Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome II/DIV. 2 Dialectique/Livre Deuxième/Ch3/S4


QUATRIÈME SECTION


De l’impossibilité d’une preuve ontologique de l’existence de Dieu


On voit aisément par ce qui précède que le concept d’un être absolument nécessaire est un concept purement rationnel, c’est-à-dire une simple idée dont la réalité objective est loin d’être prouvée par cela seul que la raison en a besoin, qui d’ailleurs ne fait que nous renvoyer à une certaine perfection inaccessible, et qui, à proprement parler, sert plutôt à limiter l’entendement qu’à l’étendre à de nouveaux objets. Il y a ici quelque chose d’étrange et de paradoxal : c’est que le raisonnement qui d’une existence donnée en général conclut à quelque existence absolument nécessaire semble être pressant et rigoureux, et que cependant nous avons contre nous toutes les conditions qu’exige l’entendement pour se faire un concept d’une telle nécessité.

On a de tout temps parlé de l’être absolument nécessaire, et l’on ne s’est pas donné autant de peine pour comprendre si et comment on peut seulement concevoir une chose de ce genre que pour en démontrer l’existence. Or il est tout à fait facile de donner de ce concept une définition de nom, en disant que c’est quelque chose dont la non-existence est impossible, mais on n’en est pas plus instruit touchant les conditions qui rendent impossible de regarder la non-existence d’une chose comme absolument inconcevable, et qui répondent proprement à la question que l’on veut résoudre ; concevons-nous ou non en général quelque chose par ce concept ? En effet, de rejeter au moyen du mot absolu toutes les conditions dont l’entendement a toujours besoin pour regarder quelque chose comme nécessaire, cela est loin de me faire comprendre si par ce concept d’un être absolument nécessaire je pense encore quelque chose, ou si par hasard je ne pense plus rien du tout.

Bien plus, on a cru expliquer par une foule d’exemples ce concept risqué d’abord à tout hasard et à la fin devenu tout à fait familier, de telle sorte que toute recherche ultérieure touchant son intelligibilité parût entièrement inutile. Toute proposition géométrique, comme par exemple qu’un triangle a trois angles, est absolument nécessaire, et l’on a parlé ainsi d’un objet qui est tout à fait en dehors de la sphère de notre entendement, comme si l’on comprenait parfaitement ce que l’on veut dire avec le concept de cet objet.

Tous les exemples donnés ne sont tirés sans exception que des jugements, mais non des choses et de leur existence. Mais la nécessité absolue des jugements n’est pas une nécessité absolue des choses. En effet la nécessité absolue du jugement n’est qu’une nécessité conditionnelle des choses, ou du prédicat dans le jugement. La proposition citée tout à l’heure ne disait pas que trois angles sont chose absolument nécessaire, mais que, si l’on pose la condition qu’un triangle existe (soit donné), il y a (en lui) nécessairement trois angles. Toutefois cette nécessité logique a montré une si grande puissance d’illusion qu’en se faisant d’une chose un concept à priori qui, dans l’opinion qu’on s’en fait, embrasse l’existence dans sa sphère, on a cru pouvoir en conclure sûrement que, parce que l’existence convient nécessairement à l’objet de ce concept, c’est-à-dire sous la condition que je pose cette chose comme donnée (comme existante), son existence est aussi nécessairement posée (suivant la règle de l’identité), et que cet être est lui-même absolument nécessaire, parce que son existence est comprise dans un concept arbitrairement admis et sous la condition que j’en pose l’objet.

Si dans un jugement identique je supprime le prédicat et conserve le sujet, il en résulte une contradiction, et c’est pourquoi je dis que celui-là convient nécessairement à celui-ci. Mais si je supprime à la fois le sujet et le prédicat, il n’en résulte pas de contradiction ; car il n’y a plus rien avec quoi il puisse y avoir contradiction. Il est contradictoire de poser un triangle et d’en supprimer les trois angles, mais il n’y a nulle contradiction à supprimer en même temps le triangle et ses trois angles. Il en est exactement de même du concept d’un être absolument nécessaire. Si vous en supprimez l’existence, vous supprimez la chose même avec tous ses prédicats ; d’où peut venir alors la contradiction ? Il n’y a rien extérieurement avec quoi il puisse y avoir contradiction, puisque la chose ne peut être extérieurement nécessaire ; et il n’y a rien non plus intérieurement, puisqu’en supprimant la chose même, vous avez en même temps supprimé tout ce qui est intérieur. Dieu est tout-puissant ; c’est là un jugement nécessaire. La toute-puissance ne peut être supprimée, dès que vous posez une divinité, c’est-à-dire un être infini avec le concept duquel cet attribut est identique. Mais si vous dites : Dieu n’est pas, alors ni la toute-puissance, ni aucun autre de ses prédicats n’est donné ; car ils sont tous supprimés avec le sujet, et dans cette pensée il n’y a pas la moindre contradiction.

Vous avez donc vu que, si je supprime le prédicat d’un jugement en même temps que le sujet, il ne peut y avoir de contradiction intérieure, quel que soit d’ailleurs le prédicat. Or il ne vous reste pas d’autre ressource que de dire qu’il y a des sujets qui ne peuvent être supprimés, et qui par conséquent doivent subsister. Mais cela reviendrait à dire qu’il y a des sujets absolument nécessaires, supposition dont j’ai justement révoqué en doute la légitimité et dont vous vouliez me montrer la possibilité. En effet je ne puis pas me faire le moindre concept d’une chose telle qu’il y aurait contradiction à la supprimer avec tous ses prédicats, et sans la contradiction je n’ai, par des concepts purs à priori, aucun critérium de l’impossibilité.

Contre tous ces raisonnements généraux (auxquels aucun homme ne saurait se refuser) vous m’objectez un cas que vous présentez comme une preuve par le fait, en me répondant qu’il y a cependant un concept, mais celui-là seulement, où la non-existence est contradictoire en soi, c’est-à-dire dont il y a contradiction à supprimer l’objet, et que ce concept est celui de l’être absolument réel. Il a, dites-vous, toute réalité, et vous êtes fondé à admettre un tel être comme possible (ce que j’accorde pour le moment, bien que l’absence de contradiction dans un concept soit loin de prouver la possibilité de l’objet *[1]). Or dans toute réalité est comprise aussi l’existence ; l’existence est donc contenue dans le concept d’un possible. Si donc vous supprimez cette chose, vous supprimez la possibilité intérieure de la chose, ce qui est contradictoire.

Je réponds : vous êtes déjà tombés dans une contradiction, lorsque dans le concept d’une chose dont vous vouliez simplement concevoir la possibilité, vous avez introduit celui de son existence, sous quelque nom qu’il se cache. Si l’on vous accorde ce point, vous avez gagné la partie en apparence, mais en réalité vous n’avez rien dit, car vous n’avez fait qu’une pure tautologie. Je vous le demande, cette proposition : telle ou telle chose (que je vous accorde comme possible, quelle qu’elle soit) existe, est-elle une proposition analytique ou une proposition synthétique ? Dans le premier cas, par l’existence de la chose vous n’avez rien ajouté à votre pensée de cette chose ; mais en ce cas, ou bien la pensée qui est en vous devrait être la chose même, ou bien vous avez supposé une existence comme appartenant à la possibilité, et alors l’existence est soi-disant conclue de la possibilité interne, ce qui n’est qu’une misérable tautologie. Le mot réalité, qui dans le concept de la chose sonne tout autrement que l’existence dans le concept du prédicat, ne résout pas la question. Car, si vous appelez réalité tout ce que vous posez 1[2] (quoi que ce soit), vous avez déjà posé et admis comme réelle, dans le concept du sujet, la chose même avec tous ses prédicats, et vous ne faites que vous répéter dans le prédicat. Si vous avouez au contraire, comme le doit faire tout être raisonnable, que toute proposition relative à l’existence est synthétique, comment voulez-vous soutenir que le prédicat de l’existence ne peut se supprimer sans contradiction, puisque cet avantage n’appartient proprement qu’aux propositions analytiques, dont le caractère repose précisément là-dessus ?

Je pourrais espérer avoir directement anéanti cette vaine argutie par une exacte détermination du concept de l’existence, si je n’avais éprouvé que l’illusion qui naît de la confusion d’un prédicat logique avec un prédicat réel (c’est-à-dire avec la détermination d’une chose) repousse presque tout éclaircissement. Tout peut servir indistinctement de prédicat logique, et le sujet peut se servir à lui-même d’attribut, car la logique fait abstraction de tout contenu. Mais la détermination est un prédicat qui s’ajoute au concept du sujet et l’étend. Elle ne doit donc pas y être déjà contenue.

Être n’est évidemment pas un prédicat réel, c’est-à-dire un concept de quelque chose qui puisse s’ajouter au concept d’une chose. C’est simplement la position d’une chose ou de certaines déterminations en soi. Dans l’usage logique il n’est que la copule d’un jugement. La proposition : Dieu est tout-puissant, contient deux concepts qui ont leurs objets : Dieu et toute-puissance ; le petit mot est n’est point un prédicat, mais seulement ce qui met le prédicat en relation avec le sujet. Si je prends le sujet (Dieu) avec tous ses prédicats (parmi lesquels est comprise la toute-puissance), et que je dise : Dieu est, ou, il est un Dieu, je n’ajoute pas un nouveau prédicat au concept de Dieu, mais je pose seulement le sujet en lui-même avec tous ses prédicats, et en même temps l’objet par rapport à mon concept. Tous deux doivent contenir exactement la même chose ; et, de ce que (par l’expression : il est) je conçois l’objet comme absolument donné, rien de plus ne peut s’ajouter au concept qui en exprime simplement la possibilité. Et ainsi le réel ne contient rien de plus que le simplement possible. Cent thalers réels ne contiennent rien de plus que cent thalers possibles. Car, comme les thalers possibles expriment le concept, et les thalers réels l’objet et sa position en lui-même, si celui-ci contenait plus que celui-là, mon concept n’exprimerait plus l’objet tout entier, et par conséquent il n’y serait plus conforme. Mais je suis plus riche avec cent thalers réels que si je n’en ai que l’idée (c’est-à-dire s’ils sont simplement possibles). En effet l’objet en réalité n’est pas simplement contenu d’une manière analytique dans mon concept, mais il ajoute synthétiquement à mon concept (qui est une détermination de mon état), sans que les cent thalers conçus soient eux-mêmes le moins du monde augmentés par cet être placé en dehors de mon concept.

Quand donc je conçois une chose, quels que soient et si nombreux que soient les prédicats au moyen desquels je la conçois (même en la déterminant complètement), par cela seul que j’ajoute que cette chose existe, je n’ajoute absolument rien à la chose. Autrement il n’existerait plus la même chose, mais quelque chose de plus que je n’ai pensé dans le concept, et je ne pourrais plus dire que c’est exactement l’objet de mon concept qui existe. Si dans une chose je conçois toute réalité, à l’exception d’une seule, parce que je dis que cette chose défectueuse existe, la réalité qui lui manque ne s’y ajoute pas pour cela ; mais elle existe précisément aussi défectueuse que je l’ai conçue, autrement il existerait quelque autre chose que ce que ce que j’ai conçu. Si donc je conçois un être comme la suprême réalité (sans défaut), il reste toujours à savoir si cet être existe ou non. En effet, bien qu’à mon concept il ne manque rien du contenu réel possible d’une chose en général, il manque cependant encore quelque chose au rapport à tout mon état intellectuel, à savoir que la connaissance d’un objet soit possible aussi à posteriori. Et ici se montre la cause de la difficulté qui règne sur ce point. S’il s’agissait d’un objet des sens, je ne pourrais pas confondre l’existence de la chose avec le simple concept de la chose. En effet, le concept ne me fait concevoir l’objet que comme conforme aux conditions universelles d’une connaissance empirique possible en général, tandis que l’existence me le fait concevoir comme compris dans le contexte de toute l’expérience ; et, si le concept de l’objet n’est nullement augmenté par sa liaison avec le contenu de toute l’expérience, notre pensée en reçoit de plus une perception possible. Si au contraire nous voulons penser l’existence par le seul moyen de la pure catégorie, il n’est pas étonnant que nous ne puissions indiquer aucun critérium qui serve à la distinguer de la simple possibilité.

Quelle que soit la nature et l’étendue du contenu de notre concept d’un objet, nous sommes obligés de sortir de ce concept pour lui attribuer l’existence. À l’égard des objets des sens le passage se fait au moyen de l’enchaînement qui rattache le concept à quelqu’une de mes perceptions suivant des lois empiriques ; mais pour les objets de la pensée pure il n’y a aucun moyen de reconnaître leur existence, puisqu’il faudrait la reconnaître tout à fait à priori, mais que notre conscience de toute existence (qu’elle résulte soit immédiatement de la perception, soit de raisonnements qui rattachent quelque chose à la perception), appartient entièrement à l’unité de l’expérience, et que, si une existence hors de ce champ ne doit pas être tenue pour absolument impossible, elle n’en est pas moins une supposition que rien ne peut justifier.

Le concept d’un être suprême est une idée très-utile à beaucoup d’égards ; mais, précisément parce qu’il n’est qu’une idée, il est tout à fait incapable d’étendre à lui seul notre connaissance par rapport à ce qui existe. Il ne peut même pas nous instruire davantage relativement à la possibilité. Le caractère analytique de la possibilité, qui consiste en ce que de simples positions (des réalités) n’engendrent pas de contradiction, ne peut pas sans doute lui être contesté ; mais, comme la liaison de toutes les propriétés réelles en une chose est une synthèse dont nous ne pouvons juger à priori la possibilité, puisque les réalités ne nous sont pas données spécifiquement et que, quand même cela arriverait, il n’en résulterait aucun jugement, le caractère de la possibilité des connaissances synthétiques devant toujours être cherché dans l’expérience, à laquelle l’objet d’une idée ne peut appartenir, il s’en faut de beaucoup que l’illustre Leibnitz ait fait ce dont il se flattait, c’est-à-dire qu’il soit parvenu à connaître à priori la possibilité d’un être idéal aussi élevé.

Cette preuve ontologique (cartésienne) si vantée, qui prétend démontrer par des concepts l’existence d’un être suprême, perd donc toute sa peine, et l’on ne deviendra pas plus riche en connaissances avec de simples idées qu’un marchand ne le deviendrait en argent si, dans la pensée d’augmenter sa fortune, il ajoutait quelques zéros à son livre de caisse.


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Notes de Kant modifier

  1. * Le concept est toujours possible, quand il n’est pas contradictoire. C’est là le critérium logique de la possibilité, et par là son objet se distingue du nihil negativum. Mais il n’en peut pas moins être un concept vide, quand la réalité objective de la synthèse par laquelle le concept est produit, n’est pas particulièrement démontrée ; et cette démonstration, comme nous l’avons montré plus haut, repose toujours sur des principes d’expérience possible, et non sur le principe de l’analyse (le principe de contradiction). Nous sommes ainsi avertis de ne pas conclure aussitôt de la possibilité (logique) des concepts à la possibilité {réelle) des choses.
  2. * Alles Setzen.


Notes du traducteur modifier