Critique de la raison pratique (trad. Barni)/P1/L2/Ch2/IV


IV.


L’immortalité de l’âme, comme postulat de la raison pure pratique.


La réalisation du souverain bien dans le monde est l’objet nécessaire d’une volonté qui peut être déterminée par la loi morale. Mais la parfaite conformité des intentions de la volonté à la loi morale est la condition suprême du souverain bien. Elle doit donc être possible aussi bien que son objet, puisqu’elle est contenue dans l’ordre même qui prescrit de le réaliser. Or la parfaite conformité de la volonté à la loi morale, ou la sainteté est une perfection dont aucun être raisonnable n’est capable dans le monde sensible, à aucun moment de son existence. Et puisqu’elle n’en est pas moins exigée comme pratiquement nécessaire, il faut donc la chercher uniquement dans un progrès indéfiniment continu *[1] vers cette parfaite conformité ; et, suivant les principes de la raison pure pratique, il est nécessaire d’admettre ce progrès pratique comme l’objet réel de notre volonté.

Or ce progrès indéfini n’est possible que dans la supposition d’une existence et d’une personnalité indéfiniment persistantes de l’être raisonnable (ou de ce qu’on nomme l’immortalité de l’âme). Donc le souverain bien n’est pratiquement possible que dans la supposition de l’immortalité de l’âme ; par conséquent, celle-ci, étant inséparablement liée à la loi morale, est un postulat de la raison pure pratique (par où j’entends une proposition théorique, mais qui comme telle ne peut être démontrée, en tant que cette proposition est inséparablement liée à une loi pratique, ayant a priori une valeur absolue).

Cette proposition touchant la destination morale de notre nature, à savoir que nous ne pouvons arriver à une parfaite conformité à la loi morale que par un progrès indéfiniment continu, est de la plus grande importance, non-seulement comme remède à l’impuissance de la raison spéculative, mais aussi par rapport à la religion. Sans elle, ou bien on dépouille la loi morale de sa sainteté, en se la figurant indulgente *[2] et pliée à notre commodité ; ou bien on espère en s’exaltant pouvoir dès cette vie atteindre le terme inaccessible, que notre destination est de poursuivre sans cesse, c’est-à-dire posséder pleinement la sainteté de la volonté, et l’on se perd ainsi en des rêves théosophiques, tout à fait contraires à la connaissance de soi-même ; dans l’un et l’autre cas, on arrête cet effort par lequel nous devons tendre incessamment à l’observation parfaite et constante d’un ordre de la raison, sévère et inflexible, mais pourtant réel et non pas seulement idéal. Pour un être raisonnable, mais fini, la seule chose possible est un progrès indéfini qui va des degrés inférieurs aux degrés supérieurs de la perfection morale. L’Infini, pour qui la condition du temps n’est rien, voit dans cette série, sans fin pour nous, une entière conformité de la volonté à la loi morale ; et la sainteté qu’il exige inflexiblement par sa loi, pour être fidèle à sa justice dans la répartition du souverain bien, il la saisit en une seule intuition intellectuelle de l’existence des êtres raisonnables. Tout ce que peut espérer une créature relativement à cette répartition, c’est de pouvoir continuer sans interruption, autant que peut durer son existence, même au delà de cette vie, ce progrès par où elle s’est élevée jusqu’alors dans la moralité des degrés inférieurs à des degrés supérieurs, et où elle a puisé la conscience d’une intention éprouvée et d’une résolution immuable *[3] ; et, par conséquent, elle ne peut espérer d’être jamais, ici bas ou dans quelque point de son existence à venir, parfaitement adéquate à la volonté de Dieu (qui commande sans indulgence et sans rémission, car autrement que deviendrait la justice ?) mais elle peut espérer de l’être dans l’infinité de sa durée (que Dieu seul peut embrasser).


Notes de Kant modifier

  1. * In einem ins Unendliche gehenden progressus.
  2. * Nachsichtlich. Kant traduit lui-même, entre parenthèses, cette expression par le mot indulgent. J. B.
  3. * La conviction de l’immutabilité de la résolution dans le progrès vers le bien semble pourtant chose impossible en soi à une créature. Aussi la doctrine chrétienne la fait-elle dériver uniquement du même esprit, qui opère la sanctification, par où elle entend justement cette ferme résolution et avec elle la conscience de la persévérance dans le progrès moral. Mais d’une manière naturelle aussi celui qui a conscience d’avoir été une grande partie de sa vie jusqu’à la fin en progrès vers le bien, sans y être poussé par d’autres mobiles que par des principes purement moraux, celui-là peut avoir la consolante espérance, sinon la certitude, de rester fermement attaché à ces principes, même dans une existence prolongée au delà de cette vie ; et, quoique ici bas il ne soit jamais entièrement juste à ses propres yeux, et qu’il ne puisse espérer de le devenir jamais, si loin qu’il espère pousser dans l’avenir le perfectionnement de sa nature et l’accomplissement de ses devoirs, cependant, dans ce progrès, qui, pour tendre à un but reculé jusque dans l’infini, n’en a pas moins pour Dieu la valeur d’une possession, il peut trouver la perspective d’un avenir de béatitude, car c’est l’expression dont la raison se sert pour désigner un bonheur * (* Wohl.) parfait, indépendant de toutes les causes contingentes du monde, lequel, comme la sainteté, est une idée qui suppose un progrès indéfini et la totalité de ce progrès, et, par conséquent, ne peut jamais être entièrement réalisée par une créature.


Notes du traducteur modifier