Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome I/Théorie élémentaire/P2/PREM DIV./L2/Ch2/S3/1.

I

Axiomes de l’intuition

Principe de ces axiomes : toutes les intuitions sont des quantités extensives[ndt 1].
preuve

Tous les phénomènes comprennent, quant à la forme, une intuition dans l’espace et dans le temps, qui leur sert à tous de fondement à priori. Ils ne peuvent donc être appréhendés, c’est-à-dire reçus dans la conscience empirique, qu’au moyen de cette synthèse du divers par laquelle sont produites les représentations d’un espace ou d’un temps déterminé, c’est-à-dire par la composition des éléments homogènes et par la conscience de l’unité synthétique de ces divers éléments (homogènes). Or la conscience de la diversité homogène dans l’intuition en général, en tant que la représentation d’un objet est d’abord possible par là, est le concept d’une quantité (d’un quantum). La perception même d’un objet comme phénomène, n’est donc possible que par cette même unité synthétique des éléments divers de l’intuition sensible donnée, par laquelle est pensée dans le concept d’une quantité l’unité de la composition des divers éléments homogènes ; c’est-à-dire que les phénomènes sont tous des quantités, et même des quantités extensives, puisqu’ils sont nécessairement représentés comme intuitions dans l’espace ou dans le temps au moyen de cette même synthèse par laquelle l’espace et le temps sont déterminés en général[ndt 2].

J’appelle quantité extensive celle où la représentation des parties rend possible la représentation du tout (et par conséquent la précède nécessairement). Je ne puis pas me représenter une ligne, si petite qu’elle soit, sans la tirer par la pensée, c’est-à-dire sans en produire successivement toutes les parties d’un point à un autre, et sans en retracer enfin de la sorte toute l’intuition. Il en est ainsi de toute portion du temps, même de la plus petite. Je ne la conçois qu’au moyen d’une progression successive qui va d’un moment à un autre, et c’est de l’addition de toutes les parties du temps que résulte enfin une quantité de temps déterminée. Comme l’intuition pure dans tous les phénomènes est ou l’espace ou le temps, tout phénomène, en tant qu’intuition, est une quantité extensive, puisqu’il ne peut être connu qu’au moyen d’une synthèse successive (de partie à partie) opérée dans l’appréhension. Tous les phénomènes sont donc perçus d’abord comme des agrégats (comme des multitudes de parties antérieurement données), ce qui n’est pas le cas de toute espèce de quantités, mais de celles-là seulement que nous nous représentons et que nous appréhendons comme extensives.

C’est sur cette synthèse successive de l’imagination productive dans la création des figures que se fonde la science mathématique de l’étendue (la géométrie) avec ses axiomes, exprimant les conditions de l’intuition sensible à priori qui seules rendent possible le schème d’un concept pur de l’intuition extérieure, comme, par exemple, qu’entre deux points on ne peut concevoir qu’une seule ligne droite, ou que deux lignes droites ne renferment aucun espace, etc. Ce sont là des axiomes qui ne concernent proprement que des quanta comme tels.

Pour ce qui est de la quantité (quantitas), c’est-à-dire de la réponse à la question de savoir combien une chose est grande, il n’y a point à cet égard d’axiomes dans le sens propre du mot, bien que plusieurs propositions de cette sorte soient synthétiquement et immédiatement certaines (indemonstrabilia). Car que le pair ajouté au pair ou retranché du pair donne le pair, ce sont là des propositions analytiques, puisque j’ai immédiatement conscience de l’identité d’une production de quantité avec l’autre ; les axiomes au contraire doivent être des principes synthétiques à priori. Les propositions évidentes exprimant les rapports numériques sont bien synthétiques sans doute, mais elles ne sont pas générales, comme celles de la géométrie, et c’est pourquoi elles ne méritent pas le nom d’axiomes, mais seulement celui de formules numériques. Cette proposition que 7 + 5 = 12, n’est nullement analytique. En effet je ne conçois le nombre 12 ni dans la représentation de 7, ni dans celle de 5, mais dans celle de la réunion de ces deux nombres (que je le conçoive nécessairement dans l’addition des deux, c’est ce dont il n’est pas ici question, puisque dans une proposition analytique il ne s’agit que de savoir si je conçois réellement le prédicat dans la représentation du sujet). Mais, bien qu’elle soit synthétique, cette proposition n’est toujours que particulière. En tant que l’on n’envisage ici que la synthèse des quantités homogènes (des unités), cette synthèse ne peut avoir lieu que d’une seule manière, bien que l’usage de ces nombres soit ensuite général. Quand je dis : un triangle se construit avec trois lignes, dont deux prises ensemble sont plus grandes que la troisième, il n’y a ici qu’une pure fonction de l’imagination productive, qui peut tirer des lignes plus ou moins grandes et en même temps les faire rencontrer suivant toute espèce d’angles qu’il lui plaît de choisir. Au contraire le nombre 7 n’est possible que d’une seule manière, et il en est de même du nombre 12, produit par la synthèse du premier avec 5. Il ne faut donc pas donner aux propositions de ce genre le nom d’axiomes (car autrement il y en aurait à l’infini), mais celui de formules numériques.

Ce principe transcendental de la science mathématique des phénomènes étend beaucoup notre connaissance à priori. C’est en effet grâce à lui que les mathématiques pures peuvent s’appliquer dans toute leur précision aux objets de l’expérience ; sans lui cette application ne serait pas évidente d’elle-même, et même elle a donné lieu à certaines contradictions. Les phénomènes ne sont pas des choses en soi. L’intuition empirique n’est possible que par l’intuition pure (de l’espace et du temps) ; ce que la géométrie dit de celle-ci s’applique donc à celle-là. Dès lors on ne saurait plus prétexter que les objets des sens ne peuvent pas être conformes aux règles de la construction dans l’espace (par exemple à l’infinie divisibilité des lignes ou des angles) ; car on refuserait par là même à l’espace et à toutes les mathématiques avec lui toute valeur objective, et l’on ne saurait plus pourquoi et jusqu’à quel point elles s’appliquent aux phénomènes. La synthèse des espaces et des temps, comme formes essentielles de toute intuition, est ce qui rend en même temps possible l’appréhension du phénomène, par conséquent toute expérience extérieure, par conséquent encore toute connaissance des objets de l’expérience ; et ce que les mathématiques affirment de la première dans leur usage pur s’applique aussi nécessairement à la seconde. Toutes les objections à l’encontre ne sont que des chicanes d’une raison mal éclairée, qui croit à tort affranchir les objets des sens de la condition formelle de notre sensibilité, et qui les représente comme des objets en soi donnés à l’entendement, bien qu’ils ne soient que des phénomènes. S’ils n’étaient pas de simples phénomènes, nous n’en pourrions sans doute rien connaître à priori synthétiquement, et par conséquent au moyen des concepts purs de l’espace, et la science qui les détermine, la géométrie serait elle-même impossible.





Notes de Kant modifier


Notes du traducteur modifier

  1. La première édition portait : « Principe de l’entendement pur : tous les phénomènes sont quant à leur intuition des quantités extensives. »
  2. Tout ce premier paragraphe est une addition de la seconde édition.