Critique du jugement (trad. Barni)/Tome I/P1/S1/L2/XXXIII

Traduction par Jules Barni.
Librairie philosophique de Ladrange (p. 210-213).
§. XXXIII.


Seconde propriété du jugement de goût.


Le jugement de goût ne peut être déterminé par des preuves, absolument comme s’il était purement subjectif.

Si quelqu’un ne trouve pas beau un édifice, une vue, un poëme, mille suffrages peuvent vanter la chose à laquelle il refuse son assentiment intérieur, ils ne sauraient le lui arracher. Telle est la première remarque à faire ici. Cet homme pourra bien feindre que cette chose lui plaît, pour ne pas paraître sans goût ; il pourra même commencer à douter s’il a suffisamment cultivé son goût par la connaissance d’un nombre suffisant d’objets d’une certaine espèce (comme celui qui, prenant de loin pour une forêt ce que tous les autres prennent pour une ville, doute du jugement de sa vue). Mais il comprend clairement que l’assentiment des autres n’est pas une preuve suffisante en fait de jugement sur la beauté ; il comprend que, si, à la rigueur, d’autres peuvent voir et observer pour lui, si, par conséquent, de ce que beaucoup ont vu d’une certaine manière une chose qu’il pense avoir vue autrement, il peut se croire suffisamment autorisé à admettre un jugement théorique, par conséquent logique, de ce qu’une chose a plu à d’autres, il ne s’ensuit pas qu’elle doive être l’objet d’un jugement esthétique. Que si le jugement d’autrui est contraire au nôtre, il peut bien nous faire concevoir de justes doutes sur le nôtre, mais non pas nous convaincre de son inexactitude. Il n’y a donc pas de preuve empirique qui puisse forcer le jugement de goût.

En second lieu, il n’y a pas non plus de preuve a priori qui puisse déterminer, d’après des règles établies, le jugement sur la beauté. Si quelqu’un me lit un poëme ou me conduit à la représentation d’une pièce qui, en définitive, choque mon goût, il a beau invoquer comme des preuves de la beauté de son poëme Batteux ou Lessing, ou d’autres critiques du goût plus anciens et plus célèbres encore, il a beau me citer toutes les règles établies par ces critiques, et me faire remarquer que certains passages, qui me déplaisent particulièrement, s’accordent parfaitement avec les règles de la beauté (telles qu’elles ont été données par ces auteurs et généralement reconnues) : je me bouche les oreilles, je ne veux entendre parler ni de principes, ni de raisonnements, et j’admettrai bien plutôt que ces règles des critiques sont fausses, ou que du moins ce n’est pas ici le cas de les appliquer, que je ne laisserai déterminer mon jugement par des preuves a priori, puisque ce doit être un jugement du goût, et non un jugement de l’entendement ou de la raison.

Il semble que ce soit là une des principales raisons qui ont fait désigner sous le nom de goût cette faculté du Jugement esthétique. En effet on peut bien m’énumérer tous les ingrédients qui entrent dans un certain mets, et me rappeler que chacun d’eux m’est d’ailleurs agréable, en m’assurant de plus avec vérité qu’il est très-sain, je reste sourd à toutes ces raisons, je fais l’essai de ce mets sur ma langue et sur mon palais, et c’est d’après cela (et non d’après des principes universels) que je porte mon jugement.

Dans le fait, le jugement de goût ne prend pas toujours la forme d’un jugement particulier sur un objet. L’entendement peut, en comparant un objet, relativement à la satisfaction qu’il donne, avec le jugement d’autrui sur les objets de la même espèce, porter un jugement universel, celui-ci par exemple : toutes les tulipes sont belles. Mais ce n’est pas alors un jugement de goût, c’est un jugement logique qui fait du rapport d’un objet avec le goût le prédicat des choses d’une certaine espèce en général. Celui, au contraire, par lequel je déclare belle une tulipe particulière donnée, c’est-à-dire celui dans lequel je trouve une satisfaction universellement valable, celui-là seul est un jugement de goût. Telle est donc la propriété de ce jugement : quoiqu’il n’ait qu’une valeur subjective, il réclame l’assentiment de tous, absolument comme peuvent le faire les jugements objectifs, qui reposent sur des principes de connaissance, et peuvent être arrachés par des preuves.