Critique d’avant-garde/Renoir

Th. Duret ()
Critique d’avant-garde
G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 109-116).
RENOIR



Je crois qu’il n’y aura rien de plus triste à raconter dans l’histoire de l’art, que la longue persécution infligée aux artistes vraiment originaux et créateurs de ce siècle. Il n’est pas un de nos grands peintres qui n’ait d’abord été méconnu, poursuivi de huées et d’injures. Il n’est pas un qui n’ait eu à soutenir, pour arriver à vivre du fruit de son travail, une lutte cruelle qui, pour certains, a été un vrai martyre empoisonnant la vie. Rousseau, repoussé avec persistance des Salons, a passé sa jeunesse dans la misère. Delacroix a été combattu jusqu’à son dernier jour. Corot, d’abord absolument inaperçu, a ensuite, pendant des années, accumulé les chefs-d’œuvre, sans que les mieux disposés des critiques voulussent y voir autre chose que d’agréables pochades et des esquisses. Millet est mort à la peine, tout au plus compris d’une élite, chargé de famille et écrasé de dettes presque toute sa vie. Courbet a été considéré de son vivant comme un rustre, l’œil fermé aux délicatesses de la nature. Et quand est venue son exposition posthume à l’École des Beaux-Arts, c’est avec surprise que le public a reconnu qu’à la force se joignaient, dans son œuvre, une finesse de tons que l’œil le plus subtil et le plus velouté avait seul pu saisir.

On aurait cru que tant d’exemples de dénigrement ayant porté à faux auraient pu rendre les critiques plus circonspects et épargner aux artistes tard venus le triste sort de leurs devanciers. Il n’en a rien été. Manet, venu après les autres, a été peut-être encore plus mal accueilli. Ce peintre à la palette si franche et si heureuse de tons, homme du monde délicat et spirituel, a été pendant dix ans traité comme une sorte d’artiste grossier et de badigeonneur. Voilà cependant que les jeunes peintres lui ont fait obtenir les récompenses officielles, la critique désarme à son égard, tout le monde lui reconnaît du talent. Mais si on le lâche ainsi, c’est qu’on trouve ailleurs à qui s’attaquer. Par derrière lui, ce sont maintenant ceux qu’on appelle les Impressionnistes, qui ont à supporter les mépris de l’éternelle routine et de l’éternelle banalité.

Or, si l’on croit que les peintres se succédant au sein d’une école, constituent une filiation et un chaînon dont les anneaux sont dépendants, on reconnaîtra tout de suite que les Impressionnistes continuent et complètent leurs devanciers. Ce qu’on peut considérer, en effet, comme le trait saillant de l'école de peinture contemporaine, c’est un effort incessant pour se rapprocher de la nature, et serrer la vie de plus en plus près. Dans ce sens, les romantiques Delacroix et Rousseau ont réalisé un progrès sur les classiques de l’école de David ; venus après les romantiques, Corot et Millet ont été encore plus loin ; Courbet et Manet, qui ne travaillent plus que d’après le modèle vivant, marquent un nouveau pas, toujours dans la même voie. Les Impressionnistes, poussant encore plus avant, s’il est possible, dans chaque scène vue, dans chaque physionomie ou figure reproduite, observent l’aspect fugitif, la notation spéciale du moment, l’impression, en un mot, de l’objet, pour la fixer sur la toile. Et c’est pourquoi ce nom d’Impressionniste a été accepté par les artistes auxquels on voulait faire une injure, comme en valant, après tout, autant qu’un autre !

Ainsi les peintres de l’école contemporaine se sont de plus en plus rapprochés de la nature, mais pour y réussir il leur a fallu s’affranchir des règles de dessin purement conventionnelles et des procédés du métier traditionnels. Tous les maîtres modernes ont donc lutté pour conquérir la liberté de leur pinceau. De leur effort commun sont sortis cette manière de peindre large et prime-sautière et ce coloris clair qui, encore, trouvent leur épanouissement dans la peinture des Impressionnistes.

Je prends comme type, parmi le groupe impressionniste, M. Claude Monet pour le paysage, et M. Renoir pour la figure. Chez le premier je trouve notés les aspects les plus variés et les plus fugitifs que peuvent revêtir le ciel, les eaux et les champs ; chez le second, toutes les nuances dont est susceptible la figure humaine, tous les reflets que le jeu de la lumière peut faire courir sur les vêtements ou les chairs. Tous les deux obtiennent leurs effets, au moyen d’une touche large et personnelle et en juxtaposant sur la toile les tons tranchés que le coup d’œil jeté sur la scène naturelle leur a réellement donné. Je ne suis plus ici en face de paysages enveloppés d’ombres opaques, qui n’ont jamais existé en plein air ; je n’ai plus à contempler de pauvres figures pâlottes, se détachant à peine, dans leur tristesse, sur des fonds effacés. Mais mes yeux ont le plaisir de se promener sur des couleurs de note aiguë, qui leur donnent la sensation voluptueuse que leur ont procuré, dans la campagne, la lumière du ciel et la transparence des eaux ou, chez les êtres vivants, des cheveux soyeux, des joues rosées et des lèvres de carmin.

L’exposition des œuvres de M. Renoir, à l’occasion de laquelle j’écris ces quelques remarques, comprend un ensemble de tableaux de l’artiste, qui nous permet de le suivre depuis son origine et de constater le développement qu’a subi son talent. Dès l’abord nous lui reconnaissons la faculté de peindre la femme dans toute sa grâce et sa délicatesse, ce qui l'a conduit tout particulièrement à exceller dans le portrait. Ce don du charme, l’artiste l'a manifesté, dès le début, dans sa plénitude, et c’est dans ses qualités de peintre et de coloriste, que nous avons à observer le progrès et le développement. Nous le voyons acquérir une touche de plus en plus large et personnelle, donner de plus en plus de souplesse à ses figures, les entourer de plus en plus d’air, les baigner de plus en plus de lumière ; nous le voyons accentuer sans cesse son coloris et arriver enfin à réaliser, comme en se jouant, les combinaisons de couleurs les plus hardies.


Préface du catalogue des œuvres de Renoir, exposées par M. Durand-Ruel, 9, boulevard de la Madeleine, en avril 1882.