Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome I/Théorie élémentaire/P2/PREM DIV./L1/Ch2/S2/§24


§ 24
De l’application des catégories aux objets des sens en général

Les concepts purs de l’entendement sont rapportés par cette faculté à des objets d’intuition en général, mais d’intuition sensible, que ce soit d’ailleurs la nôtre ou toute autre ; mais précisément pour cette raison, ce ne sont que de simples formes de la pensée, qui ne nous font connaître aucun objet déterminé. La synthèse ou la liaison de la diversité qui y est contenue se rapporte uniquement à l’unité de l’aperception, et elle est ainsi le principe de la possibilité de la connaissance à priori, en tant qu’elle repose sur l’entendement et que par conséquent elle n’est pas seulement transcendentale, mais aussi purement intellectuelle. Mais, comme il y a en nous à priori une certaine forme de l’intuition sensible qui repose sur la réceptivité de notre capacité représentative (de la sensibilité), l’entendement peut alors, comme spontanéité, déterminer le sens intérieur, conformément à l’unité synthétique de l’aperception, par la diversité de représentations données, et concevoir ainsi à priori l’unité synthétique de l’aperception de ce qu’il y a de divers dans l’intuition sensible comme la condition à laquelle sont nécessairement soumis tous les objets de notre intuition (de l’intuition humaine). C’est ainsi que les catégories, ces simples formes de la pensée, reçoivent une réalité objective, et s’appliquent à des objets qui peuvent nous être donnés dans l’intuition, mais seulement à titre de phénomènes ; car nous ne sommes capables d’intuition à priori que par rapport aux phénomènes.

Cette synthèse, possible et nécessaire à priori, de ce qu’il y a de divers dans l’intuition sensible peut être appelée figurée[1] (synthesis speciosa), par opposition à celle que l’on concevrait en appliquant la catégorie aux éléments divers d’une intuition en général et qui est une synthèse intellectuelle[2] (synthesis intellectualis). Toutes deux sont transcendentales, non-seulement parce qu’elles sont elles-mêmes à priori, mais encore parce qu’elles expliquent la possibilité des autres connaissances.

Mais, quand la synthèse figurée se rapporte simplement à l’unité originairement synthétique de l’aperception, c’est-à-dire à cette unité transcendentale qui est conçue dans les catégories, elle doit, par opposition à la synthèse purement intellectuelle, porter le nom de synthèse transcendentale de l’imagination. L’imagination est la faculté de représenter dans l’intuition un objet en son absence même. Or, comme toutes nos intuitions sont sensibles, l’imagination appartient à la sensibilité, en vertu de cette condition subjective qui seule lui permet de donner à un concept de l’entendement une intuition correspondante. Mais, en tant que sa synthèse est une fonction de la spontanéité, laquelle est déterminante et non pas seulement, comme le sens, déterminable, et que par conséquent elle peut déterminer à priori la forme du sens d’après l’unité de l’aperception, l’imagination est à ce titre une faculté de déterminer à priori la sensibilité ; et la synthèse à laquelle elle soumet ses intuitions, conformément aux catégories, est la synthèse transcendentale de l’imagination. Cette synthèse est un effet de l’entendement sur la sensibilité et la première application de cette faculté (application qui est en même temps le principe de toutes les autres) à des objets d’une intuition possible pour nous. Comme synthèse figurée, elle se distingue de la synthèse intellectuelle, qui est opérée par le seul entendement, sans le secours de l’imagination. Je donne aussi parfois à l’imagination, en tant qu’elle montre de la spontanéité, le nom d’imagination productive, et je la distingue ainsi de l’imagination reproductive, dont la synthèse est soumise simplement à des lois empiriques, c’est-à-dire aux lois de l’association, et qui par conséquent ne concourt en rien à l’explication de la possibilité de la connaissance à priori et n’appartient pas à la philosophie transcendentale, mais à la psychologie.




C’est ici le lieu d’expliquer le paradoxe que tout le monde a dû remarquer dans l’exposition de la forme du sens intérieur (§ 6). Ce paradoxe consiste à dire que le sens intérieur ne nous présente nous-mêmes à la conscience que comme nous nous apparaissons et non comme nous sommes en nous-mêmes, parce que notre intuition de nous-mêmes n’est autre que celle de la manière dont nous sommes intérieurement affectés. Or cela semble contradictoire, puisque nous devrions alors nous traiter comme des êtres passifs. Aussi, dans les systèmes de psychologie, a-t-on coutume de donner comme identiques le sens intérieur et la faculté de l’aperception (que nous distinguons soigneusement).

Ce qui détermine le sens intérieur, c’est l’entendement et sa faculté originaire de relier les éléments divers de l’intuition, c’est-à-dire de les ramener à une aperception (comme au principe même sur lequel repose la possibilité de ce sens). Mais, comme l’entendement n’est pas chez nous autres hommes une faculté d’intuition, et que, celle-ci fût-elle donnée dans la sensibilité, il ne peut se l’assimiler de manière à relier en quelque sorte les éléments divers de sa propre intuition, sa synthèse, considérée en elle-même, n’est autre chose que l’unité de l’acte dont il a conscience à ce titre, même sans le secours de la sensibilité, mais par lequel il est capable de déterminer intérieurement la sensibilité par rapport à la diversité que-celle-ci peut lui donner dans la forme de son intuition. Sous le nom de synthèse transcendentale de l’imagination, il exerce donc sur le sujet passif, dont il est la faculté, une action telle que nous avons raison de dire que le sens intérieur en est affecté. Tant s’en faut que l’aperception et son unité synthétique soient identiques au sens intérieur qu’au contraire, comme source de toute liaison, la première se rapporte, sous le nom des catégories, à la diversité des intuitions en général, antérieurement à toute intuition sensible des objets, tandis que le sens intérieur contient la simple forme de l’intuition, mais sans aucune liaison dans ce qu’il y a en elle de divers, et que par conséquent il ne renferme encore aucune intuition déterminée. Celle-ci n’est possible qu’à la condition que le sens intérieur ait conscience d’être déterminé par cet acte transcendental de l’imagination (ou par cette influence synthétique de l’entendement sur lui) que j’ai appelé synthèse figurée.

C’est d’ailleurs ce que nous observons toujours en nous. Nous ne pouvons penser une ligne sans la tracer en idée, un cercle sans le décrire ; nous ne saurions non plus nous représenter les trois dimensions de l’espace sans tirer d’un même point trois lignes perpendiculaires entre elles. Nous ne pouvons même pas nous représenter le temps sans tirer une ligne droite (laquelle est la représentation extérieure et figurée du temps), et sans porter uniquement notre attention sur l’acte de la synthèse des éléments divers par lequel nous déterminons successivement le sens intérieur, et par là sur la succession de cette détermination qui a lieu en lui. Ce qui produit d’abord le concept de la succession, c’est le mouvement, comme acte de l’esprit (non comme détermination d’un objet[3]), et par conséquent la synthèse des éléments divers représentés dans l’espace, lorsque nous faisons abstraction de cet espace pour ne considérer que l’acte par lequel nous déterminons le sens intérieur conformément à sa forme. L’entendement ne trouve donc pas dans le sens intérieur cette liaison du divers, mais c’est lui qui la produit en affectant ce sens. Mais comment le moi, le je pense peut-il être distinct du moi qui s’aperçoit lui-même (je puis me représenter au moins comme possible un autre mode d’intuition), tout en ne formant avec lui qu’un seul et même sujet ? En d’autres termes, comment puis-je dire que moi, comme intelligence et sujet pensant, je ne me connais moi-même comme objet pensé, en tant que je suis en outre donné à moi-même dans l’intuition, que tel que je m’aperçois et non tel que je suis devant l’entendement, ou que je ne me connais pas autrement que les autres phénomènes ? Cette question ne soulève ni plus ni moins de difficultés que celle de savoir comment je puis être en général pour moi-même un objet et même un objet d’intuition et de perceptions intérieures. Il n’est pas difficile de prouver qu’il en doit être réellement ainsi, dès que l’on accorde que l’espace n’est qu’une forme pure des phénomènes des sens extérieurs. N’est-il pas vrai que, bien que le temps ne soit pas un objet d’intuition extérieure, nous ne pouvons nous le représenter autrement que sous l’image d’une ligne que nous tirons, et que sans cette espèce de représentation[4], nous ne saurions reconnaître l’unité de sa dimension ? N’est-il pas vrai aussi que la détermination de la longueur du temps ou encore des époques pour toutes les perceptions intérieures, est toujours tirée de ce que les choses extérieures nous présentent de changeant, et que par conséquent les déterminations du sens intime, comme phénomènes dans le temps, doivent être ordonnées exactement de la même manière que nous ordonnons celles des phénomènes extérieurs dans l’espace ? Si donc on accorde que ces derniers ne nous font connaître les objets qu’autant que nous sommes extérieurement affectés, il faudra bien admettre aussi au sujet du sens interne, que nous ne nous saisissons[5] nous-mêmes au moyen de ce sens que comme nous sommes intérieurement affectés par nous-mêmes, c’est-à-dire qu’en ce qui concerne l’intuition interne, nous ne connaissons notre propre sujet que comme phénomène, et non dans ce qu’il est soi[6].



Notes de Kant modifier

  1. Figürlich.
  2. Verstandesverbindung.
  3. Le mouvement d’un objet dans l’espace n’appartient pas à une science pure, et par conséquent à la géométrie ; car nous ne savons pas à priori, mais seulement par expérience, que quelque chose est mobile. Mais le mouvement, comme description d’un espace, est l’acte pur d’une synthèse successive opérée par l’imagination productive entre les éléments divers contenus dans l’intuition extérieure en général, et il n’appartient pas seulement à la géométrie, mais encore à la philosophie transcendentale.
  4. Ohne welche Darstellungsart.
  5. Anschauen.
  6. Je ne vois pas comment on peut trouver tant de difficultés à admettre que le sens intime est affecté par nous-mêmes. Tout acte d’attention peut nous en fournir un exemple. L’entendement y détermine toujours le sens intérieur, conformément à la liaison qu’il conçoit, à l’intuition interne qui correspond à la diversité contenue dans sa synthèse. Chacun peut observer en lui-même combien souvent l’esprit est affecté de cette façon.


Notes du traducteur modifier