Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome I/Théorie élémentaire/P2/Intro/I.

Traduction par Jules Barni.
Édition Germer-Baillière (1p. 110-115).


Théorie élémentaire transcendentale


Deuxième partie

Logique transcendentale


Introduction

Idée d’une logique transcendentale


I

De la logique en général

Notre connaissance dérive de deux sources, dont la première est la capacité de recevoir des représentations (la réceptivité des impressions), et la seconde, la faculté de connaître un objet au moyen de ces représentations (la spontanéité des concepts). Par la première un objet nous est donné ; par la seconde, il est pensé dans son rapport à cette représentation (considérée comme simple détermination de l’esprit). Intuition et concepts, tels sont donc les éléments de toute notre connaissance, de telle sorte que ni les concepts sans une intuition qui leur corresponde de quelque manière, ni l’intuition sans les concepts ne peuvent fournir une connaissance. Tous deux sont purs ou empiriques : empiriques, lorsque la sensation (qui suppose la présence réelle de l’objet) y est contenue ; purs, lorsqu’aucune sensation ne se mêle à la représentation. On peut dire que la sensation est la matière de la connaissance sensible. L’intuition pure ne contient que la forme sous laquelle quelque chose est perçu ; et le concept pur, que la forme de la pensée d’un objet en général. Les intuitions et les concepts purs ne sont possibles qu’à priori ; les empiriques ne le sont qu’à posteriori.

Nous désignons sous le nom de sensibilité la capacité qu’a notre esprit de recevoir des sensations, en tant qu’il est affecté de quelque manière ; par opposition à cette réceptivité, la faculté que nous avons de produire nous-mêmes des représentations, ou la spontanéité de la connaissance, s’appelle entendement. Telle est notre nature que l’intuition ne peut jamais être que sensible, c’est-à-dire contenir autre chose que la manière dont nous sommes affectés par des objets. Au contraire, la faculté de penser l’objet de l’intuition sensible, est l’entendement. De ces deux propriétés l’une n’est pas préférable à l’autre. Sans la sensibilité, nul objet ne nous serait donné ; sans l’entendement, nul ne serait pensé. Des pensées sans matière sont vides ; des intuitions sans concepts sont aveugles. Aussi est-il tout aussi nécessaire de rendre sensibles les concepts (c’est-à-dire d’y joindre un objet donné dans l’intuition), que de rendre intelligibles les intuitions (c’est-à-dire de les ramener à des concepts). Ces deux facultés ou capacités ne sauraient non plus échanger leurs fonctions. L’entendement ne peut rien percevoir, ni les sens rien penser. La connaissance ne peut résulter que de leur union. Il ne faut donc pas confondre leurs rôles, mais on a grandement raison de les séparer et de les distinguer avec soin. Aussi distinguons-nous la science des règles de la sensibilité en général, ou l’esthétique, de la science des règles de l’entendement en général, ou de la logique.

La logique à son tour peut être envisagée sous deux points de vue, suivant qu’il s’agit de l’usage de l’entendement en général ou de ses usages particuliers. La logique générale contient les règles absolument nécessaires de la pensée, sans lesquelles il n’y a pas d’usage possible de l’entendement, et par conséquent elle envisage cette faculté indépendamment de la diversité des objets auxquels elle peut s’appliquer. La logique particulière contient les règles qui servent à penser exactement sur une certaine espèce d’objets. La première peut être désignée sous le nom de logique élémentaire ; la seconde est l’organum de telle ou telle science. Celle-ci est ordinairement présentée dans les écoles comme la propédeutique des sciences ; mais, dans le développement de la raison humaine, elle ne vient qu’en dernier lieu : on n’y arrive que quand la science est déjà fort avancée et qu’elle n’attend plus que la dernière main pour atteindre le plus haut degré d’exactitude et de perfection. En effet il faut déjà avoir une connaissance assez approfondie des choses pour être en état d’indiquer les règles d’après lesquelles on en peut constituer une science.

La logique générale est ou pure ou appliquée. Dans la logique pure, nous faisons abstraction de toutes les conditions empiriques sous lesquelles s’exerce notre entendement, par exemple de l’influence des sens, du jeu de l’imagination, des lois du souvenir, de la puissance de l’habitude, de l’inclination, etc., par conséquent aussi des sources de nos préjugés, et même en général de toutes les causes d’où peuvent dériver pour nous certaines connaissances, vraies ou supposées, parce qu’elles n’ont trait à l’entendement que dans certaines circonstances de son application et que, pour connaître ces circonstances, l’expérience est nécessaire. Une logique générale et pure ne s’occupe donc que de principes à priori ; elle est le canon de l’entendement et de la raison, mais seulement par rapport à ce qu’il a de formel dans leur usage[ndt 1], quel qu’en soit d’ailleurs le contenu (qu’il soit empirique ou transcendental). La logique générale est appliquée, lorsqu’elle a pour objet les règles de l’usage de l’entendement sous les conditions subjectives et empiriques que nous enseigne la psychologie. Elle a donc aussi des principes empiriques, bien qu’elle soit générale à ce titre qu’elle considère l’usage de l’entendement sans distinction d’objets. Aussi n’est-elle ni un canon de l’entendement en général, ni un organum de sciences particulières, mais seulement un cathartique[ndt 2] de l’entendement vulgaire.

Il faut donc, dans la logique générale, séparer entièrement la partie qui doit former la théorie pure de la raison de celle qui constitue la logique appliquée (mais toujours générale). La première seule est proprement une science, mais courte et aride, telle, en un mot, que l’exige l’exposition scolastique d’une théorie élémentaire l’entendement. Dans cette science, les logiciens doivent donc toujours avoir en vue les deux règles suivantes :

1o Comme logique générale, elle fait abstraction de tout le contenu de la connaissance de l’entendement et de la diversité de ses objets, et elle n’a à s’occuper que de la forme de la pensée.

2o Comme logique pure, elle n’a point de principes empiriques ; par conséquent (bien qu’on se persuade parfois le contraire) elle ne tire rien de la psychologie, qui ne saurait avoir aucune influence sur le canon de l’entendement. Elle est une doctrine démontrée, et tout y doit être parfaitement certain à priori.

Quant à la logique que j’appelle appliquée (contrairement au sens ordinaire de cette expression, qui désigne certains exercices dont la logique pure fournit la règle), elle représente l’entendement et les règles de son usage nécessaire considéré in concreto, c’est-à-dire en tant qu’il est soumis aux conditions contingentes du sujet, lesquelles peuvent lui être contraires ou favorables et ne sont jamais données qu’empiriquement. Elle traite de l’attention, de ses obstacles et de ses effets, de l’origine de l’erreur, de l’état de doute, de scrupule, de persuasion, etc. Entre la logique générale et pure et elle il y a le même rapport qu’entre la morale pure, qui contient uniquement les lois morales nécessaires d’une volonté libre en général, et l’éthique[ndt 3] proprement dite qui examine ces lois par rapport aux obstacles qu’elles rencontrent dans les sentiments, les inclinations et les passions auxquelles les hommes sont plus ou moins soumis. Celle-ci ne saurait jamais former une véritable science, une science démontrée, parce que, comme la logique appliquée, elle a besoin de principes empiriques et psychologiques.



Notes de Kant modifier


Notes du traducteur modifier

  1. In Ansehung des Formalen ihres Gebrauches.
  2. Ein Catharcticon. — Le mot cathartique (en grec Καϑαρτιϰὸν) est usité, chez nous, dans le langage de la médecine comme synonyme de purgatif ; il figure même dans le Dictionnaire de l’Académie française. J. B.
  3. Tugendlehre.