Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome II/Appendice/A./S2/4


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Explication préliminaire de la possibilité des catégories comme
connaissances à priori


Il n’y a qu’une expérience où toutes les perceptions soient représentées comme dans un enchaînement complet et régulier, de même qu’il n’y a qu’un temps et un espace où aient lieu toutes les formes du phénomène et tous les rapports de l’être ou du non-être. Quand on parle de diverses expériences, il ne s’agit alors que d’autant de perceptions appartenant à une seule et même expérience générale. L’unité complète et synthétique des perceptions constitue en effet précisément la forme de l’expérience, et elle n’est pas autre chose que l’unité synthétique des phénomènes opérée d’après des concepts.

Si l’unité de la synthèse opérée d’après des concepts empiriques était tout à fait contingente, et si ceux-ci ne se fondaient pas sur un principe transcendental de l’unité, il serait possible qu’une foule de phénomènes remplit notre âme sans qu’il en pût jamais résulter aucune expérience. Mais alors aussi s’évanouirait tout rapport de la connaissance à des objets, puisque l’enchaînement qui se règle sur des lois universelles et nécessaires lui ferait défaut, que par conséquent il serait bien une intuition vide de pensée, mais jamais une connaissance, et qu’ainsi il serait pour nous comme s’il n’était pas.

Les conditions à priori d’une expérience possible en général sont en même temps les conditions de la possibilité des objets de l’expérience. Or je soutiens que les catégories indiquées ne sont autre chose que les conditions de la pensée dans une expérience possible, de même que l’espace et le temps contiennent les conditions des intuitions pour cette même expérience. Elles sont donc aussi des concepts fondamentaux qui servent à penser des objets en général pour les phénomènes, et par conséquent elles ont à priori une valeur objective, ce qui était proprement ce que nous voulions savoir.

Mais la possibilité et même la nécessité de ces catégories reposent sur le rapport que toute la sensibilité et avec elle aussi tous les phénomènes possibles ont avec l’aperception originaire, dans laquelle tout doit être nécessairement conforme aux conditions de l’unité complète de la conscience de soi-même, c’est-à-dire être soumis aux fonctions générales de la synthèse opérée suivant des concepts, seule chose où l’aperception puisse prouver à priori sa complète et nécessaire identité. Ainsi le concept d’une cause n’est autre chose qu’une synthèse (de ce qui soit dans la série de temps avec d’autres phénomènes) opérée suivant des concepts ; et sans une unité de ce genre, qui a ses règles à priori et se soumet les phénomènes, on ne trouverait pas une unité complète et générale, par conséquent nécessaires de la conscience dans la diversité des perceptions. Mais celles-ci n’appartiendraient plus alors à aucune expérience, elles seraient par conséquent sans objet, et ne seraient qu’un jeu aveugle de représentations, c’est-à-dire moins qu’un songe.

Toutes les tentatives faites pour dériver de l’expérience ces concepts purs de l’entendement, et leur attribuer une origine purement empirique, sont donc absolument vaines et inutiles. Je ne veux prendre ici pour exemple que le concept de la cause, lequel implique un caractère de nécessité qu’aucune expérience ne saurait donner : l’expérience nous enseigne bien qu’à un phénomène succède ordinairement un autre phénomène, mais non pas que celui-ci doive nécessairement succéder à celui-là, ni qu’on le puisse conclure à priori et d’une manière tout à fait générale, comme on conclut d’une condition à la conséquence. Mais cette règle empirique de l’association, qu’il faut bien pourtant admettre partout, quand on dit que tout dans la série des événements de ce genre est soumis à des règles, que jamais quelque chose n’arrive qu’il n’ait été précédé de quelque autre chose qu’il suit toujours, cette règle, envisagée comme une loi de la nature, sur quoi, je le demande, repose-t-elle ? Et comment même cette association est-elle possible ? Le principe de la possibilité de l’association des éléments divers, en tant que cette diversité réside dans l’objet, s’appelle l’affinité du divers. Je demande donc comment vous vous rendez compréhensible la complète affinité des phénomènes (au moyen de laquelle ils sont soumis à des lois constantes et doivent y être soumis).

D’après mes principes elle est très-compréhensible. Tous les phénomènes possibles appartiennent, comme représentations, à toute la conscience de soi-même possible. Mais l’identité numérique est inséparable de cette conscience, comme d’une représentation transcendentale, et elle est certaine à priori, puisque rien ne peut arriver à la connaissance qu’au moyen de cette aperception originaire. Or, comme cette identité doit nécessairement intervenir dans la synthèse de tout ce qu’il a de divers, dans les phénomènes, en tant qu’elle doit être une connaissance empirique, les phénomènes sont soumis à des conditions à priori, auxquelles leur synthèse (la synthèse de leur appréhension) doit être complètement conforme. Or la représentation d’une condition générale suivant laquelle une certaine diversité peut être posée (d’une manière identique par conséquent) s’appelle une règle, et elle s’appelle une loi, quand cette diversité y doit être posée ainsi. Tous les phénomènes sont donc universellement reliés suivant des lois nécessaires, et ils sont par conséquent dans une affinité transcendentale, dont l’affinité empirique n’est qu’une simple conséquence.

Il semble fort étrange et fort absurde que la nature doive se régler sur notre principe subjectif d’aperception, et que même elle en doive dépendre quant aux lois qui la régissent. Mais si l’on songe que cette nature n’est rien en soi qu’un ensemble de phénomènes, que par conséquent elle n’est pas une chose en soi mais simplement une multitude de représentations de l’esprit, on ne s’étonnera pas de ne la voir que dans la faculté radicale de toute notre connaissance, à savoir dans l’aperception transcendentale, dans cette unité qui seule lui permet d’être appelée un objet de toute expérience possible, c’est-à-dire une nature, et l’on comprendra que par cette raison même nous puissions connaître cette unité à priori, par conséquent comme nécessaire, ce à quoi nous devrions renoncer si elle était donnée en soi indépendamment des premières sources de notre pensée. En effet je ne saurais alors où nous devrions prendre les principes synthétiques d’une telle unité universelle de la nature, puisqu’il faudrait dans ce cas la tirer des objets de la nature même. Mais comme cela ne pourrait avoir lieu qu’empiriquement, on n’en pourrait tirer qu’une unité simplement contingente, laquelle serait loin de suffire à l’enchaînement nécessaire que l’on conçoit sous le nom de nature.


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Notes de Kant modifier


Notes du traducteur modifier