Critique de la raison pratique (trad. Barni)/P1/L2/Ch2/VI




VI.


Sur les postulats de la raison pure pratique en général.


Ils dérivent tous du principe fondamental de la moralité. Ce principe n’est pas lui-même un postulat, mais une loi par laquelle la raison détermine immédiatement la volonté, et celle-ci, par cela même qu’elle est ainsi déterminée, comme volonté pure, réclame les conditions nécessaires à l’accomplissement de son précepte. Ces postulats ne sont pas des dogmes théoriques, mais des hypothèses *[1] nécessaires au point de vue pratique ; ils n’étendent point, par conséquent, la connaissance spéculative, mais ils donnent en général de la réalité objective aux idées de la raison spéculative (au moyen de leur rapport avec la connaissance pratique), et en font des concepts légitimes, dont sans cela elle ne pourrait pas même s’arroger le droit d’affirmer la possibilité.

Ces postulats sont ceux de l’immortalité, de la liberté, considérée positivement (comme causalité d’un être, en tant qu’il appartient au monde intelligible), et de l’existence de Dieu, Le premier dérive de la condition pratiquement nécessaire d’une durée appropriée au parfait accomplissement de la loi morale ; le second, de la supposition nécessaire de notre indépendance par rapport au monde sensible et au pouvoir de déterminer notre volonté conformément à la loi d’un monde intelligible, c’est-à-dire de la liberté ; le troisième, de la nécessité de supposer comme condition de la possibilité du souverain bien dans un monde intelligible l’existence d’un souverain bien absolu, c’est-à-dire l’existence de Dieu.

L’idée du souverain bien, dont le respect pour la loi morale nous fait nécessairement un but, et, par conséquent, la nécessité d’en supposer la réalité objective nous conduit donc, par des postulats de la raison pratique, à des concepts, que la raison spéculative pouvait bien nous proposer d’une manière problématique, mais qu’elle ne pouvait jamais résoudre. Ainsi 1o elle conduit à un concept, sur lequel la raison spéculative ne pouvait produire que des paralogismes (à savoir le concept de l’immortalité), parce qu’elle ne pouvait affirmer le caractère de la persistance, pour compléter, de manière à en faire la représentation réelle d’une substance, le concept psychologique d’un dernier sujet, qui est nécessairement attribué à l’âme dans la conscience qu’elle a elle-même, ce que fait la raison pratique par le postulat d’une durée nécessaire à cette conformité de la volonté avec la loi morale qu’exige le souverain bien, en tant qu’il constitue tout l’objet de la raison pratique. 2o Elle conduit à un concept, sur lequel la raison spéculative n’aboutissait qu’à une antinomie : celle-ci pouvait bien concevoir problématiquement un concept qui en contînt la solution, je veux parler de l’idée cosmologique d’un monde intelligible et de la conscience de notre existence dans ce monde, mais elle ne pouvait en démontrer et en déterminer la réalité objective ; la raison pratique nous conduit à cette idée au moyen du postulat de la liberté (dont elle prouve la réalité par la loi morale, c’est-à-dire par la loi d’un monde intelligible, que la raison spéculative pouvait bien nous indiquer, mais dont elle ne pouvait déterminer le concept. 3o Elle donne à un concept, que la raison spéculative pouvait il est vrai concevoir, mais qu’elle laissait indéterminé, comme un idéal purement transcendental, elle donne au concept théologique de l’être suprême une signification (au point de vue pratique, c’est-à-dire en tant qu’il est la condition de la possibilité de l’objet d’une volonté déterminée par la loi morale), en nous le faisant concevoir comme le principe suprême du souverain bien dans un monde intelligible où la législation morale a tout son effet.

Mais notre connaissance est-elle ainsi réellement étendue par la raison pure pratique, et ce qui était transcendant pour la raison spéculative est-il immanent pour la raison pratique ? Sans doute, mais seulement au point de vue pratique. En effet nous ne connaissons par là ni la nature de notre âme, ni le monde intelligible, ni l’être suprême, comme ils sont en soi ; nous nous bornons à en lier les concepts au concept pratique du souverain bien, comme objet de notre volonté, procédant en cela tout à fait a priori et suivant la raison pure, mais seulement au moyen de la loi morale, et même ne considérant l’objet exigé par la loi que dans son rapport avec cette loi même. Comment la liberté est-elle possible, et comment peut-on se représenter théoriquement et positivement cette espèce de causalité ; c’est ce qu’on ne voit même point par là ; mais qu’il y ait une causalité de cette espèce, c’est ce qui est postulé par la loi morale et pour la loi morale. Il en est de même des autres idées : aucun entendement humain n’en découvrira jamais la possibilité, mais en revanche il n’y pas de sophisme qui puisse persuader, même aux hommes les plus vulgaires, que ce ne sont pas là de véritables concepts.


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Notes de Kant modifier

  1. * Voraussetzungen.


Notes du traducteur modifier