Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome I/Théorie élémentaire/P2/PREM DIV./L1/Ch2/S2/§17


§ 17
Le principe de l’unité synthétique de l’aperception est le principe suprême de tout usage de l’entendement

Le principe suprême de la possibilité de toute intuition, par rapport à la sensibilité, était, d’après l’esthétique transcendentale, que tout ce qu’elle contient de divers fût soumis aux conditions formelles de l’espace et du temps. Le principe suprême de cette même possibilité, par rapport à l’entendement, c’est que tout ce qu’il y a de divers dans l’intuition soit soumis aux conditions de l’unité originairement synthétique de l’aperception[1]. Toutes les diverses représentations des intuitions sont soumises au premier de ces principes, en tant qu’elles nous sont données, et au second, en tant qu’elles doivent pouvoir s’unir en une seule conscience. Sans cela, en effet, rien ne peut être pensé ni connu, puisque les représentations données, n’étant point reliées par un acte commun de l’aperception, tel que le : Je pense, ne pourraient s’unir en une même conscience.

L’entendement, pour parler généralement, est la faculté des connaissances[2]. Celles-ci consistent dans le rapport déterminé de représentations données à un objet. Un objet est ce dont le concept réunit les éléments divers d’une intuition donnée. Or toute réunion de représentations exige l’unité de la conscience dans la synthèse de ces représentations. L’unité de la conscience est donc ce qui seul constitue le rapport des représentations à un objet, c’est-à-dire leur valeur objective ; c’est elle qui en fait des connaissances, et c’est sur elle par conséquent que repose la possibilité même de l’entendement.

La première connaissance de l’entendement pur, celle sur laquelle se fonde à son tour tout l’usage de cette faculté, et qui en même temps est entièrement indépendante de toutes les conditions de l’intuition sensible, est donc le principe de l’unité synthétique et originaire de l’aperception. L’espace n’est que la forme de l’intuition sensible extérieure, il n’est pas encore une connaissance ; il ne fait que donner pour une expérience possible les éléments divers de l’intuition à priori. Mais, pour connaître quelque chose dans l’espace, par exemple une ligne, il faut que je la tire, et qu’ainsi j’opère synthétiquement une liaison déterminée d’éléments divers donnés, de telle sorte que l’unité de cet acte soit en même temps l’unité de la conscience (dans le concept d’une ligne) et que je connaisse par là un certain objet (un espace déterminé). L’unité synthétique de la conscience est donc une condition objective de toute connaissance : non-seulement j’en ai besoin pour connaître un objet, mais toute intuition ne peut devenir un objet pour moi qu’au moyen de cette condition ; autrement, sans cette synthèse, le divers ne s’unirait pas en une même conscience.

Cette dernière proposition est même, comme il a été dit, analytique, quoiqu’elle fasse de l’unité synthétique la condition de toute pensée. En effet, elle n’exprime rien autre chose sinon que toutes mes représentations, dans quelque intuition que ce soit, sont soumises à la seule condition qui me permette de les attribuer comme représentations miennes, à un moi identique, et en les unissant ainsi synthétiquement dans une seule aperception, de les embrasser sous l’expression générale : Je pense.

Mais ce principe n’en est pourtant pas un pour tout entendement possible en général ; il n’a de valeur que pour celui à qui, dans cette représentation : Je suis, l’aperception pure ne fournit encore rien de divers. Un entendement à qui la conscience fournirait en même temps les éléments divers de l’intuition, ou dont la représentation donnerait du même coup l’existence même de ses objets[3] n’aurait pas besoin d’un acte particulier qui synthétisât le divers dans l’unité de la conscience, comme celui qu’exige l’entendement humain, lequel n’a pas la faculté intuitive, mais seulement celle de penser[4]. Pour celui-ci, le premier principe est indispensable, et il l’est si bien que nous ne saurions nous faire le moindre concept d’un autre entendement possible, soit d’un entendement qui serait purement intuitif[5], soit d’un entendement qui aurait pour fondement une intuition sensible, mais d’une tout autre espèce que celle qui se manifeste sous la forme de l’espace et du temps.



Notes de Kant modifier

  1. L’espace et le temps et toutes leurs parties sont des intuitions, par conséquent des représentations particulières comme la diversité qu’ils renferment (Voy. l’Esthétique transcendentale). Ce ne sont donc pas de simples concepts au moyen desquels la même conscience soit trouvée contenue dans plusieurs représentations, mais ce sont plusieurs représentations que l’on trouve contenues en une seule et dans la conscience que nous en avons, et par conséquent réunies, d’où il suit que l’unité de la conscience se présente à nous comme synthétique et en même temps comme originaire. Cette particularité (Einzelnheit) est importante dans l’application (Voy. § 25).
  2. Das Vermögen der Erkenntnisse.
  3. Durch dessen Vorstellung zugleich die Objecte dieser Vorstellung existiren.
  4. Der blos denkt nicht anschaut.
  5. Der selbst anschauete.


Notes du traducteur modifier