Critique du jugement (trad. Barni)/Tome I/P1/S2/LV

Traduction par Jules Barni.
Librairie philosophique de Ladrange (p. 308-310).


§. LV.


Exposition de l’antimonie du goût.


Le premier lieu commun du goût est contenu dans cette proposition, derrière laquelle quiconque n’a pas de goût croit se mettre à l’abri de tout reproche : chacun a son goût. Ce qui signifie que le motif de cette espèce de jugements est purement subjectif (que c’est une jouissance ou une douleur), et qu’ici le jugement n’a pas le droit d’exiger l’assentiment d’autrui.

Le second lieu commun du goût, celui qu’invoquent ceux même qui attribuent au goût le droit de porter des jugements universels, est celui-ci : on ne peut pas disputer du goût. Ce qui signifie que le motif d’un jugement de goût peut bien être objectif, mais qu’il ne peut pas être rapporté à des concepts déterminés, et que, par conséquent, dans ce jugement, on ne peut rien décider par des preuves, quoiqu’on puisse contester avec raison. S’il y a en effet entre contester et disputer cette ressemblance que dans l’un et l’autre cas on cherche à se mettre réciproquement d’accord en se contredisant réciproquement, il y a cette différence que dans le dernier cas on espère arriver à ce but en invoquant pour ses motifs des concepts déterminés, et qu’on admet ainsi, comme principes du jugement, des concepts objectifs. Mais quand cela est impossible, il est impossible aussi de disputer.

On voit facilement qu’entre ces deux lieux communs il manque une proposition, qui n’est pas, il est vrai, passée en proverbe, mais que chacun admet implicitement, c’est à savoir qu’on peut contester en matière de goût (non pas disputer). Mais cette proposition est le contraire de la première. Car là où il est permis de contester, on peut espérer de tomber d’accord ; par conséquent il faut qu’on puisse compter sur des principes de jugement qui n’aient pas seulement une valeur particulière, et qui, par conséquent, ne soient pas seulement subjectifs ; et c’est précisément ce que nie cette proposition : chacun a son goût.

Le principe du goût donne donc lieu à l’antinomie suivante :

  1. Thèse. Le jugement de goût ne se fonde pas sur des concepts ; car sinon on pourrait disputer sur ce jugement (décider par des preuves).
  2. Antithèse. Le jugement de goût se fonde sur des concepts ; car sinon on ne pourrait y rien contester, quelle que fût la diversité de cette espèce de jugements (c’est-à-dire qu’on ne pourrait attribuer à ce jugement aucun droit à l’assentiment universel).