Critique de la raison pratique (trad. Barni)/P2/Conclusion


CONCLUSION.


Deux choses remplissent l’âme d’une admiration et d’un respect toujours renaissants et qui s’accroissent à mesure que la pensée y revient plus souvent et s’y applique d’avantage : le ciel étoilé au-dessus de nous, la loi morale au-dedans. Je n’ai pas besoin de les chercher et de les deviner comme si elles étaient enveloppées de nuages ou placées, au delà de mon horizon, dans une région inaccessible ; je les vois devant moi et je les rattache immédiatement à la conscience de mon existence. La première part de la place que j’occupe dans le monde extérieur, et elle étend ce rapport de mon être avec les choses sensibles à tout cet immense espace où les mondes s’ajoutent aux mondes et les systèmes aux systèmes, et à toute la durée sans borne de leur mouvement périodique. La seconde part de mon invisible moi, de ma personnalité, et me place dans un monde qui possède la véritable infinitude, mais où l’entendement seul peut pénétrer, et auquel je me reconnais lié par un rapport non plus seulement contingent, mais universel et nécessaire (rapport que j’étends aussi à tous ces mondes visibles). Dans l’une, la vue d’une multitude innombrable de mondes anéantit presque mon importance en tant que je me considère comme une créature animale, qui, après avoir (on ne sait comment) joui de la vie pendant un court espace de temps, doit rendre la matière dont elle est formée à la planète, qu’elle habite (et qui n’est elle-même qu’un point dans l’univers). L’autre au contraire relève infiniment ma valeur, comme intelligence, par ma personnalité dans laquelle la loi morale me révèle une vie indépendante de l’animalité et même, de tout le monde sensible autant du moins qu’on en peut juger par la destination que cette loi assigne à mon existence, et qui, loin d’être bornée aux conditions et aux limites de cette vie, se tend à l’infini.

Mais si l’admiration et le respect peuvent nous pousser à l’étude de cs » choses, ils ne peuvent en tenir lieu. Que faut-il donc faire pour entreprendre cette étude d’une manière utile et digne de la sublimité de son objet ? Il y a ici des exemples qui peuvent nous servir d’avertissement et il y en a aussi qui peuvent nous servir de modèle. La contemplation du monde a commencé par le spectacle le plus magnifique que les sens de l’homme puissent se proposer, et que puisse embrasser notre entendement avec toute sa capacité, et a fini – par l’astrologie. La morale, partie de l’attribut le plus noble de la nature humaine, d’un attribut, dont le développement et la culture ont des conséquences sans bornes, a fini – par le fanatisme et la superstition. Tel est le sort de toutes les tentatives nouvelles, dont la meilleure partie suppose un emploi de la raison, qui ne résulte pas spontanément d’un fréquent exercice comme l’usage des pieds, surtout quand il s’agit de propriétés qu’on ne peut montrer immédiatement dans l’expérience commune. Mais lorsque, quoique tard, on se fût fait une maxime de commencer par bien examiner tous les pas que la raison doit faire, et de ne pas la laisser s’écarter de la ligne tracée par une méthode bien déterminée d’avance, alors la science du système du monde reçut une toute autre direction et, grâce à cette direction, aboutit à des résultats sans comparaison plus heureux. La chute d’une pierre, le mouvement d’une fronde décomposé dans ses éléments et dans les forces qui s’y manifestent, et mathématiquement étudié, produisit enfin cette connaissance, claire et désormais immuable, du système du monde, qu’on peut toujours espérer d’étendre par de nouvelles observations mais qu’on n’a pas à craindre de voir jamais renversée.

Or cet exemple doit nous engager à suivre la même voie dans l’étude des dispositions morales de notre nature, en nous y faisant espérer le même succès. Nous avons en quelque sorte sous la main des exemples de jugements moraux de la raison. En les décomposant dans leurs concepts élémentaires, et, puisque la méthode mathématique n’est pas ici applicable, en procédant à la manière du chimiste, c’est-à-dire en cherchant par des essais réitérés sur la raison commune, à obtenir la séparation de l’empirique et du rationnel, qui peuvent se trouver dans ces exemples, on pourra les montrer l’un et l’autre purs, et rendre manifeste ce que chacun d’eux peut faire séparément par là on préviendra d’une part les erreurs naturelles à un jugement encore rude et mal exercé et d’autre part (ce qui est beaucoup plus nécessaire) ces extravagances qui, semblables à celles des adeptes de la pierre philosophale, excluant toute investigation méthodique et toute connaissance de la nature promettent des trésors imaginaires et nous font perdre les véritables. En un mot, la science (entreprise critiquement et méthodiquement dirigée) est la porte étroite qui conduit a la doctrine de la sagesse, si par là on entend non-seulement la connaissance de ce qu’on doit faire mais celle aussi des règles que doivent suivre les maîtres pour préparer et faire connaître aux autres le chemin de la sagesse et pour les préserver de l’erreur. La philosophie doit toujours rester la gardienne de cette science et, si le public ne prend aucun intérêt à ces subtiles recherches, il s’intéresse du moins aux doctrines qui grâce à ces travaux, peuvent enfin paraître à ses yeux dans tout leur jour.





FIN.





Notes de Kant modifier


Notes du traducteur modifier