Critique d’avant-garde/Claude Monet

Th. Duret ()
Critique d’avant-garde
G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 93-105).

CLAUDE MONET


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Claude Monet est l’artiste qui, depuis Corot, a montré, dans la peinture de paysage, le plus d’invention et d’originalité. Si l’on classe les peintres d’après le degré de nouveauté et d’imprévu de leurs œuvres, il faut le mettre sans hésiter au rang des maîtres. Mais comme la foule éprouve d’abord une répulsion instinctive pour tout ce qui, en peinture, est nouveau et original, cette même personnalité, qui devrait suffire à le recommander, est précisément la cause qui, jusqu’à ce jour, a écarté de lui le public et le gros des critiques. Nous prétendons que Claude Monet sera placé, dans l’avenir, parmi les paysagistes, à côté de Rousseau, Corot et Courbet, et les observations qui vont suivre ont pour but de justifier cette opinion.

Si l’on jette une vue d’ensemble sur les paysagistes modernes, on verra qu’ils ont eu la commune aspiration de pénétrer la nature et d’entrer en rapports de plus en plus intimes avec elle. Aussi leurs efforts accumulés, depuis la rénovation du paysage sous la Restauration, ont-ils amené un perfectionnement des procédés, qui fait que l’aspect du monde extérieur se fixe avec une vérité de plus en plus grande sur la toile.

Considérons, en effet, la transformation qui s’est graduellement opérée dans la manière de peindre de nos paysagistes. Voyons d’abord Théodore Rousseau.

Rousseau devant la nature, aux champs ou dans la forêt, prend toutes sortes de renseignements ; dessine les contours des arbres, l’ossature et la forme du sol ; précise par des croquis l’aspect du feuillage ou de l’herbe qui court sous bois ; relève à l’aquarelle ou au pastel les jeux de la lumière dans les nuages, la couleur de la terre, du ciel et des eaux. Rentré à l’atelier, il compose et peint un tableau, à l’aide des indications recueillies.

Corot et Courbet, venus après lui, procèdent déjà autrement. Pour diminuer la distance qui sépare les études préliminaires du travail à l’atelier, ils peignent à l’huile, sur la toile même, des esquisses en plein air, en face de la nature. Et ces premières études, terminées à l’atelier, deviendront des tableaux ou serviront à la peinture de toiles agrandies et développées qui seront des tableaux.

Ainsi Corot et Courbet ont franchi une partie de la distance qui séparait l’étude sur le terrain de la peinture du tableau, ils ont commencé à rendre les deux opérations, de successives, simultanées. Claude Monet, venu à son tour après eux, achève ce qu’ils avaient commencé. Avec lui, plus de croquis préliminaires accumulés, plus de crayons ou d’aquarelles utilisés à l’atelier, mais une peinture à l’huile tout entière commencée et terminée devant la scène naturelle, directement interprétée et rendue. Et c’est ainsi qu’il est devenu le chef de ce qu’à juste titre on a nommé « l’école du plein air ».

Pendant que les paysagistes s’accoutumaient à peindre de prime saut, face avec la nature, une autre révolution s’accomplissait : la peinture, de noire, devenait claire. On serait surpris, si l’on pouvait revoir un Salon d’il y a trente ans, du changement qui s’est opéré dans le ton général de la coloration. À cette époque, les peintres étendaient le plus souvent sur la toile une véritable sauce, ils préparaient leurs fonds au bitume, à la litharge, au chocolat, et par-dessus c’est à peine s’ils mettaient un frottis de couleur, bientôt atténué ou dévoré par la noirceur générale du dessous. Il semblait qu’ils vécussent dans des caves, aveuglés par la pleine lumière et les colorations ardentes. C’est à quelques hommes bien doués, surtout à Delacroix, qu’on doit le premier retour à cette peinture claire et colorée, qui est la véritable volupté des yeux. On peut voir, par les peintures murales de Saint-Sulpice, à quel degré de clarté il était enfin arrivé. Parmi les vivants, personne n’aura plus contribué qu’Édouard Manet à donner le goût de la peinture claire ; pendant que tant de gens le raillaient, les peintres avisés profitaient de sa gamme de tons vibrante et se l’appropriaient selon leurs moyens.

L’apparition au milieu de nous des albums et des images japonais a complété la transformation, en nous initiant à un système de coloration absolument nouveau. Sans les procédés divulgués par les Japonais, tout un ensemble de moyens nous fût resté inconnu. Il y a là une question de physiologie. L’œil japonais, doué d’une acuité particulière, exercé au sein d’une admirable lumière, dans une atmosphère d’une limpidité et d’une transparence extraordinaires, a su voir dans le plein air une gamme de tons aigus que l’œil européen n’y avait jamais vue et, abandonné à lui-même, n’y eût probablement jamais découverte. En observant la nature, le paysagiste européen avait comme oublié la coloration propre des objets, il n’avait guère vu que de la lumière et de l’ombre, le plus souvent de l’ombre ; de là vient que, sous le pinceau d’un si grand nombre de peintres, la pleine campagne s’est recouverte d’une opaque noirceur et d’éternelles ténèbres. Les Japonais, eux, n’ont point vu la nature en deuil et dans l’ombre, elle leur est, au contraire, apparue colorée et pleine de clarté, leur œil a surtout discerné la coloration des choses, et ils ont su harmoniser côte à côte, sur la soie ou le papier, sans atténuation, les tons les plus tranchés et les plus variés que les objets aperçus dans la scène naturelle leur donnaient.

Claude Monet, parmi nos paysagistes, a eu le premier la hardiesse d’aller aussi loin qu’eux dans ses colorations. Et c’est par là qu’il a le plus excité les railleries, car l’œil paresseux de l’Européen en est encore à prendre pour du bariolage la gamme de tons, pourtant si vraie et si délicate, des artistes du Japon.

Observons maintenant Claude Monet le pinceau à la main. Pour cela il faut courir avec lui les champs, braver le hâle, le plein soleil, ou rester les pieds dans la neige, puisque, sorti du logis, il travaille en toute saison directement sous la voûte du ciel, Sur son chevalet il pose une toile blanche, et il commence brusquement à la couvrir de plaques de couleur, qui correspondent aux taches colorées que lui donne la scène naturelle entrevue. Souvent, pendant la première séance, il n’a pu obtenir qu’une ébauche. Le lendemain, revenu sur les lieux, il ajoute à la première esquisse, et les détails s’accentuent, les contours se précisent. Il procède ainsi plus ou moins longtemps jusqu’à ce que le tableau le satisfasse.

Par ce système de peinture directe en face de la scène vue, Claude Monet a été tout naturellement amené à tenir compte d’effets négligés de ses devanciers. Les impressions fugitives, autrefois ressenties par le paysagiste faisant un croquis en plein air, mais perdues dans la transformation du croquis en un tableau à l’atelier, sont au contraire devenues saisissables pour l’artiste qui, peignant sa toile en plein air, peut fixer rapidement l’effet le plus éphémère et le plus délicat, au moment même où il se produit devant lui. Aussi Monet est-il parvenu à rendre tous les jeux de la lumière et les moindres reflets de l’air ambiant, il a reproduit les ardeurs des couchers de soleil et ces tons variés que l’aurore donne aux buées qui se lèvent des eaux ou couvrent la campagne, il a peint, dans toute leur crudité, les effets de la pleine lumière tombant à pic sur les objets et leur supprimant l’ombre, il a su parcourir toute la gamme de tons gris, des temps couverts, pluvieux ou estompés de brouillard. En un mot, son pinceau a fixé ces mille impressions passagères que la mobilité du ciel et les changements de l’atmosphère communiquent à l’œil du spectateur. Aussi est-ce pour la lui appliquer, qu’avec raison, on a d’abord créé l’épithète « d’impressionniste ».

Claude Monet est né à Paris en novembre 1840. Il a donc moins de quarante ans. A cet âge Corot était encore inconnu du public, et dédaigné des beaux esprits et des critiques.

Monet s’est surtout consacré à peindre les environs de Paris. Il a successivement habité Argenteuil et Vétheuil, où la Seine lui offrait ces eaux capricieuses et changeantes qu’il affectionne tout particulièrement. Il a aussi visité à plusieurs reprises les côtes de la Manche et est allé peindre en Angleterre et en Hollande. Son œuvre est déjà considérable et des plus variées, par le choix des sites et le genre des sujets. On y trouve des paysages de tout ordre, des marines, des effets de neige, des vues prises dans les villes, des natures mortes, des tableaux où sont reproduits, avec toute leur vivacité de coloris et leurs effets diaprés, les fleurs des jardins, le feuillage élégant des bosquets, les grands arbres de la forêt de Fontainebleau. Aucun artiste n’a moins connu la monotonie, car, travaillant devant la nature, en contact intime avec elle, il en saisit tous les mobiles aspects et peut ainsi se renouveler perpétuellement.

Monet possède une grande facilité de pinceau ; sa touche est large et rapide ; le travail et l’effort s’y dissimulent. Il a su, chaque fois qu’il abordait un sujet nouveau, découvrir tout naturellement, pour le rendre, un procédé approprié.

Un artiste aussi bien doué n’eût eu qu’à vouloir pour réussir dans n’importe quel genre de peinture goûté tout de suite du public. Et en effet, à ses débuts, au Salon de 1865, il avait exposé Une femme verte, aujourd’hui chez M. Arsène Houssaye, qui avait fait sensation. Il n’eût dépendu que de lui de répéter à l’infini le genre d’œuvre qui lui avait procuré un premier succès, en se consacrant à peindre des femmes élégamment parées, carrière où tant d’autres ont trouvé faveur et fortune. Mais il a dédaigné ce genre facile, et s’est adonné tout entier au paysage, vers lequel il se sentait irrésistiblement entraîné. Il est de cette famille d’artistes qui marchent droit devant eux sans s’inquiéter du jugement des philistins, certains qu’un jour leur œuvre accumulée les mettra tout naturellement à leur vraie place.


Préface du catalogue des œuvres de Claude Monet, exposées dans la galerie du journal la Vie moderne, en juin 1880.