Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome II/DIV. 2 Dialectique/Livre Deuxième/Ch3/S5/Découverte




Découverte et explication de l’apparence dialectique dans toutes les preuves transcendentales de l’existence d’un être nécessaire.


Les deux preuves indiquées jusqu’ici étaient transcendentales, c’est-à-dire indépendantes des principes empiriques. En effet, quoique la preuve cosmologique prenne pour fondement une expérience en général, elle n’est cependant pas tirée de quelque propriété particulière de l’expérience, mais de principes purement rationnels, par rapport à une existence donnée par la conscience empirique en général, et elle abandonne même ce point de départ pour s’appuyer uniquement sur des concepts purs. Or quelle est dans ces preuves transcendentales la cause de l’apparence dialectique, mais naturelle, qui unit les concepts de la nécessité et de la suprême réalité, et qui réalise et substantifie 1[1] ce qui pourtant ne peut être qu’une idée ? Quelle est la cause qui nous force d’admettre, entre les choses existantes, quelque chose de nécessaire en soi, mais en même temps nous fait reculer devant l’existence d’un tel être comme devant un abîme ? Et comment la raison parvient-elle à se comprendre sur ce point et à sortir de l’incertitude d’une adhésion timide et toujours rétractée pour se reposer dans une paisible lumière ?

Il y a ici un point tout à fait remarquable : c’est que, dès qu’on suppose que quelque chose existe, il est impossible de se refuser à cette conséquence, que quelque chose ; aussi existe nécessairement. C’est sur ce raisonnement tout naturel (mais qui n’en est pas plus certain pour cela) que reposait l’argument cosmologique. D’un autre côté, quel que soit le concept que j’admette d’une chose, je trouve que l’existence de cette chose ne peut jamais être représentée comme absolument nécessaire, que rien ne m’empêche d’en concevoir la non-existence, et que par conséquent, quoique je doive admettre quelque chose de nécessaire pour ce qui existe en général, je ne puis cependant concevoir aucune chose particulière comme nécessaire en soi, ce qui revient à dire que je ne puis jamais achever la régression vers les conditions de l’existence sans admettre un être nécessaire, mais que je ne saurais commencer par lui.

Or, si je dois concevoir quelque chose de nécessaire pour les choses existantes en général, et que d’un autre côté je ne puisse concevoir aucune chose comme nécessaire en soi, il s’en suit inévitablement que la nécessité et la contingence ne doivent pas concerner les choses mêmes, puisque autrement il y aurait contradiction, que par conséquent aucun de ces deux principes n’est objectif, mais qu’ils ne peuvent être que des principes subjectifs de la raison, nous poussant, d’une part, à chercher pour tout ce qui est donné comme existant quelque chose qui soit nécessaire, c’est-à-dire à ne pas nous arrêter ailleurs que dans une explication achevée à priori, mais nous défendant, d’autre part, d’espérer jamais cet achèvement, c’est-à-dire d’admettre comme absolu rien d’empirique, et de nous dispenser par là de toute explication ultérieure. En ce sens les deux principes peuvent très-bien subsister l’un à côté de l’autre, comme principes euristiques et régulateurs, c’est-à-dire comme principes ne concernant que l’intérêt formel de la raison. En effet l’un de ces principes nous dit que nous devons philosopher sur la nature, comme s’il y avait pour tout ce qui appartient à l’existence un premier principe nécessaire, afin uniquement de mettre dans notre connaissance de l’unité systématique, en suivant une telle idée, je veux dire un principe suprême imaginaire. L’autre, de son côté : nous avertit de n’admettre comme principe suprême de ce genre, c’est-à-dire comme absolument nécessaire, aucune détermination concernant l’existence des choses, mais de tenir toujours la porte ouverte à une explication ultérieure, et par conséquent de ne regarder jamais aucune de ces déterminations que comme conditionnelle. Mais si tout ce qui est perçu dans les choses doit être nécessairement regardé comme conditionnel, aucune chose (pouvant être donnée empiriquement) ne peut être regardée comme absolument nécessaire.

Il suit de là que nous devons admettre l’absolument nécessaire hors du monde, puisqu’il doit uniquement servir de principe à la plus grande unité possible des phénomènes, comme leur raison suprême, et que nous ne pouvons jamais y parvenir dans le monde, parce que la seconde règle nous ordonne de regarder toujours comme dérivées toutes les causes empiriques de l’unité.

Les philosophes de l’antiquité regardaient toutes les formes de la nature comme contingentes, et la matière comme étant, au jugement de la raison commune, originelle et nécessaire. Mais si, au lieu d’envisager la matière d’une manière relative, comme substratum des phénomènes, ils l’avaient considérée en elle-même, dans son existence, l’idée de l’absolue nécessité se serait aussitôt évanouie. En effet il n’y a rien que la raison lie absolument à cette existence : elle peut toujours et sans conteste la supprimer dans la pensée ; mais aussi l’absolue nécessité n’était-elle pour eux que dans la pensée. Il fallait donc, dans cette persuasion, qu’un certain principe régulateur servît de fondement. Dans le fait l’étendue et l’impénétrabilité (qui ensemble constituent le concept de matière) sont aussi le principe empirique suprême de l’unité des phénomènes, et ce principe, en tant qu’il est empiriquement inconditionnel, a la propriété d’un principe régulateur. Pourtant, comme toute détermination de la matière qui en constitue le réel, comme aussi, par conséquent, l’impénétrabilité est un effet (un acte) qui doit avoir sa cause et qui par conséquent n’est toujours que dérivé, la matière ne se prête pas à l’idée d’un être nécessaire comme principe de toute unité dérivée. Puisque chacune de ses propriétés réelles n’est, en tant que dérivée, que conditionnellement nécessaire, et que par conséquent elle peut être supprimée en soi, et avec elle toute l’existence de la matière, et que, si cela n’était pas, nous aurions atteint empiriquement le principe suprême de l’unité, ce que nous défend le second principe régulateur, il suit que la matière, ou en général ce qui appartient au monde, n’est pas applicable à l’idée d’un être premier et nécessaire comme simple principe de la plus grande unité empirique possible, et que nous devons placer cet être hors du monde : alors en effet nous pouvons toujours dériver avec confiance les phénomènes du monde et leur existence d’autres phénomènes, comme s’il n’y avait pas d’être nécessaire, et nous pouvons cependant tendre sans cesse à l’achèvement de la dérivation, comme si un tel être était supposé à titre de principe suprême.

D’après ces considérations l’idéal de l’être suprême n’est autre chose qu’un principe régulateur de la raison, qui consiste à regarder toute liaison dans le monde comme si elle dérivait d’une cause nécessaire absolument suffisante, afin d’y fonder la règle d’une unité systématique et nécessaire suivant des lois générales dans l’explication de cette liaison ; il n’est point l’affirmation d’une existence nécessaire en soi. Mais en même temps on ne peut éviter de se représenter, en vertu d’une subreption transcendentale, ce principe formel comme un principe constitutif, et de concevoir cette unité hypostatiquement. En effet tout comme l’espace, bien qu’il ne soit qu’un principe de la sensibilité, n’en est pas moins regardé comme quelque chose d’existant en soi et comme un objet donné en soi à priori, parce qu’il rend originairement possibles toutes les figures, lesquelles n’en sont que des limitations diverses ; de même, l’unité systématique de la nature ne pouvant être en aucune façon présentée comme le principe de l’usage empirique de notre raison qu’autant que nous prenons pour fondement l’idée d’un être souverainement réel comme cause suprême, il arrive, tout naturellement que cette idée est représentée comme un objet réel, et celui-ci à son tour comme nécessaire, parce qu’il est la condition suprême, et qu’ainsi un principe régulateur est transformé en un principe constitutif. Cette substitution se révèle manifestement en ce que, quand je regarde comme une chose en soi cet être suprême, qui était absolument (inconditionnellement) nécessaire par rapport au monde, cette nécessité n’est susceptible d’aucun concept, et qu’ainsi elle ne doit s’être trouvée dans ma raison que comme condition formelle de la pensée, et non comme condition matérielle et hypostatique de l’existence.


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Notes de Kant modifier

  1. 1 Hypostasirt.


Notes du traducteur modifier