que la première dans sa liberté s’accorde avec la seconde dans sa conformité à des lois. Pour découvrir la légitimité de ce principe par une déduction des jugements de goût, nous ne pouvons prendre pour guide que les propriétés formelles de cette espèce de jugements, et par conséquent nous n’y devons considérer que la forme logique.

§. XXXVI. modifier

Du problème de la déduction des jugements de goût. modifier

À la perception d’un objet peut être lié immédiatement, de manière à former un jugement de connaissance, le concept d’un objet en général dont cette perception contient les prédicats empiriques, et on aura ainsi un jugement d’expérience. Or ce jugement a son principe dans des concepts a priori qui forment l’unité synthétique des éléments divers de l’intuition, et au moyen desquels nous concevons ces éléments comme des déterminations d’un objet ; et ces concepts (les catégories) exigent une déduction que nous avons donnée dans la critique de la raison pure, et par laquelle nous avons pu trouver aussi la solution de ce problème : comment des jugements de connaissance synthétiques a priori sont-ils possibles ? Ce problème concernait donc les principes a priori de l’entendement pur et de ses jugements théoriques.

Mais une perception peut aussi être immédiatement liée à un sentiment de plaisir (ou de peine), à une satisfaction qui accompagne la représentation de l’objet et lui tienne lieu de prédicat, et il en résultera un jugement esthétique, ce qui n’est pas un jugement de connaissance. Quand ce jugement n’est pas un simple jugement de sensation, mais un jugement formel de réflexion, qui exige de chacun, comme nécessaire, la même satisfaction, il a nécessairement pour fondement quelque principe a priori qui doit être purement subjectif (car un principe objectif serait impossible pour cette espèce de jugements), mais qui a besoin, comme tel, d’une déduction qui explique comment un jugement esthétique peut prétendre à la nécessité. Or c’est là ce qui donne lieu au problème dont nous nous occupons maintenant : comment des jugements de goût sont-ils possibles ? Ce problème concerne donc les principes a priori du Jugement pur dans les jugements esthétiques, c’est-à-dire dans les jugements où cette faculté n’a pas seulement (comme dans les jugements théoriques) à subsumer sous des concepts objectifs de l’entendement, et où, n’étant pas soumise à une loi, elle est à elle-même, subjectivement, son objet et sa loi.

Ce problème peut encore être énoncé ainsi : Comment est possible un jugement qui, d’après le seul sentiment particulier de plaisir qu’il attache à un objet, et indépendamment des concepts de cet objet, prononce a priori, c’est-à-dire sans avoir besoin d’attendre l’assentiment d’autrui, que ce plaisir doit être lié chez tous les autres à la représentation du même objet.

Il est facile de voir que les jugements de goût sont synthétiques, puisqu’ils dépassent le concept et même l’intuition de l’objet, et qu’ils ajoutent à cette intuition comme prédicat quelque chose qui n’est pas de la connaissance, à savoir le sentiment du plaisir (ou de la peine). Mais, quoique ce prédicat (du plaisir particulier lié à la représentation) soit empirique, ces jugements sont a priori ou prétendent être tels, relativement à l’assentiment qu’ils exigent de chacun ; il n’y a qu’à voir les expressions mêmes par lesquelles ils font valoir leur droit ; et ainsi ce problème de la critique du Jugement rentre dans le problème général de la philosophie transcendentale : comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles. == §. XXXVII. ==

Ce qu’on affirme proprement a priori dans un jugement de goût sur un objet. modifier

L’union immédiate de la représentation d’un objet avec un plaisir ne peut être perçue qu’intérieurement, et, si l’on ne voulait pas indiquer autre chose que cela, on n’aurait ainsi qu’un jugement empirique. Il n’y a pas, en effet, de représentation à laquelle je puisse lier a priori un sentiment (de plaisir ou de peine), si ce n’est celle qui repose a priori sur un principe rationnel déterminant la volonté. Ici le plaisir (le sentiment moral) est une conséquence du principe, mais on ne peut le comparer au plaisir du goût, puisqu’il suppose le concept déterminé d’une loi, tandis que celui-ci doit être lié immédiatement, antérieurement à tout concept, au simple jugement du goût. Aussi tous les jugements de goût sont-ils des jugements particuliers, car leur prédicat, qui consiste dans la satisfaction, n’est pas lié à un concept, mais à une représentation empirique particulière.

Ce n’est donc pas le plaisir, mais l’universalité de ce plaisir perçu comme lié dans l’esprit au simple jugement sur un objet, que nous nous représentons a priori dans un jugement de goût comme une règle universelle pour le Jugement. C’est par un jugement empirique que je perçois et que je juge un objet avec plaisir. Mais c’est par un jugement a priori que je le trouve beau, c’est-à-dire que j’exige de chacun, comme nécessaire, la même satisfaction.

§. XXXVIII. modifier

Déduction des jugements de goût. modifier

Si on accorde que, dans un pur jugement de goût, la satisfaction attachée à l’objet est liée au simple jugement que nous portons sur sa forme, il n’y a pas là autre chose que la finalité subjective que montre cette forme pour la faculté de juger, et que nous sentons liée dans l’esprit à la représentation de l’objet. Or, comme la faculté de juger, considérée relativement aux règles formelles du jugement, et indépendamment de toute matière (soit sensation, soit concept), ne peut s’entendre que des conditions subjectives de l’usage du Jugement en général (ne s’appliquant ni à un mode particulier de sensibilité, ni à un concept particulier de l’entendement), par conséquent de ces conditions subjectives qu’on peut supposer chez tous les hommes(comme nécessaires à la possibilité de la connaissance en général) : la concordance d’une représentation avec ces conditions du Jugement, doit pouvoir être admise a priori comme valable pour chacun. En d’autres termes, on peut justement exiger ici de chacun le plaisir ou la finalité subjective de la représentation pour les facultés de connaître dans leur application à un objet sensible en général[18].

REMARQUE. modifier

Ce qui rend cette déduction si facile, c’est qu’elle n’a pas à justifier la réalité objective d’un concept ; car la beauté n’est pas un concept d’objet, et le jugement de goût un jugement de connaissance. Tout ce qu’affirme ce jugement, c’est que nous sommes fondés à supposer universellement en tout homme ces conditions subjectives de la faculté de juger que nous trouvons en nous, et que nous avons exactement subsumé l’objet donné sous ces conditions. Or cette subsumption présente, sans doute, d’inévitables difficultés que ne présente pas le jugement logique (car dans celui-ci on subsume sous des concepts, tandis que, dans le jugement esthétique, on subsume sous un rapport qui ne peut être que senti, c’est-à-dire sous un rapport de l’imagination et de l’entendement s’accordant entre eux dans la représentation de la forme d’un objet, et il est facile ici de faire une subsumption inexacte) ; mais cela n’ôte rien à la légitimité du droit qu’a le jugement de compter sur un assentiment universel, et qui revient seulement à déclarer le principe universellement valable. Quant aux difficultés et aux doutes qui peuvent naître sur l’exactitude de la subsumption d’un jugement sous ce principe, ils ne rendent pas plus douteuse la légitimité même du droit qu’a en général le Jugement esthétique de prétendre à l’universalité, et, par conséquent, le principe lui-même, qu’une subsomption défectueuse (quoique la chose soit plus rare et plus difficile) du Jugement logique sous son principe ne peut rendre douteux ce principe même, qui est objectif. Que si on demandait comment il est possible d’admettre a priori la nature comme un ensemble d’objets de goût, ce problème se rapporte à la téléologie, car il faudrait considérer comme une fin de la nature, essentiellement inhérente au concept que nous en avons, la production de formes finales pour notre Jugement. Mais l’exactitude de cette vue est encore très-douteuse, tandis que la réalité des beautés de la nature est une chose d’expérience.

§. XXXIX. modifier

De la propriété qu’a une sensation de pouvoir être partagée. modifier

Quand la sensation, comme élément réel de la perception, se rapporte à la connaissance, elle s’appelle sensation des sens ; et on ne peut admettre que sa qualité spécifique puisse être généralement et uniformément partagée, qu’en attribuant à chacun un sens égal au nôtre ; mais c’est ce qu’on ne peut supposer à l’égard d’aucune sensation des sens. Ainsi, celui à qui manque le sens de l’odorat ne peut partager l’espèce de sensation qui est propre à ce sens ; et, quand ce sens ne lui manquerait pas, je ne puis être sûr qu’il reçoive d’une fleur exactement la même sensation que vous ou moi. Mais la différence doit être bien plus grande encore entre les hommes relativement à ce qu’il peut y avoir d’agréable ou de désagréable dans la sensation d’un même objet des sens ; et je ne puis exiger que chacun ressente le plaisir que je reçois de cette espèce d’objet. Comme le plaisir dont il s’agit ici entre dans l’esprit par le sens et qu’ainsi nous y sommes passifs, on peut l’appeler le plaisir de la jouissance. Au contraire, la satisfaction que nous attachons au caractère moral d’une action n'est pas un plaisir de la jouissance, mais de la spontanéité et de sa conformité à l’idée de sa destination. Mais ce sentiment, qu’on appelle le sentiment moral suppose des concepts ; il ne révèle pas une libre finalité, mais une finalité conforme à des lois ; par conséquent, il ne peut être universellement partagé que par le moyen de la raison, et si le plaisir peut être ici le même pour chacun, c’est que les concepts de la raison pratique peuvent être parfaitement déterminés.

Le plaisir lié au sublime de la nature, comme plaisir d’une contemplation raisonnante[19] prétend aussi au droit d’être universellement partagé ; mais lui-même suppose déjà un autre sentiment, celui de notre destination supra-sensible, qui, si obscur qu’il soit, a un fondement moral. Mais je ne suis pas fondé à supposer que d'autres hommes aurons nécessairement égard à ce sentiment, et qu’ils trouveront dans la contemplation de la grandeur sauvage de la nature une semblable satisfaction (qui n’a pas ici véritablement pour objet l’aspect de la nature, car cet aspect est plutôt effrayant). Et cependant, en considérant qu’en toute occasion favorable, on doit avoir en vue les principes de la moralité, je puis aussi attribuer à chacun cette satisfaction, mais seulement au moyen de la loi morale, laquelle de son côté est fondée sur des concepts de la raison.

Mais le plaisir du beau n’est ni un plaisir de la jouissance, ni celui d’une activité conforme à des lois, ni celui d’une contemplation raisonnant d'après des idées, mais un plaisir de simple réflexion. Sans avoir pour guide une fin ou un principe, il accompagne la commune appréhension d’un objet, telle qu’elle résulte du concours de l’imagination, en tant que faculté de l’intuition, et de l’entendement, en tant que faculté des concepts, au moyen d’une certaine application du Jugement, qu’exige aussi l’expérience la plus vulgaire : seulement, tandis que, dans ce dernier cas, le Jugement a pour but d’arriver à un concept objectif empirique, dans le premier (dans le j ugement esthétique), il n’a d’autre but que de percevoir la concordance de la représentation avec l’activité harmonieuse de ces deux facultés de connaître s’exerçant en liberté, c’est-à-dire de sentir avec plaisir l’état intérieur occasionné par la représentation. Ce plaisir doit nécessairement reposer en chacun sur les mêmes conditions, puisque ce sont les conditions subjectives de la possibilité d’une connaissance en général, et que la concordance de ces deux facultés de connaître, qui est exigée pour le goût, doit être exigée aussi d’une intelligence ordinaire et saine, telle qu’on peut la supposer en chacun. C’est pourquoi celui qui porte un jugement de goût (si toutefois il ne se trompe pas intérieurement et qu’il ne prenne pas la matière pour la forme, l’attrait pour la beauté) peut attribuer à tout autre la finalité subjective, c’est-à-dire la satisfaction qu’il attache à l’objet, et considérer son sentiment comme devant être universellement partagé, et cela sans l’intermédiaire des concepts.

§. XL. modifier

Du goût considéré comme une espèce de sensus communis. modifier

On donne souvent au Jugement, en considérant moins sa réflexion que son résultat, le nom de sens, et l’on parle du sens de la vérité, du sens des convenances, du sens du juste, etc. On sait bien cependant, ou du moins on doit bien savoir que ce n’est pas dans un sens que ces concepts peuvent avoir leur siège, qu’un sens peut bien moins encore prétendre à des règles universelles, et que jamais une semblable représentation de la vérité, de la convenance, de la beauté ou de l’honnêteté ne nous viendrait à l’esprit, si nous ne pouvions nous élever, au-dessus des sens, à des facultés de connaître supérieures. L’intelligence commune, qui, entendue dans le sens d’intelligence saine (qui n’est pas encore cultivée), est regardée comme la moindre des choses qu’on puisse attendre de quiconque revendique le nom d’homme, a donc aussi le bien mince honneur d’être décorée du nom de sens commun (sensus communis), et de telle sorte que sous le mot commun (non pas seulement dans la langue allemande où le mot gemein a réellement un double sens, mais aussi dans beaucoup d’autres), on entend ce qui est vulgaire (vulgare),[20] c’est-à-dire ce qu’on rencontre partout et dont la possession n’est pas un mérite ou un avantage.

Mais par sensus communis il faut entendre l’idée d’un sens commun à tous[21] , c’est-à-dire d’une faculté de juger qui, dans sa réflexion, songe (a priori) à ce que doit être chez tous les autres le mode de représentation dont il s’agit, afin de comparer en quelque sorte son jugement avec toute la raison humaine, et d’échapper par là à une illusion qui, en nous faisant prendre pour objectives des conditions particulières et subjectives, aurait une funeste influence sur le jugement. Or, pour cela, il faut comparer son jugement aux jugements des autres, et plutôt encore à leurs jugements possibles qu’à leurs jugements réels, et se supposer à la place de chacun d’eux, en ayant soin seulement de faire abstraction des limites qui restreignent accidentellement notre propre jugement, c’est-à-dire en écartant autant que possible ce qui dans le mode de représentation est matière, ou sensation, pour porter toute son attention sur les propriétés formelles de cette représentation ou de ce mode de représentation. Or cette opération de la réflexion paraîtra peut-être trop artificielle pour pouvoir être attribuée à ce qu’on appelle le sens commun ; mais elle ne paraît ainsi que quand on l’exprime par des formules abstraites ; il n’y a rien de plus naturel en soi que de faire abstraction de tout attrait et de toute émotion, quand on cherche un jugement qui puisse servir de règle universelle.

Voici des maximes de l’intelligence commune, qui ne font point partie, il est vrai, de la critique du goût, mais qui peuvent servir à l’explication de ses principes : 1° penser par soi-même ; 2° penser en se mettant à la place d’autrui ; 3° penser de manière à être toujours d’accord avec soi-même. La première est la maxime d’un esprit libre de préjugés ; la seconde, celle d’un esprit étendu ; la troisième, celle d’un esprit conséquent. La première maxime est celle d’une raison qui n’est jamais passive. La tendance à une raison passive, par conséquent à l’hétéronomie de la raison, s’appelle préjugé ; et le plus grand de tous est de se représenter la nature comme n’étant pas soumise à ces règles que l’entendement lui donne nécessairement pour principe en vertu de sa propre loi, c’est-à-dire la superstition[22] La culture de l’esprit[23] nous délivre de la superstition, comme de tous les préjugés en général ; mais la superstition est le préjugé par excellence (in sensu eminenti), car de l’aveuglement où elle nous jette, et qu’elle nous impose même comme une loi, résulte le besoin d’être guidé par d’autres, par conséquent la passivité de la raison. Quant à la seconde maxime, nous sommes d’ailleurs accoutumés à appeler étroit (borné, le contraire d’étendu) celui dont les talents ne sont pas bons à quelque chose de grand (surtout à quelque chose qui demande une grande force d’application). Mais il n’est pas question ici de la faculté de la connaissance ; il ne s’agit que de la manière de penser ou de faire de la pensée un usage convenable ; c’est par là qu’un homme, si faible que soit la capacité ou le degré auquel s’arrête la nature humaine, fait preuve d’un esprit étendu, en sachant s’élever au-dessus des conditions particulières et subjectives du Jugement, auxquelles tant d’autres restent pour ainsi dire cramponnés, et en se plaçant, pour réfléchir sur son propre jugement, à un point de vue universel (qu’il ne peut déterminer qu’en se plaçant au point de vue d’autrui). La troisième maxime, celle qui veut que la pensée soit conséquente avec elle-même, est très-difficile à suivre, et on ne peut y parvenir que par l’union des deux premières et grâce à une habitude acquise par une longue pratique de ces maximes. On peut dire que la première de ces maximes est celle de l’entendement ; la seconde, celle du Jugement ; la troisième, celle de la raison. —

Je reprends le fil interrompu par cet épisode, et je dis que l’expression de sens commun (sensus communis)[24] convient mieux au goût qu’à l’intelligence commune, au Jugement esthétique qu’au Jugement intellectuel, si on veut entendre par le mot sens un effet de la simple réflexion sur l’esprit, car alors on entend par sens le sentiment du plaisir. On pourrait même définir le goût la faculté de juger de ce qui rend propre à être universellement partagé le sentiment lié, sans le secours d’aucun concept, à une représentation donnée. L'aptitude qu'ont les hommes à se communiquer leurs pensées exige aussi une certaine relation de l'imagination et de l'entendement, d'après laquelle on joigne aux concepts des intuitions et à celles-ci des concepts, de manière à former une connaissance ; mais alors la concordance ces deux facultés de l’esprit a un caractère légal ; elle dépend de concepts déterminés. Ce n’est que quand l'imagination en liberté éveille l’entendement et que celui-ci, sans le secours des concepts, donne de la régularité au jeu de l’imagination, c’est alors seulement que la représentation est partagée, non comme pensée, mais comme sentiment intérieur d’un état harmonieux de l’esprit.

Le goût est donc la, faculté de juger a priori propres à être partagés les sentiments liés à une représentation donnée, (sans l'intermédiaire d’un concept)

Si l’on pouvait admettre que la seule propriété qu’a notre sentiment de pouvoir être universellement partagé renferme déjà en soi un intérêt pour nous (qu’on a n’a pas le droit de conclure de la nature d’un jugement purement réfléchissant), on pourrait s’expliquer pourquoi le sentiment dans le jugement de goût est attribué à chacun pour ainsi, dire comme un devoir. Page:Kant - Critique du jugement, trad. Barni, tome premier.djvu/263 la société ; et si on regarde comme naturel à l’homme le penchant à la société, et la sociabilité comme une qualité nécessaire aux besoins de l’homme, créature destinée à la vie de société, et par conséquent comme une qualité inhérente à l’humanité, alors il est impossible de ne pas considérer le goût comme une faculté de juger des choses sur lesquelles on peut voir son sentiment partagé par tous les autres, et par conséquent comme un moyen de satisfaire l’inclination naturelle de chacun.

Un homme relégué dans une île déserte ne songerait pas à orner sa cabane ou à se parer lui-même ; il ne s’aviserait pas de chercher des fleurs, encore moins d’en planter pour cela ; ce n’est qu’en société qu’il lui vient à l’esprit qu’il n’est pas seulement un homme, mais un homme distingué dans son espèce (ce qui est le commencement de la civilisation). Car c’est ainsi qu’on juge celui qui se montre enclin et apte à communiquer son plaisir à d’autres et qui ne reçoit pas de contentement d’un objet, s’il est seul à le sentir. En outre, chacun attend et exige de chacun qu’il ait égard à ce besoin qui veut que le sentiment soit universellement partagé, et qui semble venir d’un pacte originaire dicté par l’humanité-même. Ainsi, sans doute, la société a donné de l’importance et un grand intérêt d’abord à des choses qui n’étaient que de simples attraits, comme à des couleurs dont on se peignait (au roucou chez les Caraïbes, ou au cinabre chez les Iroquois), ou à des fleurs, à des coquillages, à des plumes d’oiseaux ; puis aussi, avec le temps, à de belles formes (dans les canots, par exemple, dans les habits, etc.), qui par elles-mêmes ne procurent aucune jouissance ; jusqu’à ce qu’enfin la civilisation, parvenue à son plus haut degré, en cultivant le penchant à la société, fît aux hommes une loi de n’accorder de prix aux sensations qu’autant qu’elles peuvent être universellement partagées. Dès lors, quoique le plaisir que chacun trouve dans un objet soit faible et n’ait pas par lui-même un grand intérêt, cependant l’idée qu’il peut être universellement partagé étend presque infiniment sa valeur.

Mais cet intérêt indirect qu’attache au beau le penchant à la société, et qui est par conséquent empirique, n’est ici d’aucune importance pour nous, car nous n’avons à nous occuper que de ce qui peut avoir un rapport a priori, même indirect, avec le jugement de goût. En effet, si nous pouvions découvrir quelque intérêt de cette nature lié à la beauté, le goût fournirait à notre faculté de juger une transition pour passer de la jouissance sensible au sentiment moral ; et par là, non-seulement on serait conduit à traiter le goût d’une manière plus convenable, mais on obtiendrait aussi un anneau intermédiaire dans la chaîne des facultés humaines a priori, d’où doit dériver toute lé gislation. Tout ce qu’on peut dire de l’intérêt empirique qui .s’ attache aux objets du goût et au goût lui-même, c’est que, comme le goût sert l’inclination, quelque cultivée qu'elle soit, cet intérêt peut se confondre avec toutes les inclinations et toutes les passions dont le développement trouve dans la société toute la variété dont elles sont capables et atteint son plus haut degré, et que l’intérêt du beau, quand il n’a pas d’autre principe, ne peut fournir qu’un passage douteux de l’agréable au bien. Mais ne peut-on pas, en considérant le goût dans sa pureté, y trouver ce passage ; c’est ce qu’il convient de rechercher.

§. XLII. modifier

De l’intérêt intellectuel du beau. modifier

Il faut rendre hommage aux excellentes intentions de ceux qui, voulant rapporter à la fin dernière de l’humanité, c’est-à-dire au bien moral, toutes les occupations auxquelles les hommes sont poussés par les dispositions intérieures de leur nature, ont regardé comme un signe d’un bon caractère moral de prendre un intérêt au beau en général. Mais d’autres leur ont opposé, non sans raison, l’exemple des virtuoses du goût, qui sont ordinairement vains, fantasques, livrés aux passions désastreuses, et qui auraient peut-être moins de droit que personne à se croire supérieurs aux autres par leur attachement aux principes moraux ; et par conséquent il semble que le sentiment du beau n’est pas seulement (comme il l’est en effet) spécifiquement différent du sentiment moral, mais aussi que l’intérêt qu’on y peut attacher s’accorde difficilement avec l’intérêt moral, et qu’il n’y a point entre eux d’affinité intérieure.

Or j’accorde volontiers que l’intérêt qu’on attache au beau de l’art ; par où j’entends aussi l’usage artificiel qu’on peut faire des beautés de la nature, en s’en servant comme d’ornement, par conséquent dans un but de vanité, ne prouve pas un esprit attaché ou seulement porté au bien moral. Mais je soutiens aussi que prendre un intérêt immédiat à la beauté de la nature (ne pas seulement avoir du goût pour en juger), c’est toujours le signe d’une bonne âme ; et que, si cet intérêt est habituel et qu’il se lie volontiers à la contemplation de la nature, il annonce au moins une disposition d’esprit favorable au sentiment moral. Mais il faut bien se rappeler que je ne parle proprement ici que des belles formes de la nature, et que je mets de côté les attraits qu’elle y joint ordinairement avec tant de profusion, parce que l’intérêt qui s’y attache est, il est vrai, immédiat, mais cependant empirique. Celui qui contemple solitairement (et sans avoir pour but de communiquer ses remarques à d’autres) la beauté d’une fleur sauvage, d’un oiseau, d’un insecte, ou de quelque autre chose semblable, pour l’admirer et l’aimer, et qui regretterait de ne pas trouver cette chose dans la nature, quand même elle lui porterait quelque dommage, et indépendamment de tous les avantages qu’il en peut retirer, celui-là attache à la beauté de la nature un intérêt immédiat et intellectuel. Ce n’est plus seulement la production de la nature qui lui plaît par sa forme, mais aussi l’existence de cette production, sans qu’aucun attrait sensible y entre ou que lui-même y attache quelque fin.

Remarquons que, si on trompait secrètement cet amateur du beau, en plantant dans la terre des fleurs artificielles (imitant parfaitement les fleurs naturelles), ou en plaçant sur les branches des arbres des oiseaux artistement sculptés, et qu’on lui découvrît ensuite la ruse, cet intérêt immédiat qu’il prenait d’abord à ces objets disparaîtrait bientôt, et ferait peut-être place à un autre, à un intérêt de vanité, c’est-à-dire au désir d’en orner sa chambre pour en faire montre. Il faut qu’en voyant une beauté de la nature nous ayons la pensée que c’est la nature même qui l’a produite, et c’est seulement sur cette pensée que se fonde l’intérêt immédiat qu’on y prend. Sinon, il n’y aura plus ou qu’un simple jugement de goût dépouillé de tout intérêt, ou qu’un jugement lié à un intérêt médiat, c’est-à-dire venant de la société ; et cette dernière espèce d’intérêt ne fournit aucun signe certain de dispositions moralement bonnes. Cet avantage qu’a la beauté naturelle sur la beauté artistique d’exciter seule un intérêt immédiat, quoiqu’elle puisse être aisément surpassée par celle-ci, quant à la forme, cet avantage s’accorde avec l’esprit épuré et solide de tous les hommes qui ont cultivé leur sentiment moral. Qu’un homme, ayant assez de goût pour apprécier les productions des beaux-arts avec l’exactitude et la finesse la plus grande, quitte sans regret la chambre où brillent ces beautés qui satisfont la vanité et le besoin des plaisirs de la sociétés et qu’il cherche la beauté de la nature pour y trouver comme une volupté qui soutienne son esprit dans cette voie dont on ne peut jamais toucher le terme ; nous considérerons cette préférence avec respect, nous supposerons à cet homme une belle âme, que nous n’attribuerons pas à un connaisseur ou à un amateur, parce qu’il éprouve de l’intérêt pour les objets de l’art.— Quelle est donc la différence de ces appréciations si diverses de deux espèces d’objets qui dans le simple jugement de goût se disputeraient à peine la supériorité ?

Nous avons une faculté de juger purement es thétique, c’est-à-dire une faculté de juger des formes sans concepts, et de trouver dans le seul jugement que nous en portons une satisfaction dont nous faisons en même temps une règle pour chacun, sans que ce jugement se fonde mt un intérêt ni en produise aucun. — D’un autre côté, nous avons aussi une faculté de juger intellectuelle, qui détermine pour les simples formes des maximes pratiques (en tant qu’elles sont propres à fonder par elles-mêmes une législation universelle) une satisfaction a priori, dont nous faisons une loi pour chacun, et qui ne se fonde sur aucun intérêt, mais en produit un. Le plaisir est, dans le premier jugement, celui du goût ; dans le second, celui du sentiment moral.

Mais la raison intéresse aussi par cela même que les idées (pour lesquelles elle produit dans le sentiment moral un intérêt immédiat) ont aussi une réalité objective, c’est-à-dire par cela que la nature révèle, par quelque trace au moins ou par quelque signe, un principe qui nous autorise à admettre une concordance régulière entre ses productions et la satisfaction que nous sommes capables d’éprouver indépendamment de tout intérêt (et que nous reconnaissons a priori comme une loi pour chacun, sans pouvoir la fonder sur des preuves). La raison doit donc prendre un intérêt à toute manifestation de la nature qui réalise un semblable accord ; par conséquent l’esprit ne peut pas réfléchir sur la beauté de la nature, sans s’y trouver en même temps intéressé. Or cet intérêt est moral par alliance ; et celui qui prend de l’intérêt à la beauté de la nature ne le peut faire qu’à la condition d’avoir déjà su attacher un solide intérêt au bien moral. On a donc raison de supposer au moins de bonnes dispositions morales en celui que la beauté de la nature intéresse immédiatement.

On dira que cette interprétation des jugements esthétiques, qui leur suppose une parenté avec le sentiment moral, paraît trop raffinée pour qu’on puisse la regarder comme la véritable explication du langage symbolique que la nature nous parle dans ses belles formes. Mais d’abord cet intérêt immédiat qui s’attache au beau de la nature n’est réellement pas commun ; il n’est propre qu’à ceux dont l’esprit ou a déjà été cultivé pour le beau, ou est éminemment propre à recevoir cette culture ; chez ceux-là l’analogie qui existe entre le pur jugement de goût, qui, sans dépendre d’aucun intérêt, nous fait éprouver une satisfaction et la représente en même temps a priori comme convenant à l’humanité en général, et le jugement moral, qui arrive au même résultat par des concepts, même sans le secours d’une réflexion claire, subtile et préméditée, cette analogie communique à l’objet du premier jugement un intérêt immédiat, égal à celui de l’objet du second : seulement tandis que celui-là est libre, celui-ci est fondé sur des lois objectives. Ajoutez à cela l’admiration de ces belles productions de la nature où celle-ci se montre artiste, non par l’effet du hasard, mais comme avec intention, suivant une ordonnance régulière, et nous révèle une finalité dont nous ne trouvons le but nulle part au dehors, en sorte que nous le cherchons naturellement en nous-mêmes, dans le but final de notre existence, à savoir dans la destination morale (la recherche du principe de la possibilité de cette finalité de la nature se présentera dans la téléologie).

Il est facile de montrer que la satisfaction attachée aux beaux-arts n’est pas liée à un intérêt immédiat, comme celle qui s’attache à la belle nature. En effet, ou bien une œuvre d’art est une imitation de la nature, qui va jusqu’à faire illusion, et alors elle produit le même effet qu’une beauté naturelle (puisqu’on la prend pour telle) ; ou bien elle a visiblement pour but de nous satisfaire, et alors la satisfaction qui s’attacherait à cette œuvre serait à la vérité produite immédiatement par le goût, mais il n’y aurait pas d’autre intérêt que celui qu’on attacherait médiatement à la cause même ou au principe de cette œuvre, c’est-à-dire à un art, qui ne peut intéresser que par son but, jamais par lui-même. On dira peut-être que c’est aussi le cas des objets de la nature qui ne nous intéressent par leur beauté qu’autant que nous lui associons une idée morale ; mais ce ne sont pas ces objets mêmes qui intéressent immédiatement, c’est la qualité qu’a la nature d’être propre à une association de ce genre, et qui lui appartient essentiellement.

Les attraits qu’on trouve dans la belle nature, et qui y sont si souvent fondus, pour ainsi dire, avec les belles formes, appartiennent ou aux modifications de la lumière (qui forment le coloris), ou aux modifications du son (qui forment les tons). Ce sont là en effet les seules sensations qui n’occasionnent pas seulement un sentiment des sens, mais encore une réflexion sur la forme de ces modifications des sens, et qui contiennent ainsi comme un langage qui nous met en communication avec la nature et paraît avoir un sens supérieur. Ainsi la couleur blanche du lis semble disposer l’âme aux idées d’innocence, et si on suit l’ordre des sept couleurs depuis le rouge jusqu’au violet, on y trouve le symbole des idées, 1° de la sublimité, 2° de la hardiesse, 3° de la candeur, 4° de l’affabilité, 5° de la modestie, 6° de la constance, et 7° de la tendresse. Le chant des oiseaux annonce la gaieté et le contentement de l’existence. Du moins interprétons-nous ainsi la nature, que ce soit là ou non son but. Mais cet intérêt que nous prenons ici à la beauté ne s’adresse qu’à la beauté de la nature ; il disparaît dès qu’on remarque qu’on s’est trompé et que ce qui l’excitait n’était que de l’art, à tel point que le goût n’y peut plus rien trouver de beau ni la vue rien d’attrayant. Il n’y a rien que les poètes aient plus vanté, aient trouvé plus enchanteur que le chant d’un rossignol qui se fait entendre dans un bocage solitaire, pendant le calme d’une soirée d’été, à la douce clarté de la lune. Cependant, si quelque plaisant, pour amuser ses convives, les conduit, sous prétexte de leur faire respirer l’air des champs, près d’un bosquet où il n’y a pas de chanteur de cette espèce, mais où il a fait cacher un enfant malin qui sait parfaitement imiter le chant de cet oiseau (avec un roseau ou un jonc), aussitôt qu’on s’apercevra de la ruse, personne ne pourra plus écouter ce chant qu’on regardait un instant auparavant comme si ravissant, et il en est de même du chant de tous les autres oiseaux. Il n’y a que la nature, ou ce que nous prenons pour la nature, qui puisse nous faire attacher au beau un intérêt immédiat ; et cela est vrai à plus forte raison quand nous voulons exiger des autres cet intérêt, comme il arrive en effet lorsque nous tenons pour grossiers et sans élévation ces hommes qui n’ont pas le sentiment de la belle nature (car nous nommons ainsi la capacité qui nous fait trouver un intérêt dans la contemplation de la nature), et qui à table ne songent qu’à la jouissance des sens. == §. XLIII. ==

De l’art en général. modifier

I. L’art se distingue de la nature comme faire (facere) se distingue d’agir (agere), et il y a entre une production de l’art et une production de la nature la différence d’une œuvre (opus) à un effet (effectus).

On ne devrait appliquer proprement le nom d’art qu’aux choses produites avec liberté, c’est-à-dire avec une volonté qui prend la raison pour principe de ses actions. En effet, quoiqu’on aime à appeler œuvres d’art les productions des abeilles (les rayons de cire régulièrement construits), on ne parle ainsi que par analogie ; car dès qu’on s’est aperçu que leur travail n’est point fondé sur une réflexion qui leur soit propre, on dit que c’est une production de leur nature (de l’instinct) et on en renvoie l’art à leur créateur.

Lorsqu’en fouillant dans un marais on trouve, comme il arrive quelquefois, un morceau de bois taillé, on ne dit pas que c’est une production de la nature, mais de l’art ; la cause efficiente de cette production a conçu une fin à laquelle cet objet doit sa forme. D’ailleurs on reconnaît aussi de l’art dans toutes les choses qui sont telles que leur cause, avant de les produire, en a dû avoir la représentation, (comme il arrive chez les abeilles), sans pourtant les concevoir comme effets ; mais quand on nomme simplement une chose œuvre d’art, pour la distinguer d’un effet de la nature, on entend toujours par là une œuvre des hommes.

2. L’art, en tant qu’habileté de l’homme, se distingue aussi de la science (comme pouvoir de savoir), comme la faculté pratique de la faculté théorique, comme le technique de la théorie (comme, par exemple, l’arpentage de la géométrie). Et ainsi une chose qu’on peut faire, dès qu’on sait ce qu’il faut faire et que l’on connaît suffisamment le moyen à employer pour arriver à l’effet désiré, n’est pas précisément de l’art. Il ne faut chercher l’art que là où la connaissance parfaite d’une chose ne nous donne pas en même temps l’habileté nécessaire pour la faire. Camper décrit très exactement la manière de faire un bon soulier, mais lui-même assurément n’eût pu en faire un[25].

3. L'art se distingue aussi du métier ; le premier est appelé libéral, le second peut être appelé mercenaire. On ne considère l’art que comme un jeu, c’est-à-dire comme une occupation agréable par elle-même, et on ne lui attribue pas d’autre fin ; mais on regarde le métier comme un travail, c’est-à-dire comme une occupation désagréable par elle-même (pénible), qui n’attire que par le résultat qu’elle promet (par exemple, par l’appât du gain), et qui par conséquent renferme une sorte de contrainte. Doit-on dans la hiérarchie des professions ranger les horlogers parmi les artistes et les forgerons, au contraire, parmi les artisans ? Pour répondre à cette question, il faut un autre moyen d’appréciation que celui que nous prenons ici, c’est-à-dire qu’il faut considérer la proportion des talents exigés dans l’une et dans l’autre de ces professions. En outre, dans ce qu’on appelle les sept arts libéraux, n’y en a-t-il pas quelques-uns qui doivent être rapportés à la science et d’autres qui doivent être rapprochés du métier ? C’est une question dont je ne veux pas parler ici. Mais ce qu’il y a de certain, c’est que dans tous les arts il y a quelque chose de forcé, ou, comme on dit, un mécanisme, sans lequel l'esprit qui doit être libre dans l’art, et qui seul anime l’œuvre, ne pourrait recevoir un corps et s’évaporerait tout entier (par exemple, dans la poésie, la correction et richesse du langage, ainsi que la prosodie et la mesure). Il est bon de faire cette remarque dans un temps où certains pédagogues croient Page:Kant - Critique du jugement, trad. Barni, tome premier.djvu/278 sance des antiquités, etc. ; et c’est parce que ces sciences historiques doivent nécessairement servir de préparation et de fondement aux beaux-arts, et aussi parce qu’on y a compris la connaissance même des productions des beaux-arts (de l’éloquence et de la poésie) que par une sorte de transposition on les a appelées elles-mêmes de belles sciences.

Lorsque l’art, se conformant à la connaissance d’un objet possible, se borne à faire, pour le réaliser, tout ce qui est nécessaire, il est mécanique ; mais s’il a pour fin immédiate le sentiment du plaisir, il est esthétique. L’art esthétique comprend les arts agréables et les beaux-arts, suivant qu’il a pour but d’associer le plaisir aux représentations en tant que simples sensations, ou en tant qu’espèces de connaissance.

Les arts agréables sont ceux qui n’ont d’autre fin que la jouissance ; tels sont tous ces attraits qui peuvent charmer une société à table, comme de raconter d’une manière amusante, d’engager la société dans une conversation pleine d’abandon et de vivacité, de la monter par la plaisanterie et le rire à un certain ton de gaieté, où l’on peut dire en quelque sorte tout ce qui vient à la bouche, et où personne ne veut avoir à répondre de ce qu’il dit, parce qu’on ne songe qu’à nourrir l’entretien du moment, et non à fournir une matière durable à la réflexion et à la discussion. (Il faut aussi rapporter à cette espèce d’arts celui du service de la table, ou même la musique dont on accompagne les grands repas, qui n’a d’autre but que d’entretenir les esprits par des sons agréables sur le ton de la gaieté, et qui permet aux voisins de converser librement entre eux, sans que personne fasse la moindre attention à la composition de cette musique). Rangeons aussi dans la même classe tous les jeux qui n’offrent pas d’autre intérêt que de faire passer le temps.

Les beaux-arts au contraire sont des espèces de représentations qui ont leur fin en elles-mêmes, et qui, sans autre but, favorisent pourtant la culture des facultés de l’esprit dans leur rapport avec la vie sociale.

La propriété qu’a un plaisir de pouvoir être universellement partagé suppose que ce plaisir n’est pas un plaisir de jouissance, dérivé de la pure sensation, mais de réflexion ; et ainsi les arts esthétiques, en tant que beaux-arts, ont pour règle le jugement réfléchissant et non la sensation.

§. XLV. modifier

Les Beaux-Arts doivent faire l’effet de la nature. modifier

Devant une production des beaux-arts il faut que nous ayons la conscience que c’est une production de l’art et non de la nature, mais il faut aussi que la finalité de la forme de cette production paraisse aussi indépendante de toute contrainte de règles arbitraires que si elle était simplement une production de la nature. C’est sur ce sentiment du jeu libre, mais harmonieux, de nos facultés de connaître que repose ce plaisir qui seul peut être universellement partagé, sans pourtant s’appuyer sur des concepts. Nous avons vu que la nature était belle quand elle faisait l’effet de l’art ; l’art à son tourne peut être appelé beau que si, quoique nous ayons conscience que c’est de l’art, il nous fait l’effet de la nature.

Qu’il s’agisse de la nature ou de l’art, nous pouvons dire généralement que cela est beau qui plaît uniquement dans le jugement que nous en portons (non dans la sensation ni au moyen d’un concept). Or l’art a toujours un dessein déterminé de produire quelque chose. Mais s’il ne s’agissait là que d’une simple sensation (quelque chose de purement subjectif) qui dût être accompagnée de plaisir, cette production ne plairait dans le jugement qu’au moyen d’une sensation des sens. D’un autre côté, si le dessein concernait la production d’un objet déterminé, l’objet produit par l’art ne plairait qu’au moyen de concepts. Dans les deux cas, l’art ne plairait pas uniquement dans le jugement, c’est-à-dire il ne plairait pas comme beau, mais comme mécanique.

Ainsi la finalité d’une production dans les beauxPage:Kant - Critique du jugement, trad. Barni, tome premier.djvu/282 sens adopté ici, les beaux-arts doivent nécessairement être considérés comme des arts du génie.

En effet tout art suppose des règles au moyen desquelles une production artistique est représentée comme possible. Mais le concept des beaux-arts ne permet pas que le jugement porté sur la beauté de leurs productions soit dérivé de quelque règle qui ait pour principe un concept, et qui, par conséquent, nous apprenne comment la chose est possible. Ainsi les beaux-arts ne peuvent pas trouver eux-mêmes la règle qu’ils doivent suivre dans leurs productions. Or, comme sans règle antérieure une production ne peut recevoir le nom d’art, il faut que la nature donne la règle à l’art dans le sujet (et cela par l’harmonie de ses facultés), c’est-à-dire que les beaux-arts ne sont possibles que comme productions du génie.

Il est facile maintenant de comprendre ce qui suit : 1° Le génie est le talent de produire ce dont on ne peut donner de règle déterminée, et non pas, l’habileté qu’on peut montrer en faisant ce qu’on peut apprendre suivant une règle ; par conséquent, l'originalité est sa première qualité. 2° Comme il peut y avoir des extravagances originales, ses productions doivent être des modèles, elles doivent être exemplaires, et par conséquent originales elles-mêmes ; elles doivent pouvoir être proposées à l’imitation, c’est-à-dire servir de mesure ou de règle d’appréciation. 3° Il ne peut lui-même décrire ou montrer scientifiquement comment il accomplit ses productions, mais il donne la règle par une inspiration de la nature, et ainsi l'auteur d’une production, en étant redevable à son génie, ne sait pas lui-même comment les idées s’en trouvent en lui ; il n’est pas en son pouvoir d’en former de semblables à son gré et méthodiquement, et de communiquer aux autres des préceptes qui les mettent en état d’accomplir de semblables productions. (C’est pour cela sans doute que le mot génie a été tiré du mot genius, qui signifie l’esprit particulier qui a été donné à un homme à sa naissance, qui le protège, le dirige et lui inspire des idées originales.) 4° La nature par le génie ne donne pas de règle à la science, mais à l’art, et encore ne faut-il appliquer cela qu’aux beaux-arts.

§. XLVII. modifier

Explication et confirmation de la précédente définition du génie. modifier

Tout le monde s’accorde à reconnaître que le génie est tout à fait opposé à l'esprit d’imitation. Or, comme apprendre n’est pas autre chose qu’imiter, la plus grande capacité, la plus grande facilité à apprendre ne peut, comme telle, passer pour du génie. Bien plus, pour être appelé génie, il ne suffit pas de penser et de méditer par soi-même et de ne pas se borner à comprendre ce que d’autres ont pensé, il ne suffit pas même de faire des découvertes dans l'art et dans la science, et d’être ce qu’on appelle une forte tête (par opposition à ces esprits qui ne savent qu’apprendre et imiter, et qu’on appelle des perroquets)[26] : c’est que ce qu’on trouve ainsi, on aurait pu l’apprendre, qu’on y arrive par des règles en suivant le chemin naturel de la spéculation et de la réflexion, et que cela ne se distingue pas spécifiquement de ce qu’on peut acquérir par l’étude et au moyen de l’imitation. Ainsi tout ce que Newton a exposé dans son immortel ouvrage des principes de la philosophie naturelle, quelque forte tête qu’il ait fallu pour trouver de telles choses, on peut l’apprendre ; mais on n’apprend pas à composer de beaux vers, si détaillés que soient les préceptes de la poésie, et si excellents qu’en soient les modèles. La raison en est que Newton pouvait, non-seulement pour lui-même, mais pour tout le monde, rendre pour ainsi dire visibles et marquer pour ses successeurs tous les pas qu’il eut à faire depuis les premiers éléments de la géométrie jusqu’à ses grandes et profondes découvertes, tandis qu’un Homère ou un Wieland ne peut montrer comment ses idées, si riches par l’imagination et en même temps si pleines par la pensée, ont pu tomber et s’accorder dans sa tête, car il ne le sait pas lui-même, et, par conséquent, il ne peut l’apprendre aux autres. Le plus grand inventeur, en fait de science, ne diffère donc que par le degré du plus laborieux imitateur, mais il diffère spécifiquement de celui que la nature a doué pour les beaux-arts. Ce n’est pas que nous voulions abaisser ici ces grands hommes, auxquels le génie humain doit tant de reconnaissance, devant ces favoris de la nature qu’on appelle des artistes. Comme les premiers sont destinés par leur talent à concourir au perfectionnement sans cesse croissant des connaissances et de tous les avantages qui en dépendent, ainsi qu’à l’instruction du genre humain, ils ont en cela une grande supériorité sur eux. En effet l’art n’est pas comme la science, il s’arrête quelque part, car il a des limites qu’il ne peut dépasser, et ces limites ont été sans doute atteintes depuis longtemps et ne peuvent plus être reculées ; en outre, l’habileté qui fait le génie de l’artiste, il ne peut la communiquer, il l’a reçue immédiatement de la main de la nature et elle meurt avec lui, jusqu’à ce que la nature en produise un autre aussi heureusement doué, et qui n’a besoin que d’un exemple pour exercer son talent à son tour.

Si la règle de l’art (des beaux-arts) est un don naturel, de quelle espèce est donc cette règle ? Elle ne peut être réduite en formule et servir de précepte, car, autrement, le jugement sur le beau pourrait être déterminé d’après des concepts ; mais il faut l’abstraire de l’effet, c’est-à-dire de la production, sur laquelle d’autres peuvent essayer leur propre talent, en s’en servant comme d’un modèle à imiter et non à copier. Comment cela est-il possible ? Il est difficile de l’expliquer. Les idées de l’artiste excitent des idées semblables dans son élève, si la nature l’a doué des mêmes facultés dans la même proportion. Les modèles des beaux-arts sont donc les seuls moyens qui puissent transmettre l’art à la postérité ; de simples descriptions ne pourraient avoir le même résultat, surtout relativement aux arts de la parole, et dans cette espèce d’arts, on ne tient pour classiques que les modèles puisés dans les langues anciennes et devenues des langues savantes.

Quoiqu’il y ait une grande différence entre les arts mécaniques et les beaux-arts, les premiers n’exigeant pas autre chose que de l’application et de l’étude, les autres demandant du génie, tous les beaux-arts sans exception renferment quelque chose de mécanique qu’on peut comprendre et suivre au moyen des règles, et supposent par conséquent, comme condition essentielle, quelque chose qui tient de l’école. Car on s’y propose un but, sinon il n’y aurait plus production de l’art, mais pur effet du hasard. Or, pour mettre en œuvre ce qu’on se propose de faire, il faut des règles déterminées, auxquelles on ne peut se soustraire. Mais, comme l’originalité du talent est un des caractères essentiels (je ne dis pas le seul) du génie, on voit de pauvres esprits qui croient faire preuve d’un brillant génie, en se débarrassant de la contrainte des règles, et qui s’imaginent qu’on fait meilleure figure sur un cheval fougueux que sur un cheval dompté. Le génie se borne à fournir une riche matière aux productions des beaux-arts ; pour travailler cette matière et lui donner une forme, il faut un talent formé par l’école et capable d’en faire un usage que puisse approuver le Jugement. Mais c’est quelque chose de tout à fait ridicule qu’un homme qui parle et décide comme un génie dans les choses qui exigent de la part de la raison les investigations les plus laborieuses, et je ne sais lequel prête le plus à rire, du charlatan qui répand autour de lui une fumée où l’on ne peut distinguer clairement les objets, mais où l’on en imagine d’autant plus, ou du public qui croit naïvement que s’il ne peut discerner et comprendre clairement la meilleur partie de ce qu’on lui présente, c’est qu’on lui offre en abondance de nouvelles vérités, tandis qu’il traite de ravaudage tout travail détaillé (qui établit de justes définitions et entreprend un examen méthodique des principes). Page:Kant - Critique du jugement, trad. Barni, tome premier.djvu/289 l’art et qu’on ait à le déclarer beau comme tel, l’art supposant toujours un but dans sa cause (et dans la causalité de celle-ci), il faut d’abord s’appuyer sur un concept de ce que doit être la chose ; et, comme la concordance des divers éléments d’une chose avec sa destination intérieure ou sa fin constitue la perfection de cette chose, il suit que dans l’appréciation de la beauté artistique, la perfection de la chose doit aussi être prise en considération, ce qui n’a pas lieu dans l’appréciation d’une beauté naturelle (en tant que telle). — Il est vrai que, pour juger de la beauté des objets de la nature, particulièrement des êtres animés, comme par exemple l’homme ou le cheval, nous prenons généralement en considération la finalité objective de ces êtres ; mais alors notre jugement n’est plus un pur jugement esthétique, c’est-à-dire un simple jugement de goût ; nous ne jugeons plus la nature comme faisant l’effet de l’art, mais comme étant un art (quoique surhumain), et le jugement téléologique est ici pour le jugement esthétique un principe et une condition que celui-ci doit avoir en vue. En pareil cas, quand par exemple on dit, « c’est une belle femme », on ne pense pas dans le fait autre chose sinon que la nature représente dans cette forme les fins qu’elle se propose dans le corps de la femme ; car outre la simple forme, il faut encore avoir égard à un concept, en sorte que le jugement porté sur l’objet est un jugement esthétique et logique à la fois. Les beaux-arts ont cet avantage qu’ils rendent belles des choses qui dans la nature seraient odieuses ou déplaisantes[27]. Les fièvres, les maladies, les ravages de la guerre et tous les fléaux de ce genre peuvent être décrits ou même représentés par la peinture et devenir ainsi des beautés. Il n’y a qu’une espèce de choses odieuses qu’on ne peut représenter d’après la nature, sans détruire toute satisfaction esthétique et par conséquent la beauté artistique ; ce sont celles qui excitent le dégoût. En effet, comme dans cette singulière sensation, qui ne repose que sur l’imagination, nous repoussons avec force un objet qui pourtant s’offre à nous comme un objet déplaisir, nous ne distinguons plus dans notre sensation la représentation artistique de l’objet de la nature, de cet objet même, et alors il nous est impossible de trouver belle cette représentation. Aussi la sculpture, où l’art semble presque se confondre avec la nature, s’est-elle interdit la représentation immédiate des objets odieux, et ne permet-elle par exemple de représenter la mort (dont elle fait un beau génie), ou l’esprit belliqueux (dont elle a fait Mars), qu’au moyen d’une allégorie ou d’attributs qui font un bon effet, et par conséquent d’une manière indirecte, qui appelle la réflexion de la raison et ne s’adresse pas seulement au Jugement esthétique.

Voilà pour la belle représentation d’un objet, laquelle n’est proprement que la forme de l’exhibition d’un concept qui par là se communique universellement. Mais, pour donner cette forme aux productions des beaux-arts, il ne faut que du goût : c’est avec le goût, avec un goût exercé et corrigé par de nombreux exemples puisés dans l’art ou dans la nature, que l’artiste apprécie son œuvre, et qu’après bien des essais, souvent laborieux, il trouve enfin une forme qui le satisfait. Cette forme n’est donc pas comme une chose d’inspiration, ou l’effet du libre essor des facultés de l’esprit, mais le résultat de longs et pénibles efforts par lesquels l’artiste cherchait toujours à la rendre plus conforme à sa pensée, en conservant toujours la liberté du jeu de ses facultés.

Mais le goût n’est qu’une faculté de juger, ce n’est pas un pouvoir créateur, et ce qui lui convient n’est pas pour cette seule raison une œuvre des beaux-arts ; ce peut être une production qui appartienne aux arts utiles et mécaniques ou même à la science, et qui soit l’effet de règles déterminées qu’on peut apprendre et qu’on doit suiPage:Kant - Critique du jugement, trad. Barni, tome premier.djvu/293 mais sans âme. Une histoire est exacte et bien ordonnée, mais elle manque d’âme Un discours solennel est solide et en même temps orné, mais sans âme. Bien des conversations ne sont pas sans intérêt, mais sans âme. On dit d’une femme qu’elle est jolie, agréable dans la conversation, gracieuse, mais sans âme. Qu’est-ce donc qu’on entend ici par âme ?

L’âme dans le sens esthétique est le principe vivifiant de r esprit. Mais ce qui sert à ce principe pour animer l’esprit, la matière qu’il emploie dans ce but, c’est ce qui donne un heureux essor aux facultés de l’esprit, c’est-à-dire ce qui les met en jeu, de telle sorte que ce jeu s’entretienne de lui-même et fortifie même les facultés qui y sont en exercice.

Or je soutiens que ce principe n’est pas autre chose que la faculté d’exhibition d’idées esthétiques ; et par idée esthétique j’entends une représentation de l’imagination, qui donne occasion de beaucoup penser, sans qu’aucune pensée déterminée, c’est-à-dire sans qu’aucun concept lui puisse être adéquat, et que, par conséquent, aucune parole puisse parfaitement l’exprimer et la faire comprendre. — On voit aisément que c’est le pendant d’une idée rationnelle, qui au contraire est un concept auquel on ne peut trouver d’intuition (de représentation de l’imagination) adéquate.

L’imagination (comme faculté de connaître productive) a une très grande puissance pour créer comme une autre nature avec la matière que lui fournit la nature réelle. Elle sait nous charmer là où l’expérience nous semble trop triviale ; elle la transforme, en suivant toujours il est vrai des lois analogiques, mais aussi d’après des principes qui ont une plus haute origine, qui ont leur source dans la raison (et qui sont tout aussi naturels pour nous que ceux d’après lesquels l’entendement saisit la nature empirique) ; et en cela nous nous sentons indépendants de la loi de l’association (laquelle est inhérente à l’usage empirique de l’imagination), car si c’est en vertu de cette loi que nous tirons de la nature la matière dont nous avons besoin, nous l’appliquons à un usage supérieur et qui dépasse la nature.

On peut appeler du nom d’idées ces représentations de l’imagination ; car, d’une part, elles tendent au moins à quelque chose qui est placé au-delà des limites de l’expérience, et elles cherchent ainsi à se rapprocher de l’exhibition des concepts de la raison (des idées intellectuelles), ce qui leur donne une apparence de réalité objective ; et d’autre part, ce qui est le principal motif, il ne peut y avoir de concept parfaitement adéquat à ces représentations, en tant qu’intuitions internes. Le poète essaie de rendre sensibles[28] des idées d’êtres invisibles, le royaume des bienheureux, le royaume de l’enfer, l’éternité, la création, etc. ; ou bien encore, prenant des choses dont l’expérience lui donne des exemples, comme la mort, l’envie et tous les vices, l’amour, la gloire, etc., et les transportant en deçà de l’expérience, son imagination qui rivalise avec la raison dans la poursuite d’un maximum, les représente aux sens avec une perfection dont la nature n’offre pas d’exemple. C’est même véritablement dans la poésie que la faculté des idées esthétiques peut révéler toute sa puissance. Mais cette faculté considérée en elle-même n’est proprement qu’un talent (de l’imagination).

Que si on place sous un concept une représentation de l’imagination, qui rentre dans l’exhibition de ce concept, mais qui par elle-même éveille la pensée, sans pouvoir être ramenée à un concept déterminé, et étende ainsi esthétiquement le concept même d’une manière indéterminée, l’imagination est alors créatrice et elle met en mouvement la faculté des idées intellectuelles (la raison), de manière à étendre la pensée, formée à l’occasion d’une représentation (ce qui est, il est vrai, le propre du concept de l’objet), bien au-delà de ce qu’on y peut saisir et discerner clairement.

Ces formes, qui ne constituent pas l’exhibition d’un concept donné, mais qui expriment seulement, en tant que représentations secondaires de l’imagination, les conséquences qui y sont liées et l’affinité de ce concept avec d’autres, sont appelées des attributs (esthétiques) d’un objet dont le concept, en tant qu’idée rationnelle, ne peut trouver d’exhibition adéquate. Ainsi l’aigle qui tient la foudre entre ses serres est un attribut du puissant roi des cieux, et le paon, un attribut de sa magnifique épouse. Ils ne représentent pas, comme les attributs logiques, ce que contiennent nos concepts de la sublimité et de la majesté de la création, mais quelque autre chose où l’imagination trouve l’occasion de s’exercer sur une multitude de représentations analogues, qui font penser au-delà de ce qu’on peut exprimer en un concept déterminé par des mots ; et ils fournissent une idée esthétique, qui remplace pour l’idée rationnelle l’exhibition logique et qui anime véritablement l’esprit, en lui ouvrant une perspective sur un champ immense de représentations analogues. Les beaux-arts ne procèdent pas seulement ainsi dans la peinture ou dans la sculpture (où les attributs sont ordinairement employés), mais la poésie et l’éloquence doivent l’âme qui vivifie leurs ouvrages aux attributs esthétiques des objets, qui accompagnent les attributs logiques, et qui, donnant de l’essor à l’imagination, nous font penser, quoique d’une manière confuse, beaucoup plus que ce que peut comprendre un concept, ou rendre une expression déterminée. — Je me bornerai, pour être court, à un petit nombre d’exemples.

Quand le grand Frédéric s’exprime ainsi dans une de ses poésies :[29]

Oui, finissons sans trouble et mourons sans regrets,
En laissant l’univers comblé de nos bienfaits.
Ainsi l’astre du jour au bout de sa carrière,
Répand sur l’horizon une douce lumière ;
Et les derniers rayons qu’il darde dans les airs,
Sont les derniers soupirs qu’il donne à l’univers ;

il vivifie cette idée, que la raison lui donnait, d’une âme cosmopolite jusqu’à la fin de la vie, par un attribut qu’y associe l’imagination (évoquant le souvenir de tout ce qu’il y a de délicieux dans une soirée sereine, succédant à un beau jour d’été), et qui éveille une multitude de sensations et de représentations secondaires, pour lesquelles on ne trouve pas d’expression. Réciproquement, un concept intellectuel peut servir d’attribut à une représentation des sens, et l’animer par une idée du supra-sensible ; mais on n’applique à cet usage que l’élément esthétique subjectivement inhérent à la conscience du suprasensible. Ainsi, par exemple, un poète[30] dit dans la description d’une belle matinée : «La lumière du soleil jaillissait comme jaillit le calme du sein de la vertu. » La conscience de la vertu, quand on se met par la pensée à la place d’un homme vertueux, répand dans l’esprit une multitude de sentiments sublimes et calmes, et nous ouvre une perspective sans bornes sur un avenir de bonheur, que ne peut rendre parfaitement aucune expression déterminée.[31]

En un mot, l’idée esthétique est une représentation de l’imagination associée à un concept donné, et liée à une telle variété de représentations partielles, librement mises en jeu, qu’on ne peut lui trouver d’expression désignant un concept déterminé, une représentation par conséquent qui ajoute à un concept beaucoup d’inexprimables pensées dont le sentiment anime les facultés de connaître et vivifie la lettre par l’âme. Les facultés de l’esprit dont l’union (en un certain rapport) constitue le génie, sont donc l’imagination et l’entendement. Mais, tandis que l’imagination, appliquée à la connaissance, subit la contrainte de l’entendement et est soumise à la condition de s’approprier au concept qu’il fournit, au point de vue esthétique au contraire, elle est libre. Aussi outre son accord avec un concept, fournit-elle spontanément à l’entendement une matière riche et non développée, à laquelle celui-ci ne songeait point dans son concept, mais qu’il emploie moins objectivement, en vue de la connaissance, que subjectivement, parce qu’elle anime les facultés de connaître, et que, par conséquent, il applique aussi, mais indirectement, à des connaissances. D’où il suit que le génie consiste proprement dans un heureux rapport de l’imagination et de l’entendement, qu’aucune science ne peut nous enseigner, aucun travail nous apprendre, par lequel nous associons des idées à un concept donné, et trouvons d’un autre côté l'expression propre à communiquer à d’autres la disposition d’esprit qui en résulte et qui est comme l’accompagnement de ce concept. C’est à ce dernier talent qu’on donne proprement le nom d’âme ; car, pour exprimer ce qu’il y a d’inexprimable dans la disposition d’esprit où nous met une certaine représentation, et le rendre propre à être universellement partagé, que l’expression consiste dans le langage, dans la peinture ou dans la plastique, il faut une faculté qui saisisse pour ainsi dire au passage le jeu rapide de l’imagination et qui l’unisse à un concept qu’on puisse partager, sans y être contraint par des règles (à un concept qui est par cela même original et nous découvre une nouvelle règle qui n’a pu être tirée d’aucun principe ou d’aucune règle antérieure).

Si maintenant, après cette analyse, nous revenons sur la définition que nous avons précédemment donnée du génie, nous trouvons : 1° que c’est un talent pour l’art, et non pour la science, que doivent précéder et diriger dans ses opérations des règles clairement établies ; 2° que, comme talent artistique, il suppose un concept déterminé de son œuvre, comme de son but, par conséquent l’entendement, mais aussi une représentation (quoique indéterminée) de la matière, c’est-à-dire de l’intuition propre à l’exhibition de ce concept, par conséquent un rapport de l’imagination à l’entendement ; 3° qu’il se révèle moins en atteignant son but dans l’exhibition d’un concept déterminé qu’en présentant ou en exprimant des idées esthétiques, qui fournissent une riche matière pour ce but Page:Kant - Critique du jugement, trad. Barni, tome premier.djvu/302 génie et pour ceux-ci les beaux-arts ne sont plus qu’une, imitation dont la nature a donné la règle parle génie.

Mais cette imitation devient de la singerie[32] quand l’élève imite tout, jusqu’aux choses que le génie n’a laissées passer, malgré leur défectuosité, que parce qu’il ne pouvait les retrancher sans affaiblir les idées. Il ne faut voir là un mérite que pour le génie ; une certaine hardiesse dans l’expression et en général certains écarts loin de la règle commune ne lui messiéent pas, mais ne sont point choses à imiter. Ce sont toujours des fautes qu’il faut chercher à éviter, tout en les pardonnant au génie dont une inquiète circonspection compromettrait l’originalité. Le maniéré[33] est une autre espèce de singerie, qui consiste dans cette fausse originalité, par laquelle on s’éloigne autant que possible des imitateurs, sans pourtant posséder le talent d’être soi-même un modèle. — Il y a en général deux manières (modi) de composer ses pensées : l’une s’appelle manière (modus estheticus), l’autre méthode (modus logicus) ; elles diffèrent l’une de l’autre en ce que la première n’a d’autre mesure que le sentiment de l’unité dans l’exhibition, tandis que la seconde suit des principes déterminés. La première seule, par conséquent, s’applique aux beaux-arts. Mais une œuvre d’art s’appelle maniérée lorsque l’exhibition de l’idée qu’elle renferme vise à l’étrangeté et n’est pas appropriée à l’idée même. Le genre précieux, contourné, affecté, qui cherche à se distinguer du commun (mais sans âme) ressemble aux façons de celui qui, comme on dit, s’écoute parler, ou qui se tient et marche comme s’il était sur la scène, ce qui annonce toujours un sot.


§. L. modifier

De l’union du goût avec le génie dans les productions des beaux-arts. modifier

Demander ce qu’il y a de plus important dans les choses des beaux-arts, si c’est le génie ou le goût, c’est demander laquelle de ces deux facultés, l’imagination et le Jugement, y joue le principal rôle. Or comme un art relativement à la pre mière mérite plutôt le nom d’ingénieux[34], et que ce n’est guère que relativement à la seconde qu’il mérite d’être rangé parmi les beaux-arts, celle-ci est, au moins comme condition indispensable (conditio sine qua non), la première chose à considérer dans l’appréciation des arts en tant que beaux-arts. L’abondance et l’originalité des idées sont moins nécessaires à la beauté que la concordance de l’imagination en liberté avec la légalité de l’entendement. En effet l’imagination, avec toutes ses richesses, n’est plus qu’extravagance du moment que sa liberté n’a plus de lois ; et c’est le Jugement qui la met en harmonie avec l’entendement. Le goût, comme lle Jugement en général, est la discipline du génie ; il lui coupe les ailes, il le morigène et le polit, mais en même temps il lui donne une direction, en lui montrant où et jusqu’où il peut s’étendre, pour ne pas s’égarer ; et, en introduisant la clarté et l’ordre dans la foule des pensées, il donne de la fixité aux idées, il les rend dignes d’un assentiment durable et universel, et propres à servir de modèle aux autres et à concourir aux progrès toujours croissants de la culture du goût. Si donc, dans la lutte de ces deux facultés, il fallait sacrifier quelque chose, ce devrait être plutôt du côté du génie ; et le Jugement, qui, dans les choses des beaux-arts, décide par des principes qui lui sont propres, souffrira moins volontiers qu'on déroge à l’entendement qu’à la liberté et à la richesse de l’imagination.

Les beaux-arts exigent donc le concours de l'imagination, de l'entendement, de l'âme et du goût[35]. == § LI. ==

De la division des beaux-arts. modifier

On peut en général appeler la beauté (celle de la nature ou celle de l’art) l'expression d’idées esthétiques : il y a seulement cette distinction à faire que, dans les beaux-arts, l’idée esthétique doit être occasionnée par un concept de l’objet, tandis que, dans la beauté de la nature, la simple réflexion que nous faisons sur une intuition donnée, sans aucun concept de ce que doit être l’objet, suffit à exciter et à communiquer l’idée dont cet objet est considéré comme l'expression.

Si donc nous voulons diviser les beaux-arts, nous ne pouvons choisir, du moins comme essai, un principe plus commode que l’analogie de l’art avec l’espèce d’expression dont les hommes se servent en parlant pour se communiquer, aussi parfaitement que possible, non-seulement leurs concepts, mais aussi leurs sensations[36].

Ce genre d’expression consiste dans le mot, le geste et le ton (articulation, gesticulation et modulation). La réunion seule de ces trois espèces d’expression constitue une parfaite communication entre ceux qui parlent. En effet la pensée, l’intuition et la sensation sont par là transmises aux autres simultanément et conjointement.

Il n’y a d’après cela que trois espèces de beaux-arts : l’art parlant, l’art figuratif, et l’art du jeu des sensations (comme impressions sensibles extérieures), On pourrait aussi diviser les beaux-arts en deux parties, selon qu’ils expriment les pensées ou les sensations, et cette dernière espèce d’arts serait divisée à son tour en deux autres parties, suivant qu’on y considérerait la forme ou la matière (la sensation). Mais cette division paraîtrait trop abstraite et moins conforme aux idées ordinaires.

1. Les arts parlants sont l'éloquence et la poésie. L'éloquence est l’art de donner à un exercice sérieux de l’entendement le caractère d’un libre jeu de l’imagination ; la poésie, l’art de donner à un libre jeu de l’imagination le caractère d’un exercice sérieux de l’entendement.

Ainsi l'orateur promet quelque chose de sérieux, et, pour charmer ses auditeurs, il l’exécute comme s’il ne s’agissait que d’un jeu d’idées. Le poëte n’annonce qu’un jeu amusant d’idées, et il produit sur l’entendement le même effet que s’il n’avait eu pour but que d’occuper cette faculté. L’union et l’harmonie de ces deux facultés de connaître, la sensibilité et l’entendement, qui ne peuvent se passer l’une de l’autre, mais qui en même temps ne peuvent être réunies sans effort et sans se faire réciproquement quelque tort, doivent être spontanées et paraître s’être formées d’elles-mêmes ; autrement on manquerait le but des beaux-arts. C’est pourquoi tout ce qui sent la recherche et la peine y doit être évité, car les beaux-arts doivent être libres en un double sens : d’un côté, ; on ne peut les traiter, comme des travaux mercenaires dont on peut juger d’après une mesure déterminée et qu’on peut imposer et payer ; et, d’un autre côté, l’esprit y trouve une occupation, mais aussi un plaisir et une excitation naturelle qui n’a pas d’autre but qu’elle-même (qui est indépendante de tout salaire).

L’orateur donne donc quelque chose, qu’il ne promet pas, à savoir un jeu amusant, de l'imagination ; mais il ôte aussi quelque chose à ce qu’il promet, à l’exercice qu’on attend de lui et qui a pour but d’occuper sérieusement l’entendement. Le poëte, au contraire, promet moins et n’annonce qu’un simple jeu d’idées, mais il nous donne quelque chose digne de nous occuper, car il offre en se jouant une nourriture à l’entendement et en vivifie les concepts par l’imagination. Par conséquent, le premier donne en réalité moins qu’il ne promet et le second, plus.

2. Les arts figuratifs, ou ceux qui cherchent l’expression de certaines idées dans l'intuition sensible (et non dans de simples représentations de l’imagination excitées par des mots) représentent ou la réalité sensible ou l'apparence sensible. C’est d’un côté la plastique, de l’autre la peinture. Toutes deux forment des figures dans l’espace pour exprimer des idées ; mais les figures de la plastique sont perceptibles pour deux sens, la vue et le tact (quoique, relativement à ce dernier, elle n’ait pas pour but la beauté), celles de la peinture ne le sont que pour la vue. Toutes deux ont pour principe dans l’imagination une idée esthétique (un archétype, un modèle), mais la figure qui constitue l’expression de cette idée (l'ectype, la copie) est donnée ou bien dans son extension corporelle (comme est l’objet lui-même), ou bien suivant l’image qui s’en forme dans l'œil (suivant son apparence en superficie) ; et, dans le premier cas, on peut avoir en vue et donner pour condition à la réflexion ou un but réel ou seulement l’apparence d’un semblable but.

La plastique, ou la première espèce de beaux-arts figuratifs, comprend la sculpture et l'architecture. La première représente dans une exhibition corporelle des concepts de choses qui pourraient exister dans la nature (mais en ayant en vue, comme appartenant aux beaux-arts, la finalité esthétique) ; la seconde donne une semblable exhibition à des concepts de choses qui ne sont possibles que par l’art, et dont la forme n’a pas son principe dans la nature, mais dans quelque fin arbitraire, et elle ne doit pas non plus perdre de vue la finalité esthétique. Dans cette dernière espèce d’art, l’objet d’art est destiné à un certain usage auquel sont subordonnées les idées esthétiques comme à leur condition principale. Dans la première, le but principal est seulement l'expression d’idées esthétiques. Ainsi les statues d’hommes, de dieux, d’animaux, etc., appartiennent à la première espèce d’art ; mais les temples, les édifices destinés aux réunions publiques, ou même les habitations, les arcs de triomphe, les colonnes, les mausolées, et tous les monuments élevés en l’honneur de certains hommes, appartiennent à l’architecture. On peut même y rapporter tous les meubles (les objets de menuiserie et les ustensiles de ce genre), car l’appropriation d’une œuvre à un certain usage est le propre d’une œuvre d’architecture[37] ; au contraire une œuvre purement plastique[38] qui est faite uniquement pour la vue et doit plaire par elle-même, n’est, en tant qu’exhibition corporelle, qu’une imitation de la nature, mais qui a toujours en vue des idées esthétiques, et la vérité sensible n’y doit jamais être poussée si loin qu’elle cesse de paraître un art et une production de la volonté.

La peinture, ou la seconde espèce d’art figuratif, qui représente une apparence sensible liée par le moyen de l’art à des idées, peut être divisée en art de bien peindre la nature, et en art de bien arranger ses productions. Le premier serait la peinture proprement dite ; le second l’art des jardins. En effet, celui-là ne donne que l’apparence de l’étendue corporelle ; et celui-ci, tout en donnant cette étendue dans sa vérité, ne présente qu’une apparence d’utilité, il n’a en réalité d’autre but que de mettre enjeu l’imagination par les formes qu’il donne à contempler.[39] Ce dernier consiste uniquement à orner le sol avec les diverses choses qu’on trouve dans la nature, (comme le gazon, les fleurs, les arbrisseaux et les arbres, et même les eaux, les collines et les vallons) ; mais en les disposant autrement, et conformément à certaines idées. Or un bel arrangement de choses corporelles n’est fait que pour l’œil, comme la peinture, et le sens du tact ne peut nous donner aucune représentation intuitive d’une pareille forme. Je rattacherais encore à la peinture, en l’entendant dans un large sens, ce qui sert à la décoration des appartements, comme les tapis, les garnitures de cheminée ou d’armoire, etc., et tout bel ameublement qui n’est fait que pour la vue, ainsi que l’art de s’habiller avec goût (ainsi que toutes les choses qui servent à la parure, comme les anneaux, les boîtes, etc). En effet un parterre de fleurs diverses, une chambre remplie de toute sorte d’ornements (y compris même des parures de femme) forme, dans un jour de fête, une espèce de peinture, qui, comme les peintures proprement dites (dont le but n’est pas d’enseigner quelque histoire ou quelque connaissance naturelle) est là simplement pour la vue, et n’a d’autre but que d’entretenir l’imagination dans un libre jeu d’idées et d’occuper le Jugement esthétique sans concept déterminé. Il peut y avoir dans tous ces ornements des travaux mécaniques très divers et qui exigent des artistes ééééééééééééééé différents ; mais le jugement, que porte le goût sur ce qui est beau dans cette espèce d’art, est toujours déterminé de la même manière : il ne juge que les formes sans considération de but, telles qu’elles se présentent à l’œil, isolées ou réunies, et d’après l'effet qu’elles font sur l’imagination. On voit pourquoi l’art figuratif peut être rattaché (par analogie) au geste qui fait partie du langage : c’est que l’âme de l’artiste donne par ses formes une expression corporelle à sa pensée et au mode de sa pensée, et fait parler à la chose-même comme, un langage mimique. C’est là un jeu très fréquent de notre fantaisie qui suppose dans les choses inanimées une âme qui nous parle par leurs formes.

3. L’art de produire un beau jeu de sensations (venant du dehors), qui doit aussi pouvoir être universellement partagé, ne peut porter sur autre chose que sur la proportion des divers degrés de la disposition (de la tension) du sens, auquel appartient la sensation, c’est-à-dire sur le ton de ce sens ; et, ainsi largement entendu, comme le jeu de l’art peut mettre en mouvement ou les sensations de l’ouïe, ou celles de la vue, cet art peut se diviser en musique et en coloris. — Il est remarquable que ces deux sens, outre la capacité qu’ils ont de recevoir autant d’impressions qu’il est nécessaire pour recevoir, au moyen de ces impressions, des concepts des objets extérieurs, sont encore capables d’une sensation particulière qui y est mêlée, et au sujet de laquelle on ne peut décider si elle a son principe dans le sens ou dans la réflexion ; et que cette affectibilité peut manquer quelquefois, sans que d’ailleurs il manque rien au sens, en tant qu’il sert à la connaissance des objets, et quoiqu’il puisse être même singulièrement subtil. Ainsi on ne peut dire avec certitude si une couleur ou un ton (un son) doit être rangé parmi les sensations agréables ou est déjà en soi un beau jeu de sensations, et contient, à ce titre, une satisfaction liée à sa forme dans le jugement esthétique. Quand on songe à la rapidité des vibrations de la lumière ou de l’air, qui surpasse de beaucoup en apparence toute notre faculté de juger immédiatement, dans la perception, les proportions de la division du temps par ces vibrations, on croirait que nous n’en sentons que l’effet sur les parties élastiques de notre corps, mais que nous ne remarquons pas et ne pouvons juger la division du temps par ces vibrations, et qu’ainsi l’agréable seul, et non la beauté de la composition, est lié aux couleurs et aux tons. Mais si, d’un autre côté, en premier lieu, on considère les rapports mathématiques qu’on peut démontrer comme constituant la proportion des vibrations dans la musique et le jugement que nous en portons, et qu’on juge la distinction des couleurs, comme il est juste, par analogie avec la musique ; si, en second lieu, on se rappelle les exemples, quoique rares, d’hommes qui ne pouvaient distinguer les couleurs, avec la meilleure vue du monde, ou les tons, avec l’ouïe la plus fine, tandis que d’autres qui ont cette faculté trouvent de remarquables[40] différences dans la perception d’une couleur ou d’un son qui varie (je ne dis pas seulement quant au degré de la sensation) suivant les divers degrés de l’échelle des couleurs ou des tons, on pourrait bien alors se voir forcé de ne pas regarder seulement les sensations des couleurs et des sons comme de simples impressions sensibles, mais comme l’effet d’un jugement que nous portons sur une certaine forme dans le jeu de plusieurs sensations. Suivant qu’on adoptera l’une ou l’autre opinion, dans la détermination du principe de la musique, on sera conduit à la définir, ou comme nous l’avons fait, un beau jeu de sensations (auditives), ou simplement un jeu de sensations agréables. La première définition rattache tout à fait la musique aux beaux-arts, la seconde n’en fait qu’un art agréable (au moins en partie).


§. LII. modifier

De l’union des Beaux-Arts dans une seule et même production. modifier

L’éloquence peut être unie avec la peinture de ses sujets et de ses objets, dans une pièce de théâtre ; la poésie avec la musique dans le chant ; celuici à son tour avec la peinture (théâtrale) dans un opéra, le jeu des sensations qui constitue la musique avec celui de» formes dans la danse, etc. L'exhibition même du sublime, en tant qu’elle se rattache aux beaux-arts, peut s’unir avec la beauté dans une tragédie, dans un poëme didactique, dans un oratorio. Grâce à ces sortes d’unions, les beaux-arts font paraître plus d’art, mais en deviennent-ils plus beau (par ce mélange d’espèces de satisfaction si diverses) ; c’est ce dont oh peut douter dans quelques-uns de ces cas. Dans tous les beaux-arts, l’essentiel est la forme, une forme concordante avec la contemplation et le jugement, et produisant ainsi un plaisir qui est en même temps une culture et qui dispose l’âme aux idées, et par conséquent la rend capable d’un plaisir plus grand encore ; ce n’est pas la matière de la sensation (l'attrait ou l’émotion) où il ne s’agit que de la jouissance, laquelle ne laisse rien dans l’idée, rend l’âme lourde, l’objet insipide, et l’esprit, qui a conscience d’un état discordant aux yeux de la raison, mécontent de lui-même et chagrin.

Quand les beaux-arts ne sont pas liés, de près ou de loin, a des idées morales, qui seules contiennent une satisfaction qui se suffit à elle-même, c’est là le sort qui les attend à la fin. Ils ne servent alors que comme d’une distraction dont on a toujours d’autant plus besoin qu’on y a recours davantage, pour dissiper le mécontentement de l’esprit, en sorte qu’on se rend toujours plus inutile et plus mécontent de soi-même. En général les beautés de la nature «ont les plus importantes pour ce but, quand on s’est habitué de bonne heure à les contempler, à les juger et à les admirer.


§. LIII. modifier

Comparaison de la valeur esthétique des Beaux-Arts. modifier

Le premier rang entre tous les arts appartient à la poésie (qui doit presque entièrement son origine au génie et qui ne se laisse guère diriger par des règles ou par des exemples). Elle étend l’esprit en mettant l’imagination en liberté, en présentant, à l’occasion d’un concept donné, parmi l’infinie variété des formes qui peuvent s’accorder avec ce concept, celle qui en lie l’exhibition à une abondance de pensées à laquelle aucune expression n’est parfaitement adéquate, et en s’élevant ainsi esthétiquement, à des idées. Elle le fortifie en lui faisant sentir cette faculté libre, spontanée, indépendante des conditions de la nature, par laquelle il considère et juge la nature comme un phénomène, d’après des vues que celle-ci ne présente par elle-même dans l’expérience ni au sens ni à l’entendement, et par laquelle, par conséquent, il en fait comme un schême du supra-sensible. Elle joue avec l’apparence qu’elle produit à son gré, mais sans tromper par là ; car elle donne l’exercice auquel elle se livre pour un simple jeu, mais pour un jeu qui doit être dirigé par l’entendement et lui être conforme. — L’éloquence, si on entend par là l’art de persuader, c’est-à-dire de tromper par une belle apparence (ars oratoria), et non pas simplement l’art de bien dire (l’éloquence proprement dite et le style),[41] cette éloquence est une dialectique qui ne s’éloigne de la poésie qu’autant que cela lui est nécessaire pour séduire les esprits en faveur de l’orateur et leur ôter la liberté ; on ne peut par conséquent en conseiller l’emploi dans l’enceinte du tribunal ni dans la chaire. Car, quand il s’agit des lois civiles, des droits de certains individus, quand il s’agit d’instruire sérieusement les esprits dans l’exacte connaissance de leurs devoirs et de les disposer à les observer consciencieusement, il est indigne d’une si importante entreprise de laisser paraître la moindre trace de ce luxe de l’esprit et de l’imagination, qui peut convenir ailleurs, et, à plus forte raison, de cet art de persuader et de séduire les esprits, qui peut sans doute être employé pour une fin légitime et louable, mais qui a le tort d’altérer la pureté intérieure des maximes et des dispositions de l’esprit, quoique l’action soit objectivement légitime. Il ne suffit pas de faire le bien, il le faut faire par ce seul motif que c’est le bien. D’ailleurs le concept de ces sortes de choses humaines, quand on l’expose clairement, qu’on le fait vivement ressortir par des exemples et qu’on se montre fidèle aux règles de l’harmonie du langage ou de la convenance de l’expression, ce seul concept a déjà sur les esprits, relativement aux idées de la raison (qui en même temps constituent l’éloquence), une influence assez grande par elle-même, pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y ajouter les machines de la persuasion, et celles-ci, pouvant être tout aussi bien employées à embellir et à cacher le vice et l’erreur, ne peuvent empêcher qu’on ne soupçonne secrètement quelque ruse de l’art. Dans la poésie tout est loyal et sincère. Elle se donne pour un simple jeu de l’imagination, qui ne veut plaire que par sa forme, en l’accordant avec les lois de l’entendement ; elle ne cherche pas à le surprendre et à le séduire par une exhibition sensible[42]. Après la poésie je placerais, si l’on considère l’attrait et l'émotion de l’esprit, un art qui s’en rapproche surtout, dans les arts parlants, et qu’on y peut joindre très naturellement, à savoir la musique. En effet, si cet art ne parle que par des sensations sans concepts, et par conséquent ne laisse pas, comme la poésie, quelque chose à la réflexion, il émeut cependant l’esprit d’une manière plus variée et plus intime, quoique plus passagère ; mais il est plutôt une jouissance qu’une culture (le jeu des pensées qu’il excite n’est que l’effet d’une association en quelque sorte mécanique), et, aux yeux de la raison, il a moins de valeur qu’aucun des autres beaux-arts. Aussi a-t-il besoin, comme toute jouissance, de beaucoup de variété, et ne peut-il répéter souvent la même chose sans causer de l’ennui. Voici comment on peut expliquer l’attrait de cet art, qui se communique si universellement. Toute expression prend dans la parole un ton approprié à sa signification ; ce ton désigne plus ou moins une affection de celui qui parle et l’excite aussi dans l’auditeur, et cette affection à son tour éveille en celui-ci l’idée exprimée dans la parole par ce ton. La modulation est donc pour les sensations comme une langue universelle, intelligible à tout homme. Or la musique l’emploie dans toute sa force, et ainsi, d’après la loi de l’association, elle communique universellement les idées esthétiques qui y sont liées naturellement. Mais comme ces idées esthétiques ne sont pas des concepts et des pensées déterminées, c’est la forme de la composition de ces sensations (l’harmonie et la mélodie), au lieu de la forme du langage, qui seule, par un accord proportionné de toutes les parties entre elles (accord qui repose sur le rapport du nombre des vibrations de l’air dans des temps égaux, en tant que les tons formés par ces vibrations sont liés simultanément ou successivement, et qui, par conséquent, peut être mathématiquement ramené à des règles certaines), sert à exprimer l’idée esthétique d’un tout bien lié, comprenant une quantité inexprimable de pensées, conformément à un certain thème qui constitue l’affection dominante du morceau. Bien que cette forme mathématique ne soit pas représentée par des concepts déterminés, elle seule est l’objet de la satisfaction que la simple réflexion de l’esprit sur cette quantité de sensations, simultanées ou successives, joint au jeu de ces sensations, comme une condition universellement valable de sa beauté ; elle seule peut permettre au goût de s’attribuer d’avance quelque droit sur le jugement de chacun.

Mais ce qu’il y a de mathématique dans la musique n’a certainement pas la moindre part à l’attrait et à l’émotion qu’elle produit ; ce n’est là que la condition indispensable (conditio sine qua non) de cette proportion, dans la liaison comme dans la succession des impressions, qui permet de les rassembler en les empêchant de se détruire réciproquement, et par laquelle elles s’accordent, pour produire, au moyen d’affections correspondantes, un mouvement, une excitation continuelle de l’esprit, et par là une jouissance personnelle durable.

Si, au contraire, on estime la valeur des beaux-arts d’après la culture qu’ils donnent à l’esprit et qu’on prenne pour mesure l’extension des facultés qui dans le Jugement doivent concourir à la connaissance, la musique occupe alors le dernier rang entre les beaux-arts, parce qu’elle n’est qu’un jeu de sensations (tandis qu’au contraire, à ne considérer que l’agrément, elle est peut-être la première). Les arts figuratifs passent donc avant elle sous ce point de vue ; tout en donnant à l’imagination un jeu libre et cependant approprié à l’entendement, ils contiennent aussi une occupation, car ils produisent une œuvre qui est pour les concepts de l’entendement comme un véhicule durable et se recommandant par lui-même, et qui sert ainsi à réaliser l’union de ces concepts avec la sensibilité, et à donner par là un caractère d’urbanité aux facultés supérieures de connaître. Ces deux espèces d’arts suivent des marches bien différentes : la première va de certaines sensations à des idées indéterminées, la seconde d’idées déterminées à des sensations. Celle-ci produit des impressions durables, celle-là ne laisse que des impressions passagères. L’imagination peut rappeler les impressions de l’une et s’en faire une agréable distraction, mais celles de l’autre ont bientôt disparu tout entières, ou, si l’imagination vient à les renouveler involontairement, elles nous sont plutôt pénibles qu’agréables. En outre[43], il y a dans la musique comme un manque d’urbanité, car, par la nature même de ses instruments, elle étend son action plus loin qu’on ne le désire (dans le voisinage) ; elle se fraie en quelque sorte un passage et vient troubler la liberté de ceux qui ne sont point de la réunion musicale, inconvénient que n’ont pas les arts qui parlent à la vue, puisqu’on n’a qu’à détourner les yeux pour en éviter l’impression. On pourrait presque comparer la musique à ces odeurs qui se répandent au loin. Celui qui tire de sa poche un mouchoir parfumé ne consulte pas la volonté de ceux qui sont autour de lui, et il leur impose une jouissance qu’ils ne peuvent éviter s’ils veulent respirer : aussi cela est-il passé de mode[44]. Parmi les arts figuratifs je donnerais la préférence à la peinture, et parce qu’elle est, en tant qu’art du dessin, le fondement de tous les autres arts figuratifs, et parce qu’elle peut pénétrer beaucoup plus avant dans la région des idées et étendre davantage le champ de l’intuition, conformément à ces idées.


REMARQUE. modifier

Il y a, comme nous l’avons montré souvent, une différence essentielle entre ce qui plaît simplement dans le jugement et ce qui plaît dans la sensation. Dans ce dernier cas, on ne peut, comme dans le premier, exiger de chacun la même satisfaction. La jouissance (quand même la cause en serait dans des idées) semble toujours consister dans le sentiment du développement facile de toute la vie de l’homme, par conséquent aussi du bien-être corporel, c’est-à-dire de la santé ; en sorte qu’Épicure, qui regardait toute jouissance comme étant au fond une sensation corporelle, n’avait peut-être pas tort en cela, mais seulement il ne s’entendait pas en rapportant à la jouissance la satisfaction intellectuelle et même la satisfaction pratique. Quand on a devant les yeux la distinction que nous venons de rappeler, on peut s’expliquer comment une jouissance peut déplaire à celui même qui l’éprouve (comme la joie que ressent un homme, qui est dans le besoin, mais qui a de bons sentiments, à L’idée de l’héritage d’un père qui l’aime mais qui est avare), ou comment un profond chagrin peut plaire à celui qui le ressent (la tristesse que laisse à une veuve la mort d’un excellent mari), ou comment une jouissance peut plaire aussi (comme celle que donnent les sciences que nous cultivons), ou comment un chagrin (par exemple la haine, l’envie, la vengeance) peut aussi nous déplaire. La satisfaction ou le déplaisir repose ici sur la raison et se confond Page:Kant - Critique du jugement, trad. Barni, tome premier.djvu/326 que intérêt, mais qui cependant anime l’esprit. Toutes nos réunions montrent combien on trouve de jouissance dans les jeux, sans pourtant s’y proposer aucun but intéressé ; car sans jeu presque aucune ne pourrait se soutenir. Mais les affections de l’espérance, de la crainte, de la joie, de la colère, de la raillerie y sont en jeu, se succédant alternativement, et montrant tant de vivacité que toute l’action de la vie du corps semble excitée par un mouvement intérieur ; c’est ce que prouve cette vivacité d’esprit qu’excite le jeu, quoiqu’on n’y gagne ou qu’on n’y apprenne rien. Mais comme le beau n’entre pour rien dans les jeux de hasard, nous devons les laisser ici de côté. La musique et les choses qui excitent le rire sont deux espèces de jeux d’idées esthétiques, ou même de représentations intellectuelles qui en définitive ne nous fournissent aucune pensée et qui ne peuvent nous causer une vive jouissance que par leur changement : par où nous voyons assez clairement que l’animation dans ces deux cas est purement corporelle, quoiqu’elle soit provoquée par des idées de l’esprit, et que le sentiment de la santé, excité par un mouvement des entrailles correspondant au jeu de l’esprit, constitue la jouissance, regardée comme si délicate et si spirituelle, d’une société où règne la gaieté. Ce n’est pas le jugement de l’harmonie dans les tons, ou des saillies, lequel par la beauté qu’il nous y découvre, ne sert ici que comme d’un véhicule nécessaire, mais un développement favorable de la vie du corps, l’affection qui remue les entrailles et le diaphragme, d’un seul mot, le sentiment de la santé (qu’on ne sent pas sans une pareille occasion) qui constitue la jouissance qu’on y trouve, en sorte qu’on peut aller au corps par l’âme et faire de celle-ci le médecin de celui-là.

Dans la musique ce jeu va de la sensation du corps aux idées esthétiques (des objets de nos affections), et il revient ensuite de celles-ci au corps, mais avec une force double. Dans la plaisanterie (qui, comme la musique, mérite plutôt d’être rangée parmi les arts agréables que parmi les beaux-arts), le jeu débute par des pensées qui toutes occupent aussi le corps, en tant qu’elles sont exprimées d’une manière sensible, et comme l’entendement s’arrête tout à coup dans cette exhibition où il ne trouve pas ce qu’il attendait, nous sentons l’effet de cette interruption qui se manifeste dans le corps par l’oscillation des organes, en renouvelle ainsi l’équilibre, et a sur la santé une influence favorable.

Dans tout ce qui est capable d’exciter de vifs éclats de rire, il doit y avoir quelque chose d’absurde (en quoi par conséquent l’entendement ne peut par lui-même trouver de satisfaction). Le rire est une affection qu’on éprouve quand une grande attente se trouve tout à coup anéantie. Ce changement qui n’a certainement rien de réjouissant pour l’entendement nous réjouit cependant beaucoup indirectement pendant un moment. La cause en doit donc être dans l’influence de la représentation sur le corps et dans la réaction du corps sur l’esprit, non que la représentation soit objectivement un objet de contentement, comme quand on reçoit la nouvelle d’un grand bénéfice (car comment une attente trompée peut-elle causer une jouissance), mais c’est qu’en tant que simple jeu des représentations elle produit un équilibre des forces vitales.

Je suppose qu’on raconte cette anecdote : un Indien, à Surate, dînant chez un Anglais et voyant ouvrir une bouteille d’ale et toute la bière s’échapper, en mousse, témoignait son étonnement par ses exclamations ; l’Anglais lui demanda ce qu’il y avait là de si étonnant ; je ne m’étonne pas, répondit l’Indien, de ce que cela s’échappe de la bouteille, mais je me demande comment vous avez pu l’y enfermer. Cette anecdote nous fait rire et nous donne un véritable plaisir, et ce plaisir ne vient pas de ce que nous nous trouvons plus habiles que cet ignorant, ou de toute autre cause qui plairait à l’entendement, mais de ce que notre attente était excitée et se trouve tout à coup anéantie. Supposons encore que l’héritier d’un riche parent, voulant faire célébrer en l’honneur du défunt de riches et solennelles funérailles, se plaigne de n’y pouvoir réussir, en disant que plus il donne d’argent à ses gens pour paraître affligés, plus ils se montrent joyeux, nous éclatons de rire, et la cause en est encore que notre attente se trouve tout à coup anéantie. Et remarquons bien qu’il ne faut pas que la chose attendue soit changée en son contraire — car ce serait quelque chose encore, et cela pourrait être souvent un objet de chagrin ; — il faut qu’elle soit réduite à rien. En effet, si quelqu’un excite en nous une grande attente par le récit d’une histoire, et, qu’arrivés au dénouement, nous en reconnaissions la fausseté, nous éprouvons un déplaisir, comme, par exemple, quand on raconte que des hommes, frappés par une grande douleur, ont vu leurs cheveux blanchir en une nuit. Si, au contraire, un autre plaisant, pour réparer l’effet produit par cette histoire, raconte tout au long le chagrin d’un marchand qui, revenant des Indes en Europe avec tout son bien en marchandises, est obligé dans une tempête de tout jeter par-dessus le bord et se désole à tel point que sa perruque en devient blanche dans la même nuit, nous rions et nous avons du plaisir, parce que notre propre méprise en une chose qui nous est d’ailleurs indifférente, ou plutôt l’idée que nous suivons est pour nous comme une balle avec laquelle nous jouons quelque temps, tandis que nous pensions seulement la saisir et la retenir. Le plaisir ne vient pas de ce que nous voyons un menteur ou un sot se confondre, car cette dernière histoire, racontée avec un sérieux affecté, exciterait par elle-même les éclats de rire d’une société, et l’autre ne serait pas ordinairement jugée digne d’attention. Il faut remarquer que dans ces sortes de cas la plaisanterie doit toujours contenir quelque chose qui puisse faire un instant illusion ; c’est pourquoi, quand l’illusion est dissipée, l’esprit revient en arrière pour l’éprouver de nouveau, et ainsi, par l’effet d’une tension et d’un relâchement qui se succèdent rapidement, il est porté et balancé pour ainsi dire d’un point à un autre, et, comme la cause qui en quelque sorte tendait la corde vient à se retirer tout d’un coup (et non insensiblement), il en résulte un mouvement de l’esprit et un mouvement intérieur du corps, correspondant au premier, qui se prolongent involontairement, et, tout en nous fatiguant, nous égayent (produisent en nous des effets favorables à la santé).

En effet si on admet qu’à toutes nos pensées soit lié quelque mouvement dans les organes du corps, Page:Kant - Critique du jugement, trad. Barni, tome premier.djvu/332 d’imaginer des choses qui cassent la tête, comme font les rêveurs mystiques, ou bien des choses où l’on se casse le cou, comme font les génies, ou enfin des choses qui fendent le cœur [45] , comme font les romanciers sentimentaux (et les moralistes du même genre).

On peut donc, à ce qu’il me semble, accorder à Épicure que toute jouissance, même quand elle est occasionnée par des concepts qui éveillent des idées esthétiques, est une sensation animale, c’est-à-dire corporelle, et l’on ne fera point par là le moindre tort au sentiment spirituel du respect pour les idées morales, car ce sentiment n’est pas une jouissance, mais une estime de soi (de l’humanité en nous), qui nous élève au-dessus du besoin de la jouissance ; j’ajoute que, quoique moins noble, la satisfaction du goût n’en souffrira pas davantage.

On trouve un mélange de ces deux dernières qualités, le sentiment moral et le goût, dans la naïveté, qui n’est autre chose que la sincérité, naturelle à l’humanité, triomphant de l’art de feindre devenu une seconde nature. On rit de la simplicité qui atteste une certaine inexpérience en cet art, et on se réjouit de voir la nature déjouer l’artifice. On attendait ce qu’on voit tous les jours, un extérieur emprunté et composé à dessein pour tromper par la beauté de l’apparence, et voici, dans son innocence et dans sa pureté première, la nature qu’on n’attendait pas, et que celui qui la laisse paraître ne pense pas découvrir. À la vue de cette belle mais fausse apparence, qui a ordinairement tant d’influence sur notre manière de juger, et qui se trouve ici tout à coup anéantie, et de cette fourbe des hommes mise à nu, il se produit dans notre esprit un double mouvement en sens opposés, et ce mouvement donne au corps une secousse salutaire. Mais en voyant que la sincérité de l’âme (ou du moins son inclination à la sincérité), qui est infiniment supérieure à toute dissimulation, n’est pas tout à fait détruite dans la nature humaine, nous sentons quelque chose de sérieux dans ce jeu de l’imagination : le sentiment de l’estime vient s’y mêler. Mais aussi comme ce n’est là qu’un phénomène passager et que l’art de la dissimulation cesse bientôt de se montrer à découvert, il s’y mêle en même temps une certaine compassion ou un certain mouvement de tendresse, qui peut très bien s’allier, et dans le fait est souvent uni, comme une sorte de jeu, avec notre franc rire, et qui allège ordinairement, pour celui qui y donne lieu, l’embarras de ne pas être encore façonné aux conventions humaines. — Art et naïveté sont donc des choses contradictoires, mais il est possible aux beaux-arts, quoique cela leur arrive rarement, de représenter la naïveté dans une personne imaginaire. Il ne faut pas confondre avec la naïveté une simplicité franche qui ne gâte point la nature par l’artifice, uniquement parce qu’elle ignore ce que c’est que l’art de vivre en société.

On peut rapporter aussi le comique [46] aux choses qui, en nous égayant, tiennent au plaisir du rire et qui appartiennent à l’originalité de l’esprit, mais non pas au talent des beaux-arts. Le comique[47] dans le bon sens, signifie en effet le talent de se mettre volontairement dans une certaine disposition d’esprit où on juge toutes choses tout autrement qu’à l’ordinaire (même en sens inverse), et cependant d’après certains principes de la raison. Celui qui est involontairement soumis à cette disposition d’esprit, s’appelle fantasque[48] ; mais celui-ci qui la prend volontairement et avec intention (pour exciter le rire par un contraste frappant) s’appelle comique[49]. Mais le comique appartient plutôt aux arts agréables qu’aux beaux-arts, parce que l’objet de ces derniers doit toujours conserver quelque dignité, et exige par conséquent un certain sérieux dans l’exhibition, comme le goût dans le jugement.


Notes de Kant modifier

  1. Unbegrenzedtheit
  2. * Ungeheuer.
  3. 1 Progressus.
  4. * Regressus.
  5. Macht.
  6. Gewalt. Il est difficile de rendre en français la distinction subtile établie ici par Kant entre Macht et Gewalt. J. B.
  7. Furchtbar.
  8. Froseyn.
  9. 4 Bestimmbarkeit.
  10. Les affections sont spécifiquement différentes des passions. Les premières ne se rapportent qu’au sentiment ; les secondes appartiennent k la faculté de désirer, et sont des inclinations qui rendent difficile ou impossible toute détermination de la volonté par des principes. Celles-là sont impétueuses et irréfléchies, celles-ci durables et réfléchies. Ainsi le ressentiment, comme colère, est une affection ; mais comme haine (désir de vengeance), c’est une passion. La passion ne peut jamais et sous aucun rapport être appelée sublime, car si dans l’affection la liberté de l’esprit est empêchée, elle est supprimée dans la passion.
  11. Affectlosigkeit.
  12. Ferwunderung.
  13. Dewunderung.
  14. Von der wackern Art.
  15. Von der schmelzenden Art.
  16. Nachfolge.
  17. Nachahmung.
  18. Pour être fondé à réclamer l’assentiment universel en faveur d’une décision du Jugement esthétique, reposant uniquement sur des principes subjectifs, il suffit qu’on accorde : 1° que chez tous les hommes, les conditions subjectives de la faculté de juger sont les mêmes, en ce qui concerne le rapport des facultés de connaître, qui y sont mises en activité, avec la connaissance en général ; ce qui doit être vrai, puisque sans cela les hommes ne pourraient pas se communiquer leurs représentations et leurs connaissances ; 2° que le jugement en question n’a égard qu’à ce rapport (par conséquent à la condition formelle de la faculté de juger) et qu’il est pur, c’est-à-dire qu’il n’est mêlé ni avec des concepts d’objet ni avec des sensations. Que si on néglige cette seconde condition, on appliquera inexactement à un cas particulier un droit qui nous donne une loi, mais cela ne détruit nullement ce droit en général.
  19. Vernünflelnden.
  20. Commun a en français les deux sens que Kant attribue ici à gemein, mais nous avons de plus, pour exprimer l’un de ces deux sens, le mot vulgaire, dont l’équivalent manque à la langue allemande, ce qui oblige Kant à employer le mot latin vulgare, d’où vient notre mot français. J. B.
  21. Gemeinschaftlichen Sinnes.
  22. Il est aisé de voir que la culture de l’esprit est facile in thesi, mais difficile et longue à obtenir in hypothesi : car de ne pas laisser sa raison dans un état purement passif et de ne recevoir jamais de loi que de soi-même, c’est quelque chose de tout à fait facile pour l’homme qui ne veut pas s’écarter de sa fin essentielle et qui ne désire pas savoir ce qui est au-dessus de son entendement ; mais comme il est difficile de résister à ce désir, et qu’il ne manquera jamais d’hommes qui promettront avec assurance de le satisfaire, la simple négative (à laquelle se borne la véritable culture de l’esprit) doit être très-difficile à conserver ou à établir dans l’esprit (surtout dans l’esprit public).
  23. Aufklärung.
  24. On pourrait désigner le goût par sensus communis æstheticus, l’intelligence commune par sensus communis logicus.
  25. Dans mon pays, un homme du peuple à qui on propose un problème comme celui de l’œuf de Colomb, dit que ce n’est pas de l'art, mais de la science ; ce qui veut dire que quand on sait la chose, on la peut ; et il parle de la même manière du prétendu art du joueur de gobelets. Il n’hésitera pas au contraire à appeler art l’adresse du danseur de corde.
  26. Il y a dans le texte Pinsel, qui au propre signifie pinceau.
    L’équivalent que j’emploie, faute d’une expression plus littérale, traduit assez exactement l’idée que Kant veut exprimer ici par ce mot.
    J. B.
  27. C’est la pensée exprimée par BOILEAU, dans ces vers si connus de l'Art poétique :
    Il n’est point de serpent ni de monstre odieux
    Qui, par l’art imité, ne puisse plaire aux yeux :
    D’un pinceau délicat l’artifice agréable
    Du plus affreux objet fait un objet aimable.
    J. B.
  28. versinnlichen. Le verbe correspondant manque en français.
  29. Épître au maréchal KEITH, sur les vaines terreurs de la mort et les frayeurs d’une autre vie. Œuvres du philosophe de Sans-Souci, 4750, 2e volume. —J’ai cité les vers français qui sont ici traduits en allemand, mais j’avoue que l’exemple donné par Kant ne gagne pas beaucoup à cette restitution du texte. J. B.
  30. J’ignore quel est ce poëte. — On peut citer comme un exemple du même genre cette comparaison célèbre de M. de Chateaubriand dans Réné : “Quelquefois une haute colonne se montrait seule debout dans un désert, comme une grande pensée s’élève, par intervalle, dans une âme que le temps et le malheur ont dévastée.” J. B.
  31. Peut-être n’a-t-on jamais exprimé de pensée plus sublime que cette inscription du temple d’Isis (la mère de la nature) : “Je suis tout ce qui est, fut et sera, et nul mortel n’a levé mon voile.” Segner s’est servi de cette idée dans une vignette ingénieuse qu’il a placée en tête de sa physique, afin de remplir d’une sainte horreur l’élève, qu’il se prépare à introduire dans le temple, et de disposer par là son esprit à une solennelle attention.
  32. Nachäffung.
  33. Das Manieriren.
  34. Geistreich.
  35. Les trois premières facultés doivent, en définitive, leur union à la quatrième. Hume dans son histoire, donne à entendre aux Anglais que, quoiqu’ils ne le cèdent en rien dans leurs œuvres à aucun peuple du monde, relativement aux trois premières facultés considérées séparément, ils sont inférieurs à leurs voisins, les Français, par celle qui unit toutes les autres.
  36. Le lecteur ne doit pas prendre cette esquisse d’une division des beaux-arts pour une théorie. Ce n’est qu’un de ces nombreux essais qu’il est permis et bon de tenter.
  37. Bauwerk.
  38. Bildwerk.
  39. Il paraît étrange de regarder l’art des jardins comme une espèce de peinture, quoiqu’il donne à ses formes une exhibition corporelle ; mais, comme il les tire réellement de la nature (par exemple les arbres, les arbrisseaux, le gazon et les fleurs, qu’il a tirés, au moins primitivement, des forêts et des champs, que, par conséquent, il n’est pas un art comme la plastique, et n’est pas non plus subordonné dans ses arrangements à un concept de l’objet et à une fin déterminée (comme la sculpture), mais qu’il n’a d’autre but que le libre jeu de l’imagination dans l’intuition, il s’accorde ainsi avec la peinture qui n’a pas de thème déterminé rapprochant l’air, la terre et l’eau en les mêlant de lumière et d’ombre. — En général le lecteur ne doit pas regarder ceci comme un travail définitif, mais comme un essai par lequel je tente de rattacher les beaux-arts à un principe qui soit celui de l’expression des idées esthétiques (par analogie avec la parole).
  40. Begreifliche.
  41. Il y a dans le texte : und nicht bloße Wohlredenheit (Eloquenz und Styl)
  42. Je dois avouer qu’un beau poëme m’a toujours donné un contentement pur, tandis que la lecture des meilleurs discours d’un orateur du peuple romain, ou du parlement, ou de la chaire, a toujours été mêlée pour moi d’un sentiment désagréable ou de blâme pour la supercherie d’un art, qui, en des choses importantes, cherche k entraîner les hommes, comme des machines, dans une opinion à laquelle une calme réflexion ôtera tout son poids. L’art de bien dire ou l’éloquence (la rhétorique) appartient aux beaux-arts ; mais l’art oratoire (ars oratoria), en tant qu’art de tourner la faiblesse humaine à ses propres fins (qu’on les suppose ou qu’elles soient en réalité aussi bonnes qu’on voudra) ne mérite aucune estime. Aussi cet art ne s’est-il élevé au plus haut degré, à Athènes et à Rome, que dans un temps où l’État marchait à sa perte, et où le véritable patriotisme était éteint. Celui qui joint à une vue claire des choses une grande richesse et une grande pureté de langage, et qui, avec une imagination féconde et heureuse dans l’exhibition de ses idées, s’intéresse de cœur au véritable bien, celui-là est le vir bonus dicendi peritus, l’orateur sans art, mais plein d’autorité, tel que le demande Cicéron, bien que lui-même ne soit pas toujours resté fidèle à cet idéal.
  43. Rosenkranz a supprimé ce passage et la note qui y est jointe, sans doute parce qu’il les a trouvés un peu puérils. — On sait d’ailleurs que l’auteur de la Critique du Jugement n’avait qu’un goût médiocre pour la musique. On trouvera sur ce sujet de piquants détails dans une charmante biographie des dernières années de la vie de Kant par M. Cousin (Voir Fragments littéraires). J. B.
  44. Ceux qui ont recommandé le chant des cantiques, dans les exercices religieux domestiques, ont oublié qu’une aussi bruyante dévotion (qui rappelle trop souvent celle des pharisiens) incommode le public, car elle oblige les voisins ou à chanter ou à interrompre leurs méditations.
  45. J’ai essayé de conserver ici les expressions énergiques employées par Kant : kopfbrechend, halsbrechend, herzbrechend, et que rendent mal dans la traduction latine les termes abstraits : abscondite, præcipitanter, molliter. Seulement je n’ai pu, comme Kant, conserver dans tous les cas la même expression métaphorique.   J. B.
  46. die launige Manier.
  47. Laune.
  48. launisch.
  49. launige.


Notes du traducteur modifier

  1. On a vu que Kant divise l’analytique du Jugement esthétique en deux livres intitulés, le premier : analytique du beau, le second : analytique du sublime. Or ici, dans le second livre, commence une nouvelle partie de l’analytique, la déduction des jugements esthétiques, que Kant distingue de l’exposition de ces jugements, et dont il exclut précisément le sublime. Tout ce qui suit, jusqu’à la dialectique, quoique compris dans le livre du sublime, roule sur des questions ou étrangères au sublime, ou qui ne le concernent pas particulièrement (comme celle de l’art}. On peut donc reprocher ici à Kant, ordinairement si méthodique, même dans la division matérielle de ses ouvrages, un défaut d’ordre, mais tout extérieur et qui n’atteint pas le fond. Je me borne à le signaler sans le corriger, et je conserve le titre du second livre jusqu’à la fin de l’analytique.
    J. B.