Critique du jugement (trad. Barni)/Tome I/Intro/2

Traduction par Jules Barni.
Librairie philosophique de Ladrange (p. 16-21).



II

Du domaine de la philosophie en général.


L’usage de notre faculté de connaître par des principes et la philosophie par conséquent n’ont pas d’autres bornes que celles de l’application des concepts a priori.

Mais l’ensemble de tous les objets auxquels se rapportent ces concepts, pour en constituer, s’il est possible, une connaissance, peut être divisé selon que nos facultés suffisent ou ne suffsent pas à ce but, et selon qu’elles y sufisent de telle ou telle manière.

Si vous considérez les concepts comme se rapportant à des objets, et que vous fassiez abstraction de la question de savoir si une connaissance de ces objets est ou n’est pas possible, vous avez le champ de ces concepts : il est déterminé seulement d’après le rapport de leur objet à notre faculté de connaître en général. La partie de ce champ, où une connaissance est possible pour nous, est le territoire (territorium) de ces concepts et de la faculté de connaître que suppose cette connaissance. La partie du territoire, où ces concepts sont législatifs, est leur domaine (ditio) et celui des facultés de connaître qui les fournissent. Ainsi les concepts empiriques ont bien leur territoire dans la nature, considérée comme l’ensemble de tous les objets des sens, mais ils n’y ont pas de domaine ; ils n’y ont qu’un domicile (domicilium), parce que ces concepts, quoique régulièrement formés, ne sont pas législatifs et que les règles qui s’y fondent sont empiriques, par conséquent contingentes.

Toute notre faculté de connaître a deux domaines, celui des concepts de la nature et celui du concept de la liberté ; car, par ces deux sortes de concepts, elle est législative a priori. Or la philosophie se partage aussi, comme cette faculté, en théorique et pratique. Mais le territoire, sur lequel s’étend son domaine et s’exerce sa législation, n’est toujours que l’ensemble des objets de toute expérience possible, en tant qu’ils sont considérés comme de simples phénomènes ; car autrement on ne pourrait concevoir une législation de l’entendement relative à ces objets.

La législation contenue dans les concepts de la nature est fournie par l’entendement ; elle est théorique. Celle que contient le concept de la liberté vient de la raison ; elle est purement pratique. Or c’est seulement dans le monde pratique que la raison peut être législative ; relativement à la connaissance théorique (de la nature), elle ne peut que déduire de lois données (dont elle est instruits par l’entendement) des conséquences qui ne sortent pas des bornes de la nature. Mais, d’un autre côté, la raison n’est pas législative partout où il y a des règles pratiques, car ces règles peuvent être techniquement pratiques.

La raison et l’entendement ont donc deux législations différentes sur un seul et même territoire, celui de l’expérience, sans que l’une puisse empiéter sur l’autre ; car le concept de la nature a tout aussi peu d’influence sur la législation fournie par le concept de la liberté, que celui-ci sur la législation de la nature. — La possibilité de concevoir au moins sans contradiction la coexistence des deux législations et des facultés qui s’y rapportent a été démontrée par la critique de la raison pure, qui, en nous révélant ici une illusion dialectique, a écarté les objections.

Mais il est impossible que ces deux domaines différents, qui se limitent perpétuellement, non pas, il est vrai, dans leurs législations, mais dans leurs effets au sein du monde sensible, n’en fassent qu'un. En effet le concept de la nature peut bien représenter ses objets dans l’intuition, mais comme de simples phénomènes et non comme des choses en soi ; au contraire, le concept de la liberté peut bien représenter par son objet une chose en soi, mais non dans l’intuition ; aucun de ces deux concepts, par conséquent, ne peut donner une connaissance théorique de son objet (et même du sujet pensant) comme chose en soi, c’est-à-dire du supra-sensible. C’est une idée qu’il faut appliquer à la possibilité de tous les objets de l’expérience, mais, qu’on ne peut jamais élever et étendre jusqu’à en faire une connaissance.

Il y a donc un· champ illimité, mais inaccessible aussi pour toute notre faculté de connaître, le champ supra-sensible, où ne nous trouvons point de territoire pour nous, et où, par conséquent, nous ne pouvons chercher, ni pour les concepts de l’endement, ni pour ceux de la raison, un domaine appartenant à la connaissance théorique. Ce champ, l’usage théorique aussi bien que pratique de la raison veut qu’on le remplisse d’idées, mais nous ne pouvons donner à ces idées, dans leur rapport avec les lois qui dérivent du concept de la liberté, qu’une réalité pratique, ce qui n’élève pas le moins du monde notre connaissance théorique jusqu’au supra-sensible.

Mais, quoiqu’il y ait un immense abîme entre le domaine du concept de la nature, ou le sensible, et le domaine du concept de la liberté, ou le supra-sensible, de telle sorte qu’il est impossible de passer du premier au second (au moyen de la raison théorique), et qu’on dirait deux mondes différents dont l’un ne peut avoir aucune action sur l’autre, celui-ci doit avoir cependant une influence sur celui-là. En effet le concept de la liberté doit réaliser dans le monde sensible le but posé par ses lois, et il faut, par conséquent, qu’on puisse concevoir la nature de telle sorte que, dans sa conformité aux lois qui constituent sa forme, elle n’exclue pas du moins la possibilité des fins qui doivent y être atteintes d’après les lois de la liberté. — Il doit donc y avoir un principe qui rende possible l’accord du supra-sensible, servant de fondement à la nature, avec ce que le concept de la liberté contient pratiquement, un principe dont le concept insuffisant, il est vrai, au point de vue théorique et au point de vue pratique, à en donner une connaissance, et n’ayant point par conséquent de domaine qui lui soit propre, permette cependant à l’esprit de passer d’un monde à l’autre.


Notes de Kant modifier


Notes du traducteur modifier