Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome I/Préface de la 1re édition

(Redirigé depuis Critique de la raison pure/1)
Traduction par Jules Barni.
Édition Germer-Baillière (1p. 5-15).

préface de la première édition[ndt 1]


La raison humaine est soumise, dans une partie de ses connaissances, à cette condition singulière qu’elle ne peut éviter certaines questions et qu’elle en est accablée. Elles lui sont suggérées par sa nature même, mais elle ne saurait les résoudre, parce qu’elles dépassent sa portée.

Ce n’est pas sa faute si elle tombe dans cet embarras. Elle part de principes dont l’usage est inévitable dans le cours de l’expérience, et auxquels cette même expérience donne une garantie suffisante. À l’aide de ces principes, elle s’élève toujours plus haut (comme l’y porte d’ailleurs sa nature), vers des conditions plus éloignées. Mais, s’apercevant que, de cette manière, son œuvre doit toujours rester inachevée, puisque les questions ne cessent jamais, elle se voit contrainte de se réfugier dans des principes qui dépassent tout usage expérimental possible, et qui pourtant paraissent si peu suspects que le sens commun lui-même y donne son assentiment. Mais aussi elle se précipite par là dans une telle obscurité et dans de telles contradictions qu’elle est portée à croire qu’il doit y avoir là quelque erreur cachée, quoiqu’elle ne puisse la découvrir, parce que les principes dont elle se sert sortant des limites de toute expérience, n’ont plus de pierre de touche. Le champ de bataille où se livrent ces combats sans fin, voilà ce qu’on nomme la Métaphysique.

Il fut un temps où elle était appelée la reine de toutes les sciences ; et, si l’on répute l’intention pour le fait, elle méritait bien ce titre glorieux par la singulière importance de son objet. Mais, aujourd’hui, il est de mode de lui témoigner un mépris absolu, et cette antique matrone, abandonnée et repoussée de tous, peut s’écrier avec Hécube :

Modo maxima rerum,
Tot generis natisque potens…

Nunc trahor exul, inops.

(Ovide, Métam.)

Sa domination fut d’abord despotique : c’était le règne des dogmatiques. Mais, comme ses lois portaient encore les traces de l’ancienne barbarie, des guerres intestines la firent tomber peu à peu en pleine anarchie, et les sceptiques, espèce de nomades qui ont en horreur tout établissement fixe sur le sol, rompaient de temps en temps le lien social. Mais, comme par bonheur ils étaient peu nombreux, ils ne pouvaient empêcher les dogmatiques de chercher à reconstruire à nouveau l’édifice renversé, sans avoir d’ailleurs de plan sur lequel ils fussent d’accord entre eux. À une époque plus récente, une certaine physiologie de l’entendement humain (je veux parler de la doctrine de l’illustre Locke) sembla un instant devoir mettre un terme à toutes ces querelles et prononcer définitivement sur la légitimité de toutes ces prétentions. Mais, quoique notre prétendue reine eût une naissance vulgaire, ou qu’elle fût sortie de l’expérience commune, et que cette extraction dût rendre ses prétentions justement suspectes, il arriva que, comme on lui avait en effet fabriqué une fausse généalogie, elle continua de les soutenir, et qu’ainsi tout retomba dans le vieux dogmatisme vermoulu, et, par suite, dans le mépris auquel on avait voulu soustraire la science. Aujourd’hui, après que toutes les voies (à ce que l’on croit) ont été vainement tentées, le dégoût ou une parfaite indifférence, cette mère du chaos et de la nuit, règne dans les sciences ; mais là aussi est, sinon l’origine, du moins le prélude de leur transformation ou d’une rénovation qui fera cesser l’obscurité, la confusion et la stérilité où les avaient réduites un zèle mal entendu.

Il serait bien vain, en effet, de vouloir affecter de l’indifférence pour des recherches dont l’objet ne saurait être indifférent à la nature humaine. Aussi tous ces prétendus indifférents, qui prennent si bien soin de se déguiser en substituant un langage populaire à celui de l’école, ne manquent-ils pas, pour peu qu’ils pensent à quelque chose, de retomber dans ces mêmes assertions métaphysiques pour lesquelles ils avaient affiché tant de mépris. Cependant, cette indifférence, qui s’élève au sein de toutes les sciences et qui atteint justement celles dont la connaissance aurait le plus de prix à nos yeux, si nous pouvions la posséder, cette indifférence est un phénomène digne d’attention. Elle n’est pas évidemment l’effet de la légèreté, mais bien de la maturité du jugement[1] d’un siècle qui n’entend plus se contenter d’une apparence de savoir, et qui demande à la raison de reprendre à nouveau la plus difficile de toutes ses tâches, celle de la connaissance de soi-même, et d’instituer un tribunal qui, en assurant ses légitimes prétentions, repousse toutes celles qui sont sans fondement, non par une décision arbitraire, mais au nom de ses lois éternelles et immuables, en un mot la critique de la raison pure elle-même.

Je n’entends point par là une critique des livres et des systèmes, mais celle de la faculté de la raison en général, considérée par rapport à toutes les connaissances auxquelles elle peut s’élever indépendamment de toute expérience ; par conséquent, la solution de la question de la possibilité ou de l’impossibilité d’une métaphysique en général et la détermination de ses sources, de son étendue et de ses limites, tout cela suivant de fermes principes.

Cette voie, la seule qui ait été laissée de côté, est justement celle où je suis entré, et je me flatte d’y avoir trouvé le renversement de toutes les erreurs qui avaient jusqu’ici divisé la raison avec elle-même dans ses excursions en dehors de l’expérience. Je n’ai point cependant éludé ses questions en m’excusant sur l’impuissance de la raison humaine ; je les ai, au contraire, parfaitement spécifiées d’après certains principes, et, après avoir découvert le point précis du malentendu de la raison avec elle-même, je les ai résolues à son entière satisfaction. À la vérité, cette solution n’est point telle que pouvait la souhaiter la vaine curiosité des dogmatiques ; car cette curiosité ne saurait être satisfaite qu’au moyen d’un art magique auquel je n’entends rien. Aussi bien n’est-ce pas en cela que consiste la destination naturelle de la raison ; le devoir de la philosophie est de dissiper l’illusion résultant du malentendu dont je viens de parler, dût-elle anéantir du même coup les opinions les plus accréditées et les plus chères. Dans cette entreprise, je me suis appliqué à tout embrasser, et j’ose dire qu’il n’y a point un seul problème métaphysique qui ne soit ici résolu, ou du moins dont la solution ne trouve ici sa clef. C’est qu’aussi la raison pure offre une si parfaite unité que, si son principe était insuffisant à résoudre une seule des questions qui lui sont proposées par sa propre nature, on serait fondé à le rejeter, parce qu’alors aucune autre question ne pourrait être résolue avec une entière certitude.

En parlant ainsi, il me semble apercevoir sur le visage du lecteur le dédain et l’ironie que doivent exciter des prétentions en apparence si présomptueuses et si outrecuidantes ; et pourtant elles sont sans comparaison plus modestes que celles qu’affichent tous les auteurs dans leur programme vulgaire en se vantant de démontrer la simplicité de l’âme ou la nécessité d’un premier commencement du monde. En effet, ceux-ci s’engagent à étendre la connaissance humaine au delà de toutes les bornes de l’expérience possible, tandis que j’avoue humblement que cela dépasse tout à fait la portée de mes facultés. Au lieu de cela, je me borne à étudier la raison même et ses pensées pures ; pour en acquérir une connaissance étendue, je n’ai pas besoin de chercher bien loin autour de moi, car je la trouve en moi-même, et l’exemple de la logique ordinaire me prouve qu’il est possible de faire un dénombrement complet et systématique de ses actes simples. Toute la question ici est de savoir jusqu’où je puis espérer d’arriver avec la raison, alors que toute matière et tout concours de l’expérience m’est enlevé.

En voilà assez sur la perfection[ndt 2] à chercher dans la poursuite de chacune des fins que nous propose, non un dessein arbitraire, mais la nature même de la connaissance, et sur l’étendue[ndt 3] à donner à celle de toutes ces fins ensemble, c’est-à-dire sur la matière de notre entreprise critique.

Au point de vue de la forme, il y a aussi deux qualités que l’on est en droit d’imposer comme conditions essentielles à tout auteur qui tente une entreprise si difficile ; je veux parler de la certitude et de la clarté.

Pour ce qui est de la certitude, voici la loi que je me suis imposée à moi-même : dans cet ordre de considérations, l’opinion[ndt 4] est absolument proscrite, et tout ce qui ressemble à une hypothèse est une marchandise prohibée qui ne doit être mise en vente à aucun prix, mais qu’on doit saisir dès qu’on la découvre. En effet, toute connaissance qui a un fondement à priori est marquée de ce caractère, qu’elle veut être tenue pour absolument nécessaire ; à plus forte raison en doit-il être ainsi d’une détermination de toutes les connaissances pures à priori qui doit servir elle-même de mesure et d’exemple à toute certitude apodictique (philosophique). Ai-je rempli à cet égard la condition que je me suis imposée ? c’est ce que le lecteur seul a le droit de décider, car l’auteur ne peut qu’exposer ses principes, mais non juger de leur effet sur ses juges. Cependant, pour qu’aucune injuste accusation ne puisse venir affaiblir ces principes, il lui est bien permis de signaler lui-même les endroits qui, tout en n’ayant qu’une importance secondaire, pourraient exciter quelque défiance, afin de prévenir le fâcheux effet que la plus légère difficulté à cet égard pourrait exercer sur le jugement définitif du lecteur.

Je ne connais pas de recherches plus importantes pour établir les fondements de la faculté que nous nommons entendement, et en même temps pour déterminer les règles et les bornes de son exercice, que celles auxquelles je me suis livré dans le second chapitre de l’analytique transcendentale sous le titre de déduction des concepts purs de l’entendement ; aussi sont-ce celles qui m’ont le plus coûté, et j’espère que ma peine ne sera pas perdue. Mais cette étude, un peu profondément poussée, a deux parties. L’une se rapporte aux objets de l’entendement pur, et il faut qu’elle démontre et qu’elle fasse comprendre la valeur objective de ses concepts à priori ; aussi tient-elle essentiellement à mon but. L’autre se propose de considérer l’entendement pur lui-même au point de vue de sa possibilité et des facultés de connaître sur lesquelles il repose, par conséquent, au point de vue subjectif. Or, bien que cet examen ait une grande importance relativement à mon but principal, il n’y appartient pourtant pas essentiellement, car la question capitale est toujours de savoir ce que l’entendement et la raison, libres de toute expérience, peuvent connaître, et jusqu’à quel point ils peuvent pousser leur connaissance, et non pas comment la faculté même de penser est possible. Comme cette dernière question est en quelque sorte la recherche de la cause d’un effet donné, et que, sous ce rapport, elle contient quelque chose de semblable à une hypothèse (bien qu’en réalité il en soit tout autrement, comme je le montrerai dans une autre occasion), il semble que ce soit ici le cas de se permettre telle ou telle opinion[ndt 5] et de laisser le lecteur libre d’en suivre une autre si cela lui convient. C’est pourquoi je dois le prévenir que, dans le cas où ma déduction subjective n’aurait pas produit en lui l’entière conviction que j’en attends, la déduction objective, qui est surtout le but de mes recherches, n’en aurait pas moins toute sa force. C’est ce qui est, du reste, suffisamment établi par ce qui a été dit pag. 92 et 93[ndt 6].

Pour ce qui est enfin de la clarté, le lecteur a le droit d’exiger d’abord la clarté discursive (logique), celle qui résulte des concepts ; et ensuite la clarté intuitive (esthétique), celle qui résulte des intuitions, c’est-à-dire des exemples et des autres éclaircissements in concreto. J’ai suffisamment pourvu à la première ; quant à la seconde, si je n’ai pu satisfaire à des exigences qui, sans être aussi impérieuses, n’en sont pas moins légitimes, la faute en est accidentellement à la nature de mon plan. Je me suis trouvé presque constamment embarrassé dans le cours de mon travail sur ce que je devais faire à cet égard. Les exemples et les éclaircissements me semblaient toujours nécessaires, et se présentaient en effet à leur place dans la première esquisse, mais j’y renonçai bientôt en considérant la grandeur de ma tâche et le nombre des objets dont j’avais à m’occuper. Remarquant, en effet, qu’à eux seuls ces objets, exposés sous une forme sèche et purement scolastique, donneraient à l’œuvre une étendue suffisante, je ne jugeai pas convenable de la grossir encore par des exemples et des éclaircissements qui ne sont nécessaires qu’au point de vue populaire, d’autant plus que ce travail ne saurait nullement revêtir ce caractère, et que les vrais connaisseurs en matière de science n’ont pas besoin d’un tel secours. Quelque agréable que pût être ce secours, il pourrait avoir aussi quelque chose de contraire à notre but. L’abbé Terrasson dit bien que si l’on mesure la longueur d’un livre, non d’après le nombre des pages, mais d’après le temps nécessaire pour l’entendre, il en est beaucoup dont on pourrait dire qu’ils seraient beaucoup plus courts s’ils n’étaient pas si courts. Mais, d’un autre côté, lorsqu’il s’agit de l’intelligence d’un vaste ensemble de connaissances spéculatives, se rattachant à un seul principe, on pourrait dire avec tout autant de raison que bien des livres auraient été beaucoup plus clairs s’ils n’avaient pas voulu être si clairs. En effet, si les moyens qui produisent la clarté sont utiles dans les détails, ils sont souvent nuisibles dans l’ensemble, en ne permettant pas au lecteur de l’embrasser assez tôt, et en recouvrant de leurs brillantes couleurs les articulations et la structure du système, choses pourtant si nécessaires pour qu’on en puisse apprécier l’unité et la valeur.

Ce ne doit pas être, ce me semble, une chose sans attrait pour le lecteur que de joindre ses efforts à ceux de l’auteur, en se proposant pour but d’accomplir entièrement et d’une manière durable, d’après le plan qui lui est proposé, une œuvre grande et importante. Or la métaphysique, suivant les idées que nous en donnerons ici, est, de toutes les sciences, la seule qui puisse se promettre, et cela dans un temps très-court et avec très-peu d’efforts, pourvu qu’on les unisse, une si complète exécution qu’il ne reste plus à la postérité autre chose à faire qu’à disposer le tout d’une façon didactique suivant ses propres vues, mais sans pouvoir en augmenter le moins du monde le contenu. Elle n’est autre chose, en effet, que l’inventaire, systématiquement ordonné, de toutes les richesses que nous devons à la raison pure. Rien ne saurait donc nous échapper, puisque les idées que la raison tire entièrement d’elle-même ne peuvent se dérober à nos yeux, mais qu’elles sont mises en lumière par la raison même, aussitôt qu’on en a découvert le principe commun. La parfaite unité de cette espèce de connaissances, qui dérivent de concepts purs, sans que rien d’expérimental, sans même qu’aucune intuition particulière, propre à fournir une expérience déterminée, puisse avoir sur elles l’influence de les étendre et de les augmenter, cette parfaite unité rend l’intégrité absolue du système non seulement possible, mais même nécessaire.

Tecum habita, et noris quam sit tibi curta supellex.

Perse.

J’espère donner moi-même un tel système de la raison pure (spéculative) sous le titre de Métaphysique de la nature, et ce système, qui n’aura pas la moitié de l’étendue de la critique actuelle, contiendra une matière incomparablement plus riche. Mais il fallait commencer par rechercher les sources et les conditions de sa possibilité ; il fallait d’abord déblayer et aplanir un sol non défriché. J’attends ici de mon lecteur la patience et l’impartialité d’un juge, mais là j’aurai besoin de la bonne volonté et du concours d’un auxiliaire ; car, quelque complète qu’ait été dans la critique l’exposition des principes qui servent de base au système, le développement de ce système exige qu’on n’omette aucun des concepts dérivés. Or on ne saurait faire à priori le dénombrement de ces concepts, mais il faut les rechercher un à un. Ajoutez à cela que, comme la synthèse entière des concepts aura été épuisée dans la critique, il faudra, en outre, que, dans le système, il en soit de même de l’analyse. Mais tout cela ne présentera point de difficulté, et sera plutôt un amusement qu’une peine.

Je n’ai plus qu’une remarque à faire, et elle est relative à l’impression. Comme le commencement de cette impression a éprouvé quelque retard, je n’ai pu revoir que la moitié des épreuves, et j’y trouve encore quelques fautes, mais qui n’altèrent pas le sens, excepté celle de la page 379, ligne 4 à partir d’en bas, où il faut lire spécifiquement au lieu de sceptiquement. L’antinomie de la raison pure, de la page 425 à 461, a été disposée à la manière d’une table, de telle sorte que tout ce qui appartient à la thèse se trouve toujours à gauche, et, ce qui appartient à l’antithèse, à droite ; j’ai adopté cette disposition afin qu’il fût plus facile de les comparer l’une à l’autre.




Notes de Kant modifier

  1. On se plaint souvent de la pauvreté de la pensée dans notre siècle et de la décadence de la véritable science. Mais je ne vois pas que celles dont les fondements sont bien établis, comme les mathématiques, la physique, etc., méritent le moins du monde ce reproche ; il me semble, au contraire, qu’elles soutiennent fort bien leur vieille réputation de solidité, et qu’elles l’ont même surpassée dans ces derniers temps. Or, le même esprit produirait le même effet dans les autres branches de la connaissance, si l’on s’appliquait d’abord à en rectifier les principes. Tant qu’on ne l’aura pas fait, l’indifférence, le doute, et finalement une sévère critique, sont plutôt des preuves d’une certaine profondeur de pensée. Notre siècle est le vrai siècle de la critique ; rien ne doit y échapper. En vain la religion avec sa sainteté, et la législation avec sa majesté, prétendent-elles s’y soustraire : elles ne font par là qu’exciter contre elles-mêmes de justes soupçons, et elles perdent tout droit à cette sincère estime que la raison n’accorde qu’à ce qui a pu soutenir son libre et public examen.


Notes du traducteur modifier

  1. Cette préface n’a pas été reproduite dans la seconde édition et dans les suivantes ; à sa place Kant en mit une autre, qu’on trouvera après celle-ci.
  2. Vollständigkeit.
  3. Ausführlichkeit.
  4. Meinen.
  5. Zu meinen.
  6. De la première édition. Il s’agit ici du paragraphe intitulé : Passage à la déduction transcendentale des catégories. J. B.