Critique de la raison pratique (trad. Barni)/P1/L1/Ch1/II

l’usage pratique de la raison pure avec son usage théorique relativement à la détermination de ses limites.

Un philosophe dont on peut dire qu’il commença véritablement toutes les attaques contre les droits de la raison pure, lesquels exigeaient un examen complet de cette faculté, David Hume argumente ainsi : le concept de cause renferme celui d’une liaison nécessaire dans l’existence de choses diverses, en tant qu’elles sont diverses de telle sorte que si je suppose A je reconnais que quelque chose de tout à fait différent, que B doit aussi nécessairement exister. Mais la nécessité ne peut être attribuée à une liaison qu’à la condition d’être reconnue a priori car l’expérience peut bien nous apprendre qu’une liaison existe entre des choses diverses, mais non que cette liaison est nécessaire. Or, dit Hume, il est impossible de reconnaître a priori et comme nécessaire une liaison entre une chose et une autre (ou une détermination et une autre qui en est entièrement distincte), si elles ne sont pas données dans l’expérience. Donc le concept de cause est un concept mensonger et trompeur, et, pour en parler le moins mal possible, une illusion s’expliquant par l’habitude que nous avons de percevoir certaines choses ou leurs déterminations constamment associées soit simultanément soit successivement, et que nous prenons insensiblement pour une nécessité objective d’admettre cette liaison dans les objets mêmes (tandis qu’elle ne donne qu’une nécessité subjective), introduisant ainsi subrepticement le concept de cause, mais ne l’acquérant pas légitimement, et même ne pouvant jamais l’acquérir et le justifier, puisqu’il exige une liaison nulle en soi, chimérique, qui ne tient devant aucune raison et à laquelle rien ne peut correspondre dans les objets. — C’est ainsi que d’abord l’empirisme fut présenté comme source unique des principes de toute connaissance concernant l’existence des choses (les mathématiques, par conséquent, exceptées), et qu’avec lui le scepticisme le plus radical envahit toute la connaissance de la nature (comme philosophie). En effet nous ne pouvons, avec des principes dérivés de cette source, conclure de certaines déterminations données des choses existantes, à une conséquence (car il nous faudrait pour cela un concept de cause qui présentât cette liaison comme nécessaire) ; nous ne pouvons qu’attendre, suivant la règle de l’imagination, des cas semblables aux précédents, mais cette attente a beau être confirmée par l’expérience, elle n’est jamais certaine. Dès lors il n’y a plus d’événement dont on puisse dire qu’il doit avoir été précédé de quelque chose dont il soit la suite nécessaire, c’est-à-dire qu’il doit avoir une cause, et, par conséquent, quand même l’expérience nous aurait montré cette association dans un nombre de cas assez grand pour que nous pussions en tirer une règle, nous ne pourrions pourtant admettre que les choses doivent toujours et nécessairement se passer ainsi, et il nous faudrait aussi faire une part à l’aveugle hasard, devant qui dis paraît tout usage de la raison, et voilà le scepticisme solidement établi et rendu irréfutable, à l’endroit des raisonnements qui concluent des effets aux causes.

Les mathématiques échappaient à ce scepticisme, parce que Hume regardait toutes leurs propositions comme analytiques, c’est-à-dire comme allant d’une détermination à une autre en vertu de l’identité, c’est à-dire suivant le principe de contradiction (ce qui est faux, car au contraire ces propositions sont toutes synthétiques, et, quoique la géométrie par exemple n’ait pas à s’occuper de l’existence des choses, mais seulement de leur détermination a priori dans une intuition possible, cependant elle va, tout comme si elle suivait le conçut de la causalité, d’une détermination A à une détermination B tout à fait différente, et pourtant liée nécessairement à la première). Mais cette science, si vantée pour sa certitude apodictique, doit aussi tomber à la fin sous l’empirisme des principes, par la même raison qui engage Hume à substituer l’habitude à la nécessité objective dans le concept de cause, et, malgré tout son orgueil, il faut qu’elle consente à montrer plus de modestie dans ses prétentions, en n’exigeant plus a priori notre adhésion à l’universalité de ses principes, mais en réclamant humblement le témoignage des observateurs, qui voudront bien reconnaître qu’ils ont toujours perçu ce que les géomètres présentent comme des principes, et que, par conséquent, quand même cela ne serait pas nécessaire, on peut l’attendre à l’avenir. Ainsi l’empirisme de Hume dans les principes conduit inévitablement à un scepticisme qui atteint même les mathématiques, et qui, par conséquent, embrasse tout usage scientifique de la raison théorique (car cet usage appartient ou à la philosophie ou aux mathématiques). La raison vulgaire (dans un bouleversement si terrible des fondements de la connaissance) sera-t-elle plus heureuse, ou ne sera-t-elle pas plutôt entraînée sans retour dans cette ruine de tout savoir, et, par conséquent, un scepticisme universel ne doit-il pas dériver des mêmes principes (bien qu’il n’atteigne que les savants) ; c’est ce que je laisse juger à chacun.

Pour rappeler ici le travail auquel je me suis livré dans la critique de la raison pure, travail qui fut occasionné, il est vrai, par ce scepticisme de Hume, mais qui alla beaucoup plus loin et embrassa tout le champ de la raison pure théorique, considérée dans son usage synthétique, et, par conséquent, de ce qu’on appelle en général métaphysique, voici comment je traitai le doute du philosophe écossais sur le concept de la causalité. Si Hume (comme on le fait presque toujours) prend les objets de l’expérience pour des choses en soi, il a tout à fait raison de regarder le concept de cause comme une vaine et trompeuse illusion ; car, relativement aux choses et à leurs déterminations, comme choses en soi, on ne peut voir comment, parce qu’on admet quelque chose A, il faut nécessairement admettre aussi quelque autre chose B, et, par conséquent, il ne pouvait accorder une telle connaissance a priori des choses en soi. D’un autre côté, un esprit aussi pénétrant pouvait encore moins donner à ce concept une origine empirique, car cela est directement contraire à la nécessité de Maison qui constitue l’essence du concept de la causalité. Il ne restait donc plus qu’à proscrire le concept et à mettre à sa place l’habitude que nous donne l’observation de l’ordre des perceptions.

Mais il résulta de mes recherches que les objets que nous considérons dans l’expérience ne sont nullement des choses en soi, mais de purs phénomènes, et que, si, relativement aux choses en soi, il est impossible de comprendre et de voir comment, parce qu’on admet A, il est contradictoire de ne pas admettre B, qui est entièrement différent de A (ou la nécessité d’une liaison entre A comme cause et B comme effet), on peut bien concevoir que, comme phénomènes, ces choses doivent être nécessairement liées dans une expérience d’une certaine manière (par exemple relativement aux rapports de temps), et ne puissent être séparées, sans contredire cette liaison même qui rend possible l’expérience, dans laquelle ces choses sont, pour nous du moins, des objets de connaissance. Et cela se trouva vrai en effet, en sorte que je pus non-seulement prouver la réalité objective du concept de la causalité relativement aux objets de l’expérience, mais même déduire *[1] ce concept comme concept a priori, à cause de la nécessité de liaison qu’il renferme, c’est-à-dire dériver sa possibilité de l’entendement pur, et non de sources empiriques, et, par conséquent, après avoir écarté l’empirisme de son origine, renverser la conséquence qui en sortait inévitablement, à savoir le scepticisme, d’abord dans la physique, et puis dans les mathématiques, deux sciences qui se rapportent à des objets d’expérience possible, c’est-à-dire tout le scepticisme qui peut porter sur les assertions de la raison théorique.

Mais que dire de l’application de cette catégorie de la causalité, comme aussi de toutes les autres (car on ne peut acquérir sans elles aucune connaissance de ce qui existe), aux choses qui ne sont pas des objets d’expérience possible, mais qui sont placées au delà de ces limites ? Car je n’ai pu déduire la réalité objective de ces concepts que relativement aux objets de l’expérience possible. — Par cela seul que je les ai sauvées dans ce cas, et que j’ai montré qu’elles nous faisaient concevoir des objets, mais sans les déterminer a priori, je leur ai donné une place dans l’entendement pur, par qui elles sont rapportées à des objets en général (sensibles ou non sensibles). Si quelque chose manque encore, c’est la condition de l’application de ces catégories, et particulièrement de celle de la causalité, à des objets, c’est-à-dire l’intuition ; car, en l’absence de celle-ci, il est impossible de les appliquer à la connaissance théorique de l’objet comme noumène, et, par conséquent, cette application est absolument inter dite à quiconque ose l’entreprendre (comme il est arrivé dans la critique de la raison pure). Cependant la réalité objective du concept subsiste toujours, et on peut même l’appliquer à des noumènes, mais sans pouvoir le moins du monde le déterminer théoriquement, et produire par là quelque connaissance. En effet on a prouvé que ce concept ne contient rien d’impossible même relativement à un objet comme noumène *[2], en montrant que, dans toutes ses applications à des objets des sens, il a pour siège l’entendement pur, et que, si, rapporté à des choses en soi (qui ne peuvent être des objets d’expérience), il ne peut recevoir aucune détermination et représenter aucun objet déterminé au point de vue de la connaissance théorique, il se pourrait pourtant qu’il trouvât à quelque autre point de vue (peut-être au point de vue pratique) une application déterminée. Ce qui ne pourrait être si, comme le veut Hume, le concept de la causalité contenait quelque chose qu’il fut absolument impossible de concevoir.

Or, pour découvrir cette condition de l’application du concept de la causalité à des noumènes, il suffit de se rappeler pourquoi nous ne sommes pas satisfaits de l’application de ce concept aux objets de l’expérience, et pourquoi nous voulons l’appliquer aussi à des choses en soi. On verra aussitôt que ce n’est pas dans un but théorique, mais dans un but pratique que nous nous imposons cette nécessité. Dans la spéculation, quand même une chose nous réussirait, nous n’aurions véritablement rien à gagner du côté de la connaissance de la nature, et en général relativement aux objets qui peuvent nous être donnés ; mais nous passerions du monde sensible **[3] (où nous avons déjà assez de peine à nous maintenir et assez à faire pour parcourir soigneusement la chaîne des causes) au monde supra-sensible, afin d’achever et de limiter notre connaissance du côté des principes, quoique l'abîme infini qui existe entre ces limites et ce que nous connaissons ne pût jamais être comblé, et que nous cédassions plutôt à une vaine curiosité qu’à un véritable et solide désir de connaître.

Mais, outre le rapport que l'entendement soutient avec les objets (dans la connaissance théorique), il en soutient un aussi avec la faculté de désirer, qui pour cela s’appelle volonté, et volonté pure, en tant que l’entendement pur (qui dans ce cas s’appelle raison) est pratique par la seule représentation d’une loi. La réalité objective d’une volonté pure, ou, ce qui est la même chose, d’une raison pure pratique est donnée a priori dans la loi morale comme par un fait ; car on peut appeler ainsi une détermination de la volonté, qui est inévitable, quoiqu’elle ne repose pas sur des principes empiriques. Mais dans le concept d’une volonté est déjà contenu celui de la causalité, par conséquent, dans le concept d'une volonté pure, celui d’une causalité douée de liberté, c'est-à-dire d'une causalité qui ne peut être déterminée suivant des lois de la nature, et qui ainsi ne peut trouver dans aucune intuition empirique la preuve de sa réalité objective, mais la justifie pleinement a priori dans la loi pure pratique qui la détermine, quoique (comme on le voit aisément) cela ne concerne pas l’usage théorique, mais seulement l’usage pratique de la raison. Or le concept d’un être doué d’une volonté libre est celui d’une causa noumenon, et que ce concept ne renferme aucune contradiction, c’est ce qu’on a prouvé d’avance par la déduction du concept de cause, en le faisant dériver entièrement de l’entendement pur, ainsi qu’en en assurant la réalité objective relativement aux objets en général, et en montrant ainsi qu’indépendant par son origine de toutes conditions sensibles, il n’est point nécessairement restreint par lui-même à des phénomènes (à moins qu’on n’en veuille faire un usage théorique déterminé), et qu’il peut s’appliquer aussi aux choses purement intelligibles. Mais, comme nous ne pouvons soumettre à cette application aucune intuition qui ne soit pas sensible, le concept d’une causa noumenon est, pour l’usage théorique de la raison, un concept vide, quoiqu’il ne renferme pas de contradiction. Mais aussi ne désiré-je point connaître par là théoriquement la nature d’un être, en tant qu’il a une volonté pure ; il me suffit de pouvoir par ce moyen le qualifier comme tel, et, par conséquent, associer le concept de la causalité avec celui de la liberté (et, ce qui en est inséparable, avec la loi morale comme principe de ses déterminations). Or l’origine pure, non empirique, du concept de cause me donne certainement ce droit, puisque je ne me crois pas autorisé à en faire un autre usage que celui qui concerne la loi morale, laquelle détermine sa réalité, c’est-à-dire qu’un usage pratique.

Si j’avais, avec Hume, enlevé au concept de la causalité toute réalité objective dans l’usage théorique *[4], non-seulement relativement aux choses en soi (au supra-sensible), mais même aux objets des sens, je lui aurais ôté par là-même toute espèce de signification ; et, en ayant fait un concept théorique impossible, je l’aurais rendu entièrement inutile, car, comme de rien on ne peut faire quelque chose, l’usage pratique d’un concept théoriquement nul serait absurde. Mais, comme le concept d’une causalité empiriquement inconditionnelle, quoique vide théoriquement (sans une intuition appropriée), n’est pourtant pas impossible, et que si, sous ce point de vue, il se rapporte à un objet indéterminé, il reçoit en revanche dans la loi morale, par conséquent, sous le rapport pratique, une signification, il faut reconnaître que, si je ne puis trouver une intuition qui détermine théoriquement sa valeur objective, il n’en a pas moins une application réelle qui se révèle in concreto par des intentions ou des maximes, c’est à-dire une réalité pratique qui peut être indiquée, ce qui suffit pour le rendre légitime même au point de vue des noumènes.

Cette réalité objective, une fois attribuée à un concept pur de l’entendement dans le champ du supra-sensible, donne aussi de la réalité objective à toutes les autres catégories, mais seulement dans leur rapport nécessaire avec le principe déterminant de la volonté pure (avec la loi morale), par conséquent, une réalité qui n’est que pratique, et qui n’ajoute absolument rien à la connaissance des objets, ou à la connaissance que la raison pure peut avoir de la nature de ces objets. Aussi trouverons-nous dans la suite qu’elles ne se rapportent aux êtres que comme à des intelligences, et, dans ces intelligences, qu’à la relation de la raison à la volonté, par conséquent, qu’elles ne se rapportent qu’aux choses pratiques, et ne peuvent nous donner au delà aucune connaissance de ces êtres ; que, quant aux propriétés qui peuvent y être jointes, et qui appartiennent à la représentation théorique de ces choses supra-sensibles, il n’y point là de savoir, mais seulement un droit (qui, au point de vue pratique, devient une nécessité) de les admettre et de les supposer, même là où l’on conçoit des êtres supra-sensibles (comme Dieu) par analogie, c’est-à-dire suivant un rapport purement rationnel, dont nous nous servons pratiquement relativement aux choses sensibles ; et qu’en appliquant ainsi la raison pure au supra-sensible, mais seulement sous le point de vue pratique, on lui ôte tout moyen de se perdre dans le transcendant.




____________



Notes de Kant modifier

  1. * deduzieren.
  2. * J’ai ajouté, pour plus de clarté, ces mots comme noumènes, qui ne sont pas dans le texte. J. B.
  3. ** vom Sinnlich bedingten.
  4. * Il y a ici encore une erreur évidente dans le texte de Rosenkranz et dans la traduction de Born, qui donnent le mot pratique au lieu du mot théorique. J. B.

Notes du traducteur modifier