Calmann-Lévy, Éditeurs (p. 249-272).
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V


Camille descendait l’escalier, rapidement mais posément, sans sauter les marches trois par trois, sans faire sauter du talon les baguettes de cuivre. Elle allait avec Louise, la femme de chambre, voir son père, qui depuis une dizaine de jours était en traitement dans une maison de santé. Elle devait l’embrasser avant l’opération qu’on avait fixée pour l’après-midi.

Pourtant, elle n’était pas inquiète. Elle savait qu’il ne souffrirait pas puisqu’on l’endormirait ; et elle revoyait la face joviale du grand chirurgien, elle entendait sa voix encourageante, son rire sonore : « Veinard ! disait-il à M. Dayrolles, son ami d’enfance. Tu vas te payer des vacances ! Et dans un mois, tu seras sur pied, tout prêt à repartir pour les sales pays qui t’ont mis le foie en si bel état ! »

Camille n’en doutait pas. Autour d’elle, des oncles, des tantes, des amis avaient subi des opérations et ne s’en portaient que mieux. Sans cesse, au hasard des propos, revenaient des phrases de ce genre : « C’était avant son opération… » — « Le docteur Tréhun, qui m’a opérée… » — « Depuis mon opération je peux manger de tout… » Cela semblait marquer une halte dans la vie, un point de repère, — comme on dit : « Après mes années de service » ou « avant mon mariage ». — « Et tous ces gens-là ne sont pas solides comme papa », songeait Camille en évoquant avec orgueil la haute taille, les larges épaules, les cheveux drus et bouclés de M. Dayrolles.

Ce n’était donc pas à lui qu’elle pensait ce matin-là en s’en allant dans la rue, silencieuse et la mine absorbée. Depuis sa conversation avec Julien Lacoste, ses pensées avaient suivi une direction nouvelle. Si elle n’avait pas modifié sa coiffure ni sa toilette enfantines, c’était un peu par habitude, un peu par paresse, et pour ne pas surprendre ceux qui l’entouraient. Elle attendait un événement, je ne sais quoi d’important ou d’imprévu pour inaugurer sa vie nouvelle.

Mais elle n’envisageait plus cette vie toute prochaine comme un désert monotone et morne, et petit à petit, d’avance, elle en comblait les vides, la peuplait de projets et de rêves neufs. Ce n’était plus sous les traits d’un homme, explorateur ou marin, qu’elle se voyait lorsque le soir, dans son lit, elle appelait l’avenir. Elle consentait à être une femme, — mais pas une femme comme les autres, naturellement ! Elle protégerait ses sœurs malheureuses, les relèverait, engagerait contre les méchants une lutte où elle resterait victorieuse et pourtant magnanime… Avec un orgueil puéril, elle s’enfiévrait et s’imaginait déjà, modeste et fière, debout, les mains tendues, entre des femmes à genoux, levant des yeux d’extase reconnaissante, et des hommes prosternés, le front dans la poussière. « Alors, Michel m’admirera peut-être, pensait-elle. Il regrettera de m’avoir méconnue. Et moi je lui dirai : « Je te pardonne… Sois mon ami comme autrefois. »

Seulement, cette gloire, comment l’acquérir ? Que serait Criquet ? Elle avait aperçu dans le journal le portrait d’une bien jolie avocate. Lui permettrait-on de faire son droit ?

Tante Éléonore disait : « Une femme, une jeune fille, toute seule, au Palais, au milieu de cette meute d’hommes qui la flairent ! C’est une horreur que la loi devrait interdire ! » D’ailleurs, pour plaider il faut parler, faire de longues phrases dont on ne prévoit pas la fin, de beaux gestes, calmes et ronds. « Moi, au bout de six mots je bafouille et dès que je lève un bras, pensait Criquet, quelque chose tombe ou s’accroche à moi… »

Médecin, peut-être : on soigne les gens, on les guérit, ils vous aiment. Pourtant, Criquet se rappelle que l’autre semaine, elle accompagnait chez le docteur, un de ses frères qui avait un panari : elle revoit le bistouri luisant, la petite main solidement maintenue, le coup de lancette, le sang, le pus. Au souvenir des cris, des supplications de l’enfant, elle pâlit encore. « Je ne vous conseille pas de faire votre médecine », lui avait dit le docteur, en riant ironiquement.

Pour la première fois, un doute traverse son cerveau : « Peut-être, si j’étais née garçon, n’aurais-je pas fait un très bon officier… » Un soldat, un marin, c’est son métier de tuer, de faire couler du sang des larmes… Un frisson de dégoût lui court entre les épaules.

Alors, professeur ? Une dame, amie de sa famille, apparaît à Camille. Elle est agrégée et fait des cours dans un grand lycée de Paris. On dit d’elle : « C’est une femme remarquable », et tante Éléonore ajoute : « L’enseignement, du moins, est une carrière féminine ! » Mais elle a une voix haute et dure, un grand nez osseux dont le bout est chevauché par un lorgnon toujours de travers. Elle possède des opinions sur tout, littérature, philosophie, politique, musique et elle les sort avec autorité. Criquet n’oserait jamais. Non. décidément.

Elle entrait dans le parc Monceau. Tout à coup, Louise, la femme de chambre, qui semblait également perdue dans ses réflexions, s’arrêta en apercevant une grosse fille aux joues vermillonnées, avec un corsage de velours rouge boutonné à grand’peine sur une poitrine exubérante et qui marchait en tenant son mouchoir à la main.

— Tiens, Clémence ! fit-elle.

La grosse fille appliqua aussitôt son mouchoir sur sa figure avec de petits reniflements et l’on vit trembler son chignon. Marie l’entraîna plus loin, et toutes deux se mirent à chuchoter avec animation.

Camille demeurait au milieu de l’allée. Une faible brise agitait les branches où les feuilles pointaient, semblables à des mains de nourrisson, frémissantes et ridées ; les arbres, au loin, se couronnaient de fumée blonde, le soleil s’allongeait tendrement sur les pelouses encore noires, rayées de tiges vertes ; l’air amolli vibrait de cris aigus de moineaux et de merles, de roucoulements de pigeons. Les pas sonnaient légèrement dans les allées ; les promeneurs chantonnaient en regardant le ciel gris et bleu. L’un d’eux tenait d’une main son chapeau melon, et de l’autre tirait au bout d’une laisse un petit bull aux yeux saillants, dont la langue pendait. Un chat qui errait au long d’un bosquet s’assit, et, rentrant dans sa fourrure, ferma les yeux avec jouissance.

Criquet envia le garçon pâtissier, assis sur sa corbeille renversée et qui lisait un journal en chauffant son dos blanc. Puis elle s’approcha d’un massif que bêchaient deux jardiniers. Ils avaient rejeté dans l’allée un gros tas de terre de bruyère emplie de fibres et de racines, qui sentait les feuilles mortes et la forêt. Une bête aux longues pattes, à la cuirasse d’un vert cannelé, y courait éperdument. Camille, oubliant ses soucis, se sentit tout à coup alerte et contente.

Sa pensée courut trouver Michel. C’était un jeudi, on le verrait. Peut-être n’aurait-il pas sa bouche moqueuse et ses yeux distraits.

Camille l’imagina les deux mains dans les poches de sa capote à boutons d’or, descendant le boulevard Saint-Michel ou causant dans les allées du Luxembourg avec des camarades. Elle vit en un éclair le bassin à l’eau couleur de bronze, les terrasses avec leurs arbres aux masses rondes et le cercle des statues grises. Puis elle s’assombrit en pensant que Michel parlait sans doute de ces choses qu’on ne dit pas aux jeunes filles.

La grosse bonne était partie, rouge et gonflée, en secouant son mouchoir humide. Le visage brun de Louise était plus sec et plus dur, et ses yeux paraissaient de l’encre terne dans le cercle orangé des paupières ; elle balançait rageusement le sac de faux cuir pendu à son poignet.

— Qu’a donc votre amie ? interrogea Criquet.

— On l’a mise à la porte sans même lui donner ses huit jours.

— Pourquoi ça ?

— À cause du fils du patron, un gosse de dix-sept ans, frisé comme un petit saint Jean, avec une moustache blonde et une voix si douce, le polisson ! De suite, il s’était mis à tourner autour de Clémence. Plus tard, quand il en a eu assez, la patronne qui avait fermé les yeux parce que ça l’arrangeait, lui a cherché des raisons à la douzaine. Ah ! ça n’a pas traîné : en cinq sec, elle était dehors. Et maintenant, elle se dévore de chagrin. Bien heureuse encore si elle s’en tire comme ça. Moi, je lui ai dit tout à l’heure : « Tu engraisses tant de l’estomac que tu en fais sauter tes boutons. Ce n’est pas naturel, ma fille ! »

— Et lui… le jeune homme ? demanda Criquet. Il n’a pas expliqué à sa mère qu’il aimait votre amie ?

— Lui ? Ah ! Mademoiselle a encore des illusions !

Camille n’avait pas tout compris de cette histoire, mais elle soupçonnait qu’il s’y cachait bien des hontes, bien des tristesses. Une fois de plus, sa pensée retourna vers Michel. Elle se rappela son regard vers la fille au ruban rouge, près des fortifications. « On les aime, on les embrasse, on ne les épouse pas. » Et dire qu’elle avait cru tous les hommes nobles et courageux !

Louise donna un grand coup de pied dans une pomme pourrie qui alla rouler entre les jambes d’un valet de chambre en gilet jaune.

— Attention, la belle, attention !

Et il ouvrit les bras d’un air gouailleur.

— Voulez-vous me laisser passer, espèce de mal poli ! cria Louise, verte de colère.

Et saisie d’une crise de frénésie subite, serrant les poings :

— J’en ai soupé, des hommes ! fit-elle, C’est tout menteur, canaille et compagnie !

— Oh ! pas tous, Louise, protesta Criquet.

— Si, mademoiselle, tous !

— Pas mon père… Papa, j’en suis sûre, n’a jamais commis de vilaines actions !

— Je ne veux rien dire contre monsieur, prononça la femme de chambre avec son air sournois. Mais c’est bien certain que monsieur a dû faire comme les autres quand il était jeune !

Elles se turent jusqu’au moment où elles arrivèrent à la maison de santé. Camille traversa la cour, ourlée de primevères et de crocus en fleurs, et pénétra dans un vestibule orné de plantes vertes où se tenait un petit groom. Une infirmière en tablier de toile parut, jeune, fraîche et souriante sous son bonnet blanc.

— Monsieur Dayrolles cause pour le moment avec l’interne, dit-elle ; votre maman et votre sœur sont sorties, il faudra que vous attendiez un instant au salon, mademoiselle.

Camille vit au portemanteau quatre pardessus à collet de fourrure avec des rosettes rouges à la boutonnière ; ses yeux s’arrêtèrent une seconde sur la tache sanglante, puis allèrent, un peu anxieux, vers un large couloir ripoliné de blanc sur lequel s’ouvraient deux portes.

— Oui, dit l’infirmière, ces messieurs sont là. Nous avons opération toute la journée aujourd’hui. Ce matin, c’est le jeune homme qui revient de Dakar, vous savez, celui qui avait un costume à carreaux.

On entendit tout à coup un long gémissement étouffé, Camille leva la tête et pälit.

— Ce nest rien, fit l’infirmière toujours souriante, ils sont endormis, ils ne souffrent pas… Mais entrez donc au salon, mademoiselle.

Et elle la poussa du côté opposé.

À peine dans la vaste pièce, Criquet se sentit rassurée. Un soleil vif et clair entrait par de larges portes-fenêtres donnant sur un jardin ; dans un coin, une cage dorée où des oiseaux aux couleurs éclatantes sautelaient et lançaient leurs notes de cristal : partout, sur les tables et les consoles, des plants géants d’azalées fleuries, roses, blanches, rouges, dont l’odeur molle pénétrait l’air tiède, et, pour ajouter à cette atmosphère de paix et de douceur, auprès du feu, une vieille dame aux cheveux neigeux, au visage gras et paisible, brodait en chantonnant. Elle sourit gaiement à Camille, et les flammes du feu de bois mirent un reflet rose à ses lunettes.

— Comment allez-vous, madame ? demanda Criquet.

— Mais bien, très bien, ma petite amie, merci. Jamais je ne me suis sentie aussi vaillante… C’est le tour de votre papa aujourd’hui, paraît-il ? Moi, c’est pour demain. Oh ! je n’ai pas la moindre appréhension. Ces messieurs m’ont tellement rassurée ! « Quelques heures de sommeil, m’ont-ils dit, quelques jours de lit à vous laisser dorloter, et vous retrouverez votre appétit et vos jambes de vingt ans. » Nous voisinerons avec votre papa, il me racontera ses voyages… Savez-vous, ma chère petite, que nous nous sommes rencontrés autrefois au bal, quand il était presque un gamin et moi encore une jeune femme ? Cela vous étonne, n’est-ce pas ?

Elle eut un joli rire puéril, et d’un geste qui découvrit son bras potelé à la peau très blanche, fit bouffer une coque de ses fins cheveux.

— Et cette dame qui vous faisait la lecture, dimanche ? interrogea Camille.

— Elle est guérie, paraît-il ! J’avais demandé à la voir, mais on m’a répondu qu’on avait déjà pu la transporter dans sa famille. C’est comme ce monsieur d’un certain âge qui faisait sa partie avec moi, vous souvenez-vous ? Il n’a pas encore pu me recevoir, il a toujours du monde. Moi, j’attends ma fille et mes petits-fils tout à l’heure.

Camille écoutait avec déférence ce joyeux bavardage. Elle avait oublié ses craintes d’un instant. Pouvait-on vraiment être malade et souffrir, dans cette belle maison pleine de fleurs et de soleil, qui sentait si bon ?

Aussi, lorsque, quelques minutes plus tard, elle entrait sur la pointe des pieds dans la chambre de son père, avait-elle presque oublié l’opération prochaine.

M. Dayrolles était étendu tout habillé sur le lit où son grand corps robuste s’enfonçait, formant un creux, comme s’il pesait très lourd ; ses cheveux n’avaient plus leur crêpelure vivace ; ils étaient ternes, aplatis, semés de mèches blanches, un reflet argenté courait sur sa barbe en broussaille, et son visage aux lignes fléchies, à la peau sèche et fendillée, se pommelait de taches brunes ; sa main pâle pendait le long du drap. Il était tourné vers la fenêtre, et ses yeux trop clairs dans leurs paupières jaunies, avaient un regard fixe, profond, d’une lucidité amère, douloureuse, un de ces regards qui savent et désespèrent, et que l’on cache à ceux qu’on aime.

Mais Camille, debout au pied du lit, ne remarqua pas plus ce regard que les altérations du visage familier. Contemplant la forme immobile, elle se disait simplement, avec un effroi presque hostile : « Papa aussi, à l’âge de Michel, a peut-être fait de vilaines choses. De pauvres femmes ont pleuré à cause de lui. Et il riait sans doute, comme Michel… »

Aussi, quand son père l’aperçut et qu’un tressaillement passa sur les pauvres joues amollies, Criquet n’eut-elle pas un élan. Elle s’approcha du lit, et dit : « Comment vas-tu, papa ? », de son ton habituel.

Il prit les petites mains rouges dans ses mains desséchées aux ongles courbes, les serra, et considérant sa fille avec avidité :

— Mon Criquet, ma chérie, dit-il d’une voix un peu haletante, lorsque tu es née, j’attendais un garçon, j’étais déçu ; je n’ai pas eu vers ton mignon visage grimaçant le grand mouvement de tendresse que j’aurais dû… Oh ! ma petite, je te demande pardon… Je t’ai bien aimée plus tard. Te souviens-tu ? Tu avais trois ans, des mèches en anneaux roux autour du front, et un air si résolu ! Je t’envoyais, le soir, chercher une fleur au fond du jardin ; tu avais peur, tu courais, puis j’entendais tes petits pieds hésitants sur le gravier… Je revois cette nuit, par la fenêtre, les arbres qui bougent, un oiseau qui file dans les feuilles, je sens l’odeur du seringa… J’étais jeune, J’étais fort. Te souviens-tu de ce temps, Camille ?

— Pas trop, papa.

— Il faut se souvenir, ma petite fille, il faut toujours se souvenir… Plus tard, je t’ai peut-être un peu délaissée, ma chérie… J’étais si occupé ! Mais c’était pour toi encore, pour vous tous ; il fallait gagner de l’argent, en gagner sans cesse davantage ! Et maintenant, hélas ! Peut-être que je me trompais, que ce n’est pas là le vrai bonheur… J’aurais dû mieux vous connaître, ne pas perdre le temps qu’on ne retrouve jamais, causer avec vous, avec toi, t’écouter, ne pas rire… J’ai ri quand tu m’as conté tes petits chagrins ; ensuite, j’ai oublié. Tu étais triste, cet hiver… Une seconde, je le voyais, j’y pensais, et puis, et puis les soucis me reprenaient, la vie, l’horrible vie… La vie… Ah ! ma petite, ma petite, on ne s’aime pas assez, on ne s’aime jamais assez !…

Il l’approchait de lui, étreignant ses mains, enlaçant sa taille ; il parcourait son visage de ses yeux fiévreux, tout à coup il lui inclina la tête, elle sentit sur sa joue des lèvres chaudes et dures. Elle était un peu surprise ; elle avait peine à reconnaitre ce père brusque, gai, aux paroles brèves, autoritaires, et une honte, une sorte de pudeur invincible, la tenait droite, raide, presque maussade, sous ces marques de tendresse inaccoutumée.

Quand sa mère entra, Camille ne remarqua pas davantage la fatigue anxieuse de ses traits tirés, ni les marbrures rouges sur les joues de Suzanne, ni l’éclat humide des regards bleus, ni le pauvre sourire contraint…

On lui dit :

— Il faut t’en aller, Camille…

Une seconde, elle fut serrée contre la poitrine haletante, entre les bras où elle se blottissait naguère avec tant de confiance, et dont l’étreinte était maintenant faible et tremblante. Elle dit :

— À bientôt, papa, dans quelques jours…

Elle fit avant de sortir, un signe de sa main repliée, et ce fut tout : la minute précieuse s’était enfuie. Camille devait la regretter toute sa vie.

L’après-midi du même jour, assise chez elle dans le salon, un livre entre les doigts, Criquet se sentait peu à peu envahie par une vague inquiétude. Des détails qui, le matin, ne l’avaient point frappée, se levaient et s’accusaient dans sa mémoire. Elle pensait à l’émotion étrange de son père, elle revoyait tout à coup le visage creusé, jauni, comme fondu, et une mèche décolorée où apparaissaient des fils d’argent. Un frémissement soudain lui parcourut le cœur : « Pauvre papa, comme il a blanchi ! », songea-t-elle.

Mais elle se rappelait surtout un incident. En sortant de la chambre, elle s’était arrêtée un instant à la fenêtre donnant sur le jardin, au fond du couloir ripoliné de blanc. Elle regardait un oiseau jaune qui tournait autour d’une branche de sycomore en frappant l’écorce à légers coups de bec, quand elle entendit à travers une porte des bruits singuliers : on aurait dit une plainte étouffée, rauque, monotone. Puis, il y eut un silence, un grand cri, et comme des sanglots profonds et contenus, entrecoupés de murmures.

Elle écoutait, troublée, pâlissante, quand la porte s’ouvrit, et un interne qu’elle connaissait de vue sortit en courant. Elle aperçut la chambre en désordre, le lit où se devinait un corps, allongé et, à genoux, une femme, la tête entre ses bras, le dos agité de tressaillements.

Ce ne fut qu’un éclair : une infirmière arrivait, fermait la porte et disait d’un ton sévère :

— Il ne faut pas stationner dans les couloirs, mademoiselle, ces messieurs le défendent. Justement, un malade vient d’avoir une crise.

Criquet s’était sauvée, avait revu en bas le vestibule orné de plantes vertes, le groom rieur, le salon ensoleillé, la vieille dame paisible, elle avait respiré l’odeur des azalées, écouté le gazouillis des oisillons aux couleurs vives dans leurs cages à barreaux d’or, elle s’était efforcée d’oublier… Mais une impression de malaise et de terreur lui était demeurée de cette vision. Que se passe-t-il là-bas, en ce moment même ?

Madame Dayrelles et miss Winnie étaient restées à la maison d’opération. Les deux garçons jouaient à la toupie dans l’antichambre ; on entendait le sifflement de la corde, le bruit aigu de la toupie mordant sur le plancher, puis un bourdonnement sonore. « Cela rappelle les batteuses de l’île Aulivain, en septembre », pensa Criquet.

Et de nouveau, elle éprouva la piqûre de l’angoisse. Son père serait-il plus malade qu’elle ne l’avait cru ? Suzanne, en face d’elle, tenait sa broderie sur ses genoux, mais on ne voyait pas bouger l’aiguille. Elle levait la tête, tirait sa montre, respirait fort, la main posée sur sa poitrine. Quand, dans la rue, une voiture roulait et semblait s’arrêter, elle courait à la fenêtre, soulevait le rideau, revenait ensuite en se tordant les poignets. Parfois, elle écoutait le silence, et Camille s’effrayait devant ce regard fixe et ces traits figés. Le tic tac de la pendule lui paraissait alors étrangement bruyant et rapide, comme s’il battait dans son cœur accéléré. La journée passait, le ciel, à travers les rideaux, envoyait une clarté d’un rose affaibli.

Tout à coup, au lieu de sonner, on frappa doucement à la porte d’entrée, quelqu’un alla ouvrir, il y eut des piétinements, le murmure de plusieurs voix entrecoupées, puis des pas hésitants s’approchèrent. Un souffle froid semblait avoir pénétré dans la pièce. Suzanne s’était dressée, les yeux dilatés, les mains pendantes ; elle regardait la porte, et Camille voyait se décolorer affreusement son beau visage aux lèvres entr’ouvertes. L’instant semblait s’éterniser, et, dehors, une corne d’automobile, lugubre, n’en finissait pas de sonner.

Enfin, miss Winnie entra, puis s’arrêta, les bras tendus vers Suzanne ; sa longue figure était tachée de larmes, sa bouche et son menton s’agitaient par saccades ; aucune parole n’en pouvait sortir. Mais Suzanne qui regardait toujours avec une affreuse avidité, porta soudain ses deux poings à ses tempes, en renversant le cou.

— Miss Winnie ! miss Winmie ! supplia-t-elle. Non ? non ?… Je ne veux pas ! je ne veux pas !

— Mon enfant, ma pauvre enfant !

Alors, on entendit un cri terrible. Le corps mince de Suzanne frémit, se crispa ; elle arracha d’un seul coup les deux bracelets d’or de ses poignets et les lança contre le mur où ils tintèrent ; puis, elle ondula, tourna plusieurs fois sur elle-même en secouant la tête ; ses cheveux se répandirent autour d’elle, et elle s’abattit toute raide entre les bras de l’institutrice.

Camille, debout près du piano, les yeux et le cœur immobiles, voyait tout cela. Elle ne pouvait pas, ne voulait pas comprendre. Un grand froid pénétrait dans ses veines, et la scène qui se déroulait devant elle s’imprimait pour toujours dans son cerveau, sans que, par une parole ou par un geste, elle pût en témoigner. Elle sentit qu’elle s’affaissait entre le canapé et le piano, sa place favorite ; elle sut que ses deux mains étaient comme soudées l’une à l’autre, sa langue desséchée, ses dents contractées. Ce fut tout. Et elle continuait à voir.

Miss Winnie avait emporté Suzanne. Les deux garçons étaient entrés ; l’un d’eux pleurait tout haut en tenant sa toupie serrée contre sa poitrine ; l’autre, l’air stupéfait, demandait à Louise :

— Ce n’est pas vrai que papa est mort ?

La cuisinière arrivait, et après s’être essuyé les yeux avec le revers de son tablier, tapait dans ses mains crevassées :

— Ah ! ce pauvre monsieur ! soupirait-elle. Encore si jeune ! Qui aurait pensé ça quand il me disait il y a quinze jours : « Votre soufflé est réussi, Françoise ! » Il en a mangé comme un agneau, le pauvre… Que c’est peu de chose de nous !

Les deux bonnes cachaient mal sous des dehors de pitié une animation presque joyeuse. Une mort soudaine, cela donne de l’importance chez la concierge et les fournisseurs. Camille comprit leur sentiment et se mit à les haïr, elles, leurs larmes feintes et leur bavardage.

Le timbre de l’antichambre sonnait maintenant à toute minute ; un bref colloque à la porte, puis des parents, des amis entraient, l’air affligé, et s’entretenaient à voix basse. On entendait parfois des bribes de phrase :

— Il était perdu, paraît-il…

— Il ne s’est pas réveillé après l’opération. Il était encore sous l’action du chloroforme…

— Ah ! cela vaut mille fois mieux !

— Moi, quand j’ai appris qu’il entrait à la maison du docteur Touroude, je me suis dit : « Ce n’est pas bon signe. »

— Oui, on n’y reçoit que les cas désespérés. Il paraît que malgré tous les soins, qui sont admirables — on les paie à leur prix ! — on n’en sauve pas un sur cinq…

Camille qui écoutait, insensible, revit la maison tiède et fleurie, la vieille dame si gaie, la scène rapide surprise le matin même ; son cœur eut une secousse et de nouveau s’arrêta.

On entendit alors les pas de plusieurs personnes, puis des mots entrecoupés, des plaintes, des hoquets, quelqu’un qui résistait et qu’on entraînait vers le fond de l’appartement. Chacun s’était tû dans le salon.

— C’est madame Dayrolles qu’on ramène, murmura une voix,

Le silence retomba, frémissant de la douleur qui avait passé,

Mais il y eut un bruit d’étoffes soyeuses, des pas lourds, des exclamations, des soupirs pareils à des aboiements, et tante Éléonore fit une entrée théâtrale :

— Ah ! Ah ! gémissait-elle. Que je suis malheureuse ! Encore un deuil dans ma pauvre vie, et quel deuil ! Le meilleur des frères, qui m’a consolée dans mon veuvage ! Ah !… De l’air, vite de l’air, je me trouve mal !

Et tandis qu’on s’affairait autour d’elle, elle se laissait choir dans une confortable bergère, se renversait sur les coussins, sortait son flacon de sels, le respirait, les yeux clos, en poussant de petits cris, puis se redressait tout à coup pour éponger avec soin les larmes tombées sur la mousseline de soie de son corsage.

— Ces médecins sont des ânes ! continuait-elle avec une énergie surprenante. Si l’on m’avait écoutée, jamais on n’aurait fait d’opération ! J’ai le malheur d’être une Cassandre ! Ma pauvre belle-sœur, d’ailleurs, est si faible, si désarmée, si enfant encore… Ah ! c’est une lourde charge que me laisse mon frère bien-aimé !

Avisant alors les deux garçons qui, regardant, ahuris, consternés :

— Venez ici ! commanda-t-elle de sa voix la plus sonore, venez dans les bras de votre tante, malheureux petits orphelins !

Le mot frappa Camille comme un coup de couteau, s’enfonça en elle et fit jaillir le premier flot de douleur consciente. Pourtant elle ne put encore pleurer.

À ce moment, une vieille parente effacée, toujours vêtue de noir et que personne n’avait l’habitude de remarquer, se leva pour partir. Elle fut la seule à découvrir Camille, effondrée dans son coin. Elle s’approcha d’elle, se pencha, lui prit la main qu’elle serra dans les siennes, l’embrassa, la contempla longuement sans une parole, avec des regards noyés, pitoyables et bons. Camille ne parla pas davantage, mais son cœur se fondit, et jamais plus elle n’oublia le vieux visage compatissant ni l’étreinte des deux pauvres mains gantées de laine noire.

Un à un, les gens se retiraient avec quelques murmures polis et attristés. On avait oublié de donner de la lumière, l’appartement s’emplissait d’ombre, et de tous côtés semblaient s’élever des soupirs, des plaintes, des sanglots.

« C’est Suzanne dans sa chambre… C’est la voix de maman… » pensait Camille, les yeux toujours secs.

Le temps passait, elle était seule. Enfin miss Winnie entra, parcourut du regard le salon. Son visage était rouge, ses traits bouleversés, mais elle parla de son ton ordinaire :

— Êtes-vous là, Camille ? Oui ? Venez dîner, mon enfant…

Camille se leva lentement. Combien d’années était-elle restée là, dans ce coin ? Il lui semblait que ses bras, que ses jambes, que tout son corps se fussent changés en pierre ; ils ne lui obéissaient plus. Pourtant, elle marcha, d’un pas mécanique.

Mais quand elle pénétra dans la salle à manger, qu’elle vit le couvert dressé, la nappe blanche, les assiettes rondes et luisantes sous la suspension et le potage fumant dans la soupière, quand elle aperçut ses frères, miss Winnie, d’autres encore autour de cette table, une tempête de colère et d’horreur la souleva soudain. Comment ! on allait dîner comme hier. Comme tous les jours ! Ces gens étaient-ils fous ?

— Laissez-moi, je n’ai pas faim, dit-elle.

Et à demi-voix, elle ajouta :

— On dîne… mais lui, lui…

Ses yeux tombèrent sur la place de son père. Tante Éléonore se disposait à s’y asseoir. Criquet s’élança, les dents grinçantes, les poings levés :

— Je ne veux pas, cria-t-elle d’une voix rauque, C’était sa place, sa place à lui, je vous défends, vous entendez, je vous défends de la prendre !

Elle regardait sa tante avec haine. Elle aurait eu plaisir à la mordre, à la battre, à la tuer. Puis, voyant son air stupéfait :

— Pardon, pardon, balbutia-t-elle.

Elle se sauva. Personne ne la suivit.

— Cette enfant est terrible, remarqua seulement tante Éléonore.

Miss Winnie ne songeait qu’au chagrin de Suzanne, qui sanglotait de fièvre dans son lit. Les autres n’eurent pas l’idée que cette gamine singulière, qui n’avait même pas pleuré, pût souffrir atrocement.

Camille s’en allait par l’appartement noir, s’accrochant aux draperies, griffant les murs, chancelant à travers les ténèbres, lamentable, affolée, perdue. Puis elle bondit tout à coup et se trouva dans la chambre de son père dont elle referma doucement la porte.

Tout y était paisible, ordonné. La lumière vacillante du bec de gaz, dans la rue, glissait sur le parquet, tremblait le long de la table de noyer, mettait une lueur blanche sur un livre ouvert, accrochait un éclair à la panse de l’encrier de cristal. Un léger parfum d’ambre, son parfum, baignait toute la pièce. C’était comme une présence muette flottant dans la chambre vide.

Camille contemplait d’un air égaré ces objets familiers : l’armoire où l’on voyait les cols brillants et les cravates, la grande toilette de marbre avec ses robinets et ses flacons, cette glace où si souvent elle avait vu le visage de son père, pendant qu’il brossait ses durs cheveux bouclés. Des souliers jaunes dans leurs embauchoirs attendaient. Il était là, elle le sentait, elle le voyait. Elle tendit les bras et les lèvres en tournant lentement sur elle-même.

— Papa, papa, suppliait-elle.

Elle aperçut le lit, s’y jeta, arracha le couvre-lit et, prenant l’oreiller entre ses deux bras, y ensevelit sa figure. Le parfum d’ambre s’y retrouvait plus vif, avec une autre odeur qu’elle connaissait bien, celle de la chère main caressante, qu’elle avait si souvent sentie dans son cou, sur ses cheveux.

— Papa, réponds-moi, vite, tout de suite, ne sois pas méchant, sanglotait-elle. Je t’aime, je t’aime ! Je ne te l’ai pas dit ce matin, parce que je pensais à des bêtises ; je ne savais pas que tu étais bien malade. Ne me punis pas si fort, ne me laisse pas, je t’en prie, ne me laisse pas ! Je t’aime trop ! Dire que je ne t’ai même pas embrassé, que je t’ai à peine répondu, et maintenant, maintenant… Pardon, papa, mon papa chéri, pardonne-moi, dis-moi que ce n’est pas vrai ! Parlemoi, je t’en prie, parle à ta petite fille que tu aimais, que tu portais dans tes bras !

Elle étreignait l’oreiller, le pressait contre ses lèvres, le couvrait de baisers, le baignait de larmes.

Son cœur éclatait enfin, son pauvre cœur gonflé de remords et de désespoir. Elle se roulait sur le lit, ses cheveux lui entraient dans la bouche, l’étouffaient, elle se meurtrissait contre le mur. Parfois, elle se taisait pour écouter… Alors c’était un affreux silence, pesant et mort, qui l’écrasait, et l’abominable pensée la rejetait sur l’oreiller, gémissante et tordue :

— Il n’a pas su combien je l’aimais ! Il ne le saura jamais.

Elle sanglotait encore désespérément quand la porte s’entr’ouvrit :

— Tu étais donc là, mon pauvre Criquet, dit Michel à voix basse. Je viens d’arriver, Je t’ai cherchée partout.

Elle se jeta dans ses bras avec toute sa douleur :

— Ah ! pleura-t-elle, tu as pensé à moi ! Tu es bon, Michel, tu es tout de même bon…