Critique du jugement (trad. Barni)/Tome I/P1/S1/L1/VIII

Traduction par Jules Barni.
Librairie philosophique de Ladrange (p. 83-89).


§. VIII.


L’universalité de la satisfaction est représentée dans un jugement de goût comme simplement subjective.


Ce caractère particulier d’universalité qu’ont certains jugements esthétiques, les jugements de goût, est une chose digne de remarque sinon pour la logique, du moins pour la philosophie transcendentale:ce n’est pas sans beaucoup de peine qu’elle peut en découvrir l’origine, mais aussi elle découvre par là une propriété de notre faculté de connaître qui sans ce travail d’analyse serait demeurée inconnue.

Il est une vérité dont il faut se bien convaincre avant tout. Un jugement de goût (en matière de beau) exige de chacun la même satisfaction, sans se fonder sur un concept (car il s’agirait alors du bon) ; et ce droit à l’universalité est si essentiel au jugement par lequel nous déclarons une chose belle que, si nous ne l’y concevions pas, il ne nous viendrait jamais à la pensée d’employer cette expression; nous porterions alors à l'agréable tout ce qui nous plairait sans concept ; car en fait d'agréable on laisse chacun suivre son humeur, et nul n'exige que les autres tombent d'accord avec lui sur son jugement de goût, comme il arrive toujours au sujet d'un jugement de goût sur la beauté. La première espèce de goût peut être appelée goût des sens, la seconde, goût de réflexion : la première porte des jugements simplement individuels, la seconde des jugements supposés universels (publics), mais toutes deux des jugements esthétiques (non pratiques), c'est-à-dire des jugements où l'on ne considère que le rapport de la représentation de l'objet au sentiment du plaisir ou de la peine. Or il y a là quelque chose d'étonnant : d'un côté, relativement au goût des sens, non-seulement l'expérience nous montre que nos jugements (dans lesquels nous attachons un plaisir ou une peine à quelque chose) n'ont pas une valeur universelle, mais naturellement personne ne songe à exiger l'assentiment d'autrui (bien qu'en fait on trouve souvent aussi pour ces jugements un accord assez général); et d'un autre côté, le goût de réflexion qui assez souvent, comme l'expérience le montre, ne peut faire accepter la prétention de ses jugements (sur le beau) à l'universalité, peut regarder cependant comme chose possible (ce qu'il fait réellement) de former des jugements qui aient le droit d'exiger cette universalité, et dans le fait il l’exige pour chacun de ses jugements ; et le dissentiment entre ceux qui jugent ne porte pas sur la possibilité de ce droit, mais sur l’application qu’on en fait dans les cas particuliers.

Remarquons ici d’abord qu’une universalité qui ne repose pas sur des concepts de l’objet (pas même sur des concepts empiriques) n’est point logique, mais esthétique, c’est-à-dire ne contient point de quantité objective, mais seulement une quantité subjective : j’emploie, pour désigner cette dernière espèce de quantité, l’expression de valeur commune[1], laquelle signifie la valeur qu’a pour chaque sujet le rapport d’une représentation, non pas avec la faculté de connaître, mais avec le sentiment du plaisir ou de la peine. (On peut aussi se servir de cette expression pour désigner la quantité logique du jugement, pourvu qu’on ajoute qu’il s’agit d’une universalité objective, afin de la distinguer de celle qui n’est que subjective et qui est toujours esthétique.)

Un jugement universel objectivement l’est aussi subjectivement, c’est-à-dire que si le jugement est valable pour tout ce qui est contenu sous un concept donné, il est valable pour quiconque se représente un objet par ce concept ; mais de l’' universalité subjective ou esthétique, qui ne repose sur aucun concept, on ne peut conclure à l’universalité logique, puisqu’il s’agit ici d’une espèce de jugements qui ne concernent point l’objet. Or l’universalité esthétique qu’on attribue à ces jugements est d’une espèce particulière, précisément parce que le prédicat de la beauté n’est point lié au concept de l’objet considéré dans sa sphère logique et que pourtant il s’étend à toute la sphère des êtres capables de juger.

Au point de vue de la quantité logique tous les jugements de goût sont des jugements particuliers. Car, comme j’y rapporte immédiatement l’objet à mon sentiment de plaisir ou de peine et que je ne me sers point pour cela de concepts, il suit que ces sortes de jugements n’ont point la quantité des jugements objectivement universels. Toutefois, quand la représentation particulière que nous avons de l’objet du jugement de goût, suivant les conditions qui déterminent ce jugement, est transformée en un concept par la comparaison, il en peut résulter un jugement logiquement universel. Par exemple la rose que je regarde, je la declare belle par un jugement de goût ; mais le jugement qui résulte de la comparaison de plusieurs jugements particuliers et par lequel je déclare que les roses en général sont belles, ne se présente plus seulement comme un jugement esthétique, mais comme un jugement logique fondé sur un jugement esthétique. Le jugement par lequel je déclare que la rose est agréable (dans l’usage) est aussi à la vérité un jugement esthétique et particulier, mais ce n’est point un jugement de goût, c’est un jugement de sens. Il se distingue du précédent en ce que le jugement de goût contient une quantité esthétique d’universalité, qu’on ne peut trouver dans un jugement sur l’agréable. Il n’y a que les jugements sur le bon qui, bien qu’ils déterminent aussi une satisfaction attachée à un objet, aient une universalité logique et non pas seulement esthétique ; car leur valeur dépend de l’objet même qu’ils nous font connaître, et c’est pourquoi elle est universelle.

Quand on juge les objets seulement d’après des concepts, toute représentation de la beauté disparaît. Aussi ne peut-on donner une règle suivant laquelle chacun serait forcé de déclarer une chose belle. S’agit-il de juger si un habit, si une maison, si une fleur est belle, on ne se laisse point entraîner par des raisons ou des principes. On veut soumettre l’objet à ses propres yeux, comme si la satisfaction dépendait de la sensation ; et pourtant, si alors on déclare l’objet beau, on croit avoir pour soi le suffrage universel, on réclame l’assentiment de chacun, tandis qu’au contraire toute sensation individuelle n’a de valeur que pour celui qui l’éprouve. Or il faut remarquer ici que dans le jugement de goût rien n’est postulé que ce suffrage universel relativement à la satisfaction que nous attachons au beau sans l’intermédiaire des concepts ; rien, par conséquent, que la possibilité d’un jugement esthétique qui puisse être considéré comme valable pour tous. Et même le jugement de goût ne postule pas l’assentiment de chacun (car il n’y a qu’un jugement logiquement universel qui puisse le faire, parce qu’il a des raisons à donner), il ne fait que le réclamer de chacun comme un cas de la règle dont il ne demande pas la confirmation à des concepts, mais à l’assentiment d’autrui. Le suffrage universel n’est donc qu’une idée (je ne recherche pas encore ici sur quoi elle repose). Que celui qui croit porter un jugement de goût juge dans le fait conformément à cette idée, cela peut être douteux ; mais qu’il rapporte son jugement à cette idée et qu’il le considère par conséquent comme un jugement de goût, c’est ce qu’il montre bien par l’expression même de beauté. Il peut d’ailleurs s’assurer par lui-même du caractère de son jugement en dégageant, dans sa conscience, la satisfaction qu’il éprouve de tout ce qui appartient à l’agréable et au bon ; la satisfaction qui demeure après cela est la seule chose pour laquelle il prétende obtenir l’assentiment universel. Cette prétention, il est toujours fondé à la faire valoir sous ces conditions, mais il manque souvent de les remplir, et, par cette raison, porte de faux jugements de goût.


Notes de Kant modifier

  1. Gemeingültigkeit.


Notes du traducteur modifier