Critique de la raison pratique (trad. Barni)/P1/L2/Ch2/VIII




VIII.


De l’espèce d’adhésion *[1] qui dérive d’un besoin de la raison pure.


Un besoin de la raison pure spéculative ne nous conduit qu’à des hypothèses, tandis qu’un besoin de la raison pure pratique conduit à des postulats. En effet, dans le premier cas, je m’élève du dérivé aussi haut que je le veux dans la série des causes, et j’ai besoin d’une cause première, non pas pour donner à ce dérivé (par exemple, à la liaison causale des choses et des changements dans le monde) de la réalité objective, mais seulement pour satisfaire complètement ma raison dans ses investigations sur cette matière. Ainsi je vois de l’ordre et de la finalité dans la nature, et je n’ai pas besoin d’avoir recours à la spéculation pour m’assurer de la réalité de cet ordre et de cette finalité, mais j’ai besoin seulement pour me les expliquer, de supposer une divinité qui en soit la cause : et, comme la conclusion qui va d’un effet à une cause déterminée surtout à une cause si exactement et si complètement déterminée que celle que nous concevons sous le nom de Dieu, est toujours incertaine et douteuse, on ne peut regarder cette supposition que comme l’opinion la plus raisonnable pour nous autres hommes 1[2]. Au contraire un besoin de la raison pure pratique est fondé sur un devoir, sur le devoir de prendre quelque chose (le souverain bien) pour objet de sa volonté et de travailler de toutes ses forces à le réaliser, et il faut bien alors que je suppose la possibilité de cet objet, et, par conséquent aussi, les conditions nécessaires à sa possibilité, à savoir Dieu, la liberté et l’immortalité, car, si je ne puis les réfuter, je ne puis non plus les prouver par ma raison spéculative. Ce devoir se fonde sur une loi entièrement indépendante de toute supposition de ce genre, sur une loi qui est par elle-même apodictiquement certaine, c’est-à-dire sur la loi morale, et il n’a pas besoin, par conséquent, de chercher un appui étranger dans l’opinion théorique que nous pouvons nous faire de la nature intérieure des choses, du but secret de l’ordre du monde, ou de l’intelligence qui le gouverne, pour nous obliger de la manière la plus parfaite à des actions absolument légitimes. Mais l’effet subjectif de cette loi, à savoir l’intention, conforme à cette loi et par elle aussi rendue nécessaire, de réaliser le souverain bien pratiquement possible suppose au moins que celui-ci est possible, car il serait pratiquement impossible de poursuivre l’objet d’un concept qui au fond serait vide et sans objet. Or les postulats précédents ne concernent que les conditions physiques ou métaphysiques, d’un seul mot les conditions qui résident dans la nature des choses, de la possibilité du souverain bien : ils ne servent pas à un but arbitraire de la spéculation, mais à un but pratiquement nécessaire de la volonté rationnelle pure, laquelle ici ne choisit pas mais obéit à un ordre inflexible de la raison qui a son fondement objectivement, dans la nature des choses en tant qu’elles doivent être jugées universellement par la raison pure et non pas dans quelque inclination, car pour les choses que nous souhaitons par des raisons purement subjectives, notre inclination ne nous autorise nullement à admettre comme possibles les moyens de les obtenir ou ces choses mêmes comme réelles. Il y a donc là un besoin absolument nécessaire[3], et la supposition qui s’y fonde n’est pas seulement une hypothèse permise, mais un postulat pratique ; et, si l’on accorde que la loi morale pure est un ordre inflexible qui oblige tout homme non une règle de prudence, l’honnête homme peut dire : je veux qu’il y ait un Dieu, que mon existence en ce monde soit encore, outre son rapport avec la nature une existence dans un monde purement intelligible, enfin que ma durée suit infinie ; je m’attache à ces croyances et ne les abandonnerai pas, car c’est ici le seul cas où mon intérêt, dont il ne m’est ici permis de rien rabattre détermine inévitablement mon jugement, sans avoir égard aux subtilités auxquelles on pourrait avoir recours, et auxquelles je ne saurais répondre d’ailleurs et en opposer les plus spécieuses 1[4].

Pour écarter tout mal-entendu dans l’emploi d’un concept aussi inusité que celui d’une croyance de la raison pure pratique, qu’il me soit permis d’ajouter encore une observation. — Il semblerait presque que cette croyance rationnelle se présente ici à nous comme un ordre, celui d’admettre le souverain bien comme possible. Mais une croyance ordonnée est un non sens. Qu’on se rappelle notre analyse des éléments que le concept du souverain bien exige qu’on admette, et l’on verra qu’il ne peut nous être ordonné d’admettre cette possibilité, et qu’il ne peut y avoir là aucune intention pratique exigée, mais que la raison spéculative doit l’accorder sans requête ; car personne ne peut soutenir qu’il est impossible en soi que les êtres raisonnables dans le monde jouissent de la somme de bonheur dont ils se rendent dignes par la conformité de leur conduite à la loi morale. Or quant au premier élément du souverain bien, c’est à dire quant à la moralité, la loi morale nous donne simplement un ordre, et douter de la possibilité de cet élément serait la même chose que douter de la loi morale elle-même. Mais quant au second élément, c’est-à-dire quant à l’harmonie parfaite du bonheur et de la moralité, il est vrai qu’il n’y a pas besoin d’un ordre pour en admettre la possibilité en général, car la raison théorique elle-même n’a rien à y objecter, mais la manière dont nous devons concevoir cette harmonie des lois de la nature avec celles de la liberté a quelque chose qui tient d’un choix, puisque la raison théorique ne décide rien à cet égard avec une certitude apodictique, et qu’il peut y avoir un intérêt moral qui la détermine en ce sens.

J’ai dit plus haut que, si l’on s’en tient au cours de la nature, on ne peut attendre et regarder comme possible la parfaite harmonie du bonheur et de la moralité, et que, par conséquent, on ne peut admettre de ce côté la possibilité du souverain bien, qu’en supposant une cause morale du monde. Je me suis abstenu à dessein de restreindre ce jugement aux conditions objectives de notre raison, afin de ne faire usage de cette restriction que quand le mode d’adhésion qui convient ici serait mieux déterminé. Dans le fait cette impossibilité est purement subjective, c’est-à-dire que notre raison trouve qu’il lui est impossible de concevoir, en s’en tenant au cours de la nature, une harmonie parfaite et continue entre des choses qui se produisent dans le monde suivant des lois si distinctes, quoiqu’ici, comme partout où la nature montre quelque finalité, elle ne puisse prouver que cette harmonie est impossible suivant des lois universelles de la nature, c’est-à-dire démontrer suffisamment cette impossibilité par des raisons objectives.

Mais voici maintenant en jeu un motif d’une autre espèce, qui met un terme à l’indécision de la raison spéculative. L’ordre de réaliser le souverain bien est fondé objectivement (dans la raison pratique), et la possibilité du souverain bien est aussi fondée en général objectivement (dans la raison théorique qui n’a rien à y objecter). Mais la raison ne peut décider objectivement de quelle manière nous devons nous représenter cette possibilité, si nous pouvons la rapporter à des lois universelles de la nature, sans invoquer une cause sage qui y préside, ou si nous devons supposer une telle cause. Or ici se présente une condition subjective de la raison : c’est à savoir la seule manière théoriquement possible pour elle, et il faut ajouter une manière qui ne sert qu’à la moralité (laquelle est soumise à une loi objective de la raison), de concevoir l’harmonie parfaite du règne de la nature et du règne des mœurs, comme condition de la possibilité du souverain bien. Puisque la réalisation du souverain bien, et, par conséquent, la supposition de sa possibilité est objectivement nécessaire (mais seulement suivant la raison pratique), et puisqu’en même temps la manière de concevoir cette possibilité est à notre choix, et qu’un libre intérêt de la raison pure pratique décide en faveur d’un sage auteur du monde, le principe qui détermine ici notre jugement est à la vérité subjectif comme besoin, mais aussi, comme moyen relativement à la réalisation de ce qui est objectivement (pratiquement) nécessaire, il fonde une maxime de croyance au point de vue moral, c’est-à-dire une foi rationnelle pure pratique. Cette foi n’est donc pas ordonnée, mais elle dérive de l’intention morale même, comme une libre détermination de notre jugement, qui est utile sous le rapport de la moralité (laquelle nous est ordonnée), et de plus conforme au besoin théorique de la raison, et qui consiste à admettre l’existence d’un sage auteur du monde, et à la prendre pour fondement de l’emploi de la raison ; par conséquent, si elle peut parfois chanceler même dans les âmes bien intentionnées, elle ne saurait jamais dégénérer en incrédulité.



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Notes de Kant modifier

  1. * Fürwahrhalten.
  2. 1 Mais nous ne pourrions pas même prétexter ici un besoin de la raison, si nous n’avions devant les yeux un concept de la raison, problématique quoiqu’inévitable, à savoir le concept d’un être absolument nécessaire. Or ce concept veut être déterminé, et voilà, si l’on ajoute la tendance à l’extension, le fondement objectif d’un besoin de la raison spéculative, c’est-à-dire du besoin de déterminer avec plus de précision le concept d’un être nécessaire, qui doit servir de principe à tous les autres, et, par conséquent, de connaître cet être de quelque manière. Sans ces problèmes nécessaires et antérieurs, il n’y a pas de besoin, du moins de la raison pure : les autres sont des besoins de l’inclination.
  3. ein Bedürfnis in schlechterdings nohtir endiger Absicht.
  4. 1 Dans un article du Musée allemand, fév. 1787, un homme d’un esprit fin et lucide, et dont la mort prématurée est bien regrettable, feu Wizenmann, conteste le droit de conclure d’un besoin à la réalité objective de son objet, et explique sa pensée par l’exemple d’un amoureux, qui, tout plein de l’idée d’une beauté qui n’existe que dans son imagination, en concluerait que cette beauté existe réellement. Je lui donne parfaitement raison dans tous les cas où le besoin est fondé sur l’inclinalion ; car celle-ci ne peut jamais postuler nécessairement pour celui qui l’éprouve l’existence de son objet, encore moins prétendre s’imposer à chacun, et, par conséquent, elle n’est qu’un principe subjectif du désir. Mais il s’agit ici d’un besoin rationnel, qui dérive d’un principe objectif de détermination de la volonté, c’est-à-dire de la loi morale, laquelle oblige nécessairement tous les êtres raisonnables, et, par conséquent, nous autorise à supposer a priori dans la nature les conditions qui s’y rapportent, et lie inséparablement ces conditions à l’usage pratique complet de la raison. C’est un devoir de travailler de tout notre pouvoir à réaliser le souverain bien ; il faut donc qu’il soit possible ; par conséquent, il est inévitable pour tout être raisonnable dans le monde de supposer ce qui est nécessaire à la possibilité objective du souverain bien. Cette supposition est aussi nécessaire que la loi morale, qui seule lui donne de la valeur.


Notes du traducteur modifier