Crimes et peines
Revue des Deux Mondes3e période, tome 103 (p. 167-197).
CRIMES ET PEINES

Depuis une quinzaine d’années, plusieurs savans se sont avisés de changer la notion du droit pénal. Ce n’était pas une médiocre entreprise, car la nouvelle école se proposait d’établir que l’humanité tout entière avait, de tout temps, fait fausse route en s’attribuant le droit de punir. Elle remuait par là les assises mêmes des sociétés humaines. Il y avait tout un édifice à renverser, tout un édifice à bâtir. La science nouvelle à laquelle ce double rôle était assigné recevait ou prenait le nom d’anthropologie criminelle. Elle planta fièrement et solidement son drapeau sur le sol de l’Italie : là, de hardis pionniers commencèrent à déblayer le sol, d’infatigables apôtres donnèrent les premières leçons à l’Europe.

Le premier congrès international d’anthropologie criminelle s’était réuni, dès 1885, à Rome ; un autre se tint à Paris, en 1889, à la faveur de notre Exposition, sous la présidence d’un ministre français. En 1885, une seule revue, l’Archivio di psichiatria, scienze penali e antropologia criminale, propageait les idées des novateurs : ils ont aujourd’hui beaucoup d’autres publications importantes. Les hommes, les écrits se pressent, et si l’observateur attentif n’apercevait déjà plusieurs symptômes de décadence, on pourrait croire que l’heure de la moisson est proche.

Les disciples de cette école diffèrent, nous l’allons voir, sur les moyens d’arriver au but. Mais un lien commun les rattache l’un à l’autre : il faut extirper la doctrine, acceptée dans le monde entier, qui fait reposer la responsabilité pénale sur le discernement et la volonté libre du délinquant. Personne n’a déployé plus de ressources et dépensé plus d’efforts pour saper ce fondement des législations pénales actuelles que M. Ferri, professeur à l’Université de Rome, dans son grand ouvrage sur l’Imputabilité. La pensée fondamentale du livre est inscrite à la première page : « Le principe essentiel de l’ordre moral, tel qu’il est établi par les nouvelles doctrines, c’est la négation du libre arbitre, » et la première partie du livre, intitulée la Questione del liber arbitrio, qui ne compte pas moins de 460 pages, n’est que le développement de cette proposition. Il n’y a pas un criminaliste qui puisse, aujourd’hui, se dispenser de lire les chapitres intitulés : la négation du libre arbitre et l’ordre social ; la négation du libre arbitre et le droit pénal ; la négation du libre arbitre et la science criminelle. La teorica dell’ imputabilita ne date que de douze ans, et les anthropologues italiens ou leurs émules considèrent la question comme tranchée ; l’ancienne théorie du libre arbitre est un mensonge puéril qu’il convient à peine de réfuter : elle a décidément fait place à la théorie du causalisme, ou, pour parler moins obscurément, du fatalisme scientifique. On le vit bien à Rome, en 1885, dans la séance finale du congrès international. M. Righi ayant osé prendre parti pour la Liberté, le professeur Moleschott lui répondit dédaigneusement : « Le préopinant nous dit qu’il se sent fibre ; sa déclaration a la même valeur que s’il avait dit : c’est le soleil qui se lève, car je le vois… Pour moi, la question est résolue et elle est la base de nos travaux. » Le procès-verbal porte aussitôt : Applaudissemens très vifs ; presque tous les membres du congrès présens vont serrer la main à l’orateur. Ce serait donc outrager les anthropologues que de les supposer capables de faire grâce à la liberté humaine. Mais, comme tout l’ordre moral et tout l’ordre social reposent encore, dans l’univers entier, sur cette prétendue chimère, il importe d’examiner comment on s’y prend pour la remplacer.


I.

Le crime s’expliquerait par les influences héréditaires. Telle est, dans l’ordre logique, la première conception de l’anthropologie criminelle. Pour éviter toute équivoque, il importe de s’accorder, sans autre délai, sur la portée des expressions qui vont être employées. Lorsque les maîtres de la nouvelle école parlent de la science et du mouvement scientifique, ils attachent, en général, à ces mots un sens étroit ; il ne s’agit guère que des sciences médicales, dont le domaine est, à vrai dire, singulièrement agrandi. Or la science a constaté que l’organisation physiologique de l’enfant ressemble à celle du père : si ce poitrinaire ou ce cancéreux est envahi par un mal incurable, c’est qu’il a reçu de ses parens le germe de la tuberculose ou du cancer. Qu’y peut-il ? La maladie le prend à son berceau, l’étreint et le couche, au jour fixé, dans la tombe. Il joue son personnage et ne le compose pas. Pourquoi donc en serait-il autrement du penchant au crime ? En admettant qu’il faille encore discerner les sciences morales des sciences naturelles, il n’y a pas deux manières d’arriver à la découverte du vrai : la psychologie n’est qu’une branche de la physiologie. M. Ferri consent à reconnaître l’existence de règles « psycho-anthropologiques, » mais à la condition d’écarter d’abord « les incertitudes de la théologie et de la métaphysique, » c’est-à-dire l’âme et Dieu. Tout se réduit à l’étude d’un organisme tangible, qui est le corps humain, et l’évolution « psycho-morale » n’est, par conséquent, qu’un mode de l’évolution physiologique. La loi de l’hérédité s’applique donc, avec une égale rigueur, dans un cas comme dans l’autre.

Ce qui frappe, avant tout, dans cet exposé succinct de la première thèse anthropologique, c’est l’oubli de la méthode expérimentale qu’on prétend appliquer. D’abord il est avéré que toutes les maladies ne sont pas héréditaires ; ensuite il n’est pas établi, tant s’en faut, que les maladies réputées héréditaires se transmettent nécessairement. Nul n’ignore, par exemple, que l’enfant né d’un père valétudinaire et d’une mère saine peut tenir de l’un comme de l’autre ; ajoutons : peut ne tenir ni de l’un ni de l’autre. Ensuite on greffe une conjecture sur une conjecture : la pensée, le sentiment, la volonté n’étant pas des choses tangibles, il reste à démontrer qu’on peut les assimiler à des faits « somatiques, » c’est-à-dire les soumettre aux mêmes règles que des phénomènes purement physiologiques. Or, en affirmant qu’il faut écarter d’abord « les incertitudes de la métaphysique, » on énonce une proposition négative, et l’on n’a rien prouvé du tout. Il faut donc, sous peine de manquer jusqu’au bout à la méthode expérimentale, faire appel à la statistique ; mais les prémisses de la science exacte ne s’accordent pas avec les conclusions de la science conjecturale. À quelque source qu’on puise, on découvre que les criminels issus de parens ayant subi des condamnations sont en minorité[1], que les criminels nés de parens honnêtes forment à peu près une majorité des deux tiers. Encore faudrait-il établir, ce qu’on ne prouve pas (on peut même aisément prouver le contraire), qu’il y a lieu d’expliquer tous les délits des premiers par l’hérédité seule, tandis qu’on est contraint d’attribuer les délits des seconds à d’autres facteurs.

C’est pourquoi les maîtres de la science anthropologique substituent à la thèse de l’hérédité directe celle de l’hérédité « alternante et interrompue. » Le baron Garofalo, vice-président du tribunal civil de Naples, explique avec une grande précision, dans sa Criminologie, que l’interruption, plus encore quand il s’agit des tendances criminelles (on ne comprend pas bien pourquoi) que des autres transmissions pathologiques, a lieu pendant plusieurs générations et que le caractère d’un ancêtre se rencontre exactement chez un descendant éloigné. C’est l’atavisme humain ; car il y a, nous le verrons bientôt, un atavisme préhumain. « Le crime, a dit M. Lombroso, professeur de médecine légale à l’Université de Turin et chef de l’école, dans le second chapitre de l’Uomo delinquente (Il delilto e la prostituzione nei salvaggi), n’est pas, chez les sauvages, une exception ; c’est la règle presque générale. » Le savant professeur étudie à ce point de vue l’avortement chez les Tasmaniens, dans la baie d’Hudson, dans le bassin de l’Orénoque, dans l’île Formose ; l’infanticide dans la Mélanésie, dans l’Inde, en Chine, au Japon, chez les Hottentots, les Peaux-Rouges, les Esquimaux ; l’homicide des vieillards, des femmes et des valétudinaires chez les Tahitiens, à la Nouvelle-Calédonie, dans la Terre-de-Feu, chez les Sioux, parmi les tribus de la vallée du Missouri, et nous signale ces sauvages de l’Australie, « qui ne font pas plus de cas de la vie d’un homme que de celle d’un crapaud. » Or les délinquans nés, ceux qu’on nomme vulgairement malfaiteurs de profession, forment une race à part, minorité dégénérée par voie d’atavisme et retournant à l’état sauvage ; ils présentent tous les instincts et tous les sentimens du sauvage, entre autres l’insensibilité physiologique, l’insensibilité morale, la manie de l’argot, l’habitude du tatouage, etc. Ces êtres mal constitués, incapables de s’adapter à notre milieu social, auraient dû périr dans la lutte pour l’existence, ainsi que le démontre ou croit le démontrer M. Sergi, professeur à l’Université de Rome, dans son étude sur les Dégénérations humaines. Par malheur, ils survivent, mais dans de telles conditions d’infériorité qu’ils sont conduits fatalement au crime. Cette thèse, au moment même où M. Lombroso commençait peut-être à s’en écarter, tout au moins à la présenter sous une forme différente, a été reprise en Sicile, avec une grande vigueur, par le docteur Napoléon Colajanni (la Sociologia criminale. — Catania, 1889). Pas de compromis. Le criminel n’est pas seulement un arriéré, un traînard de l’armée civilisée en marche, comme l’enseigne timidement M. Lacassagne à la faculté de médecine de Lyon : c’est un néo-sauvage ou un néo-barbare, un revenant ou, comme disent les anthropologues, une « réapparition ancestrale. »

Il est vrai que les données de l’histoire gênent les théoriciens de la régression atavique. Sumner Maine, dans son Ancien droit Fustel de Coulanges, dans sa Cité antique ; Pictet, dans ses Origines indo-européennes ; d’Arbois de Jubainville, dans ses Études sur les anciens Celtes, ne nous représentent pas nos ancêtres historiques comme un troupeau de bêtes insensibles, impitoyables, volant, violant et tuant sans conscience du délit. Le docteur Letourneau, secrétaire général de la Société d’anthropologie, constate lui-même chez les Peaux-Rouges, chez les Gopas et les Koupnis d’Asie « le développement de sentimens altruistes » (pitié, dévoûment, etc.) ! c’est qu’on ne remonte pas assez haut, reprend la nouvelle école. Il faut se livrer à des sondages archéologiques, interroger, avec M. Colajanni, l’homme quaternaire, l’homme de l’âge de pierre. À vrai dire, le terrain se dérobe encore sous les pas des anthropologues, et les découvertes de la paléontologie donnent à penser que ni la probité ni la pitié n’étaient inconnues à ces hommes préhistoriques. Il faudra donc aller jusqu’aux anthropoïdes, et nous touchons au point culminant de l’atavisme préhumain. La voie avait été frayée par M. Lombroso, étudiant successivement, au premier chapitre de l’Uomo delinquente, « les apparences du crime dans les plantes et dans les animaux, » « les équivalens du crime et de la peine chez les animaux. » Mais qui ne voit que la science nouvelle, plongeant dans ces profondeurs, roule de conjecture en conjecture ? D’ailleurs, ces ancêtres, dont parlent avec irrévérence quelques enfans ingrats, ont aussi trouvé dans leur descendance de respectueux défenseurs. Brehm et d’autres observateurs nous signalent « la pieuse coopération, la mutuelle assistance et l’héroïque abnégation » des sociétés simiennes.

C’est ici qu’il convient de placer l’incident bizarre, presque comique, du 18 novembre 1885 au congrès anthropologique de Rome. Un irrégulier jeta le trouble dans le camp des criminalistes positivistes, qui bâtissent leur édifice scientifique sur le transformisme : le professeur Paul Albrecht, docteur en médecine et en philosophie, de Hambourg. Nous ne descendons pas des singes, au dire de ce savant anatomiste, car nous sommes singes nous-mêmes, mais, par malheur, singes d’une espèce très inférieure. Il est faux que l’homme criminel soit un être « anormal » et dégénéré : l’être anormal, c’est l’homme honnête ! En effet, tous les « organismes » ravagent, pillent, assassinent et font ce qu’ils peuvent faire pour leur avantage, sans mélange de sentimens « altruistes. » Qu’est-il arrivé ? Les hommes, ces singes inférieurs, se sont décidés, à une certaine époque de leur développement « phylogénétique », à ne plus vivre solitaires et à former un état : à partir de ce moment, ils ont dû cesser d’agir comme la grande majorité des « organismes, » c’est-à-dire que chacun d’eux a été contraint de garder certains égards envers les autres membres de l’État. « Les hommes anormaux, c’est-à-dire les hommes honnêtes, tuent et punissent les hommes normaux, précisément parce que ceux-ci ne veulent pas se laisser anormaliser ! » Les classiques ne furent pas contens. C’est du dilettantisme ! s’écria M. Lacassagne. La thèse est « paradoxale jusqu’à l’invraisemblance, » remarqua M. Lombroso, qui n’hésitait pas cependant à proclamer, dans le même congrès, « l’étroite fraternité de l’homme et du singe. » Ni plus paradoxale, ni plus conjecturale, à notre avis, que la thèse de la réapparition ancestrale et de la « régression » vers l’âge de pierre. Mais puisque M. Albrecht a prêché dans le désert, laissons l’hérésiarque et revenons aux orthodoxes.

La série des observations auxquelles se sont livrés M. Lombroso et plusieurs de ses disciples pour établir la dégénérescence atavique des criminels les conduit à reconnaître ou à supposer l’existence d’un type criminel. Le criminel ne nous offre non seulement les instincts et les sentimens, mais l’organisation physiologique et le type de l’homme primitif que le cours des siècles et la marche ascendante de la civilisation n’ont pas modifié. M. Lombroso raconte encore, dans des communications faites en juin 1888 à la Revue scientifique et à la Rivista di antropologia criminale, qu’il a photographié synthétiquement six crânes d’assassins, six crânes de voleurs de grand chemin, et que ces deux portraits complexes présentent les caractères de l’homme criminel, c’est-à-dire, au moins par certains côtés, ceux de l’homme sauvage : sinus frontaux très apparens, apophyses zygomatiques et mâchoires très volumineuses, etc. Toutefois nous nous hâtons de reconnaître que l’éminent professeur a, deux ans plus tard, présenté la même thèse au public sous un aspect un peu différent : « En progressant, lit-on dans l’Anthropologie criminelle et ses récens progrès (Paris, 1890), nous avons vu qu’il n’y a pas un seul type de criminel, mais plusieurs types spéciaux de voleur, d’escroc, de meurtrier, bien évidens. « Il n’importe, car une des deux conceptions vaut l’autre.

L’histoire de l’anthropologie offre, à ce point de vue spécial, une particularité remarquable. On étonne ou l’on indigne ces savans qui croient renouveler le monde par la plus grande des découvertes en les rattachant, par un lien quelconque, à deux des utopistes les plus discrédités parmi ceux qui ont agité l’opinion publique au XVIIIe et au XIXe siècle. Cependant, c’est l’Italie même qui, la première, leur adressa ce reproche : « Vous ressuscitez tardivement, disait en 1885 M. Aristide Gabelli dans la Nuova Antologia, Gall et Lavater. » Un juge d’instruction français, M. Tarde, a fait une observation du même genre. « l’anthropologie criminelle, écrivait-il, n’est qu’une phrénologie nouvelle : peut-être même fait-elle de la phrénologie sans le savoir. » N’en doutons pas, c’est sans le savoir, et nous aurions mauvaise grâce à confondre ces patiens observateurs avec les hommes d’imagination qui avaient découvert la bosse de la vénération chez le mouton, celles de la musique et de la surnaturalité chez l’oie. Cependant, comment disconvenir que les anthropologues italiens poursuivent, dans leurs derniers ouvrages, le cours de leurs observations et de leurs déductions phrénologiques ? Le docteur Marro classe encore les criminels d’après la brachycéphalie et la microcéphalie, détermine des catégories par l’étroitesse du front et le diamètre vertical de la tête ; Mingazzini, Varaglia, ont fait des découvertes étonnantes sur la crête frontale hypertrophique des criminels en général ; d’autres ont calculé que le poids du cervelet et de ses annexes était de 153 grammes chez les femmes criminelles et de 147 seulement chez les femmes honnêtes. D’après Lombroso, les auteurs de viols ont le front étroit ; il y a, chez les assassins et les meurtriers, prévalence de la courbe, du diamètre transversal et de la demi-circonférence postérieure de la tête ; mais « l’anomalie qui est peut-être la plus caractéristique et certainement la plus atavistique chez les criminels, c’est, conformément au témoignage de Tenchini, de Benedikt, de Mingazzini, la fossette occipitale moyenne[2]. » Tout cela, c’est bien de la phrénologie ! Quand M. Ottolenghi se livre à d’innombrables observations sur l’échancrure nasale des criminels, et plus généralement sur la forme de leur nez[3] ; quand MM. Frigerio[4] et Gradenigo[5] divisent et subdivisent ces criminels (violateurs voleurs de grand chemin, homicides, voleurs et faussaires, incendiaires) d’après les indices fournis par la conque et le pavillon des oreilles ; quand M. Lombroso se décide par la couleur des yeux ou des cheveux, par l’épaisseur des lèvres, par le volume de la mâchoire inférieure, par le jeu des muscles du visage, c’est bien de la physiognomonie. C’est sans doute imprimer un mouvement à la science que de rééditer Gall et Lavater, mais un mouvement de recul.

Rajeunissant, si l’on veut, mais copiant, en définitive, les procédés des phrénologues et des physiognomonistes, les anthropologues se sont exposés à la même mésaventure : on s’est donné le malin plaisir de faire ressortir leurs contradictions. L’assassin serait « brachycéphale » et le voleur « dolichocéphale ; » l’assassin aurait le nez crochu et le voleur l’aurait retroussé ; mais alors, demande le docteur Dubuisson, comment se fait-il que la plupart des criminels débutent par le vol et finissent par l’assassinat ? Le voleur change-t-il de nez en devenant assassin ? Le criminel est grand et lourd, dit Lombroso : ni grand ni lourd, répliquent Thomson en Angleterre, Virgilio en Italie. La capacité crânienne du criminel est inférieure, dit Lombroso ; égale ou supérieure, répliquent Bordier, Heger, Wiesback, Ranke, etc. Ferri lui-même révèle que l’homicide a le bras plus long en Piémont, en Vénétie, en Emilie, en Romagne, en Calabre, plus court en Lombardie et en Sicile, tantôt plus long et tantôt plus court dans les Marches et dans la Napolitaine : singulier type, car enfin qu’est-ce qu’un type, sinon un ensemble de caractères qui permet de distinguer soit un groupe, soit un individu d’un autre groupe et d’un autre individu ? Cependant le docteur Marro, qui s’est proposé spécialement de décrire cet ensemble de caractères dans ses caratteri dei delinquenti et s’est livré, dans cette vue, à des investigations nouvelles, donne tort à tous ceux qui l’ont précédé dans la carrière. S’agit-il de la taille ? Il a découvert une supériorité de taille chez l’homme normal dans les statures élevées, mais seulement dans les statures élevées, puis remarqué que la supériorité du délinquant, générale jusqu’à vingt ans, s’arrête à cet âge où il devient égal ou même inférieur à l’homme normal. Lombroso et Ferri croyaient pouvoir affirmer que les criminels l’emportent sur les hommes normaux par la longueur des bras : il arrive à des conclusions opposées. Lombroso attribuait des mains plus courtes aux auteurs de violences, de coups et de meurtres ; il leur donne des mains plus longues. Lombroso classait parmi les anomalies ataviques des criminels le front fuyant et les sinus frontaux ; il a rencontré plus de fronts fuyans chez les normaux que chez les délinquans et met à peu près sur le même plan, quant aux sinus frontaux, les uns et les autres. La même divergence éclate lorsqu’il s’agit des crânes pointus, des oreilles à anse, du strabisme, des déviations du nez, de l’asymétrie faciale et de cinq ou six autres anomalies. Le premier chapitre à faire, dans un ouvrage complet sur l’anthropologie criminelle, c’est une histoire des variations[6].

Il importe de signaler, en dehors de ces contradictions partielles, une contradiction d’ordre général et qui prend les proportions d’un schisme, parce qu’elle porte sur un principe fondamental du nouveau système. C’est la théorie de l’atavisme physique que M. Lombroso développe non-seulement dans la première édition de l’Uomo delinquente, mais encore en 1890, au premier chapitre de son dernier ouvrage, sous le titre « anomalies morphologiques. » Aux yeux du docteur Colajanni, cette thèse est une pure chimère, d’abord parce qu’elle suppose gratuitement l’existence d’un type physique propre aux délinquans, ensuite parce que, si ce type, constitué par l’assemblage de certaines déformations et de certains stigmates, existait réellement, tout porte à croire qu’il n’offrirait aucune similitude avec la structure et les traits de nos premiers parens. Ce n’est pas qu’il ne faille, d’après l’auteur de la Sociologie criminelle, remonter à l’âge de la pierre polie ou éclatée pour trouver l’explication unique de toute criminalité. Mais le spectre qu’on doit évoquer, c’est la monstruosité morale, non la monstruosité physique : le criminel est celui qui reproduit les difformités morales de nos ancêtres primitifs. La doctrine de l’atavisme moral est, à vrai dire, aussi conjecturale que l’autre. D’abord, certains anthropologues, comme M. Garotalo, soutiennent d’une façon plausible « qu’un caractère moral accentué dans le bien ou dans le mal ne persiste plus dans la même famille après la cinquième génération ; » ensuite, comme il n’est pas démontré que ces ancêtres, si préhistoriques qu’on les suppose, soient uniformément des échantillons de scélératesse, le prétendu délinquant né, s’il existe dans leurs rangs des hommes probes et justes, pourrait bien tenir des uns comme des autres : que dis-je ? tenant à la fois des uns et des autres, il serait peut-être à même d’opter ou, si l’on veut (faisons cette concession), de se persuader qu’il est libre d’opter entre ces deux types. Mais ce qu’il importe de constater, c’est que la base primitive de l’anthropologie criminelle est déplacée : sous le régime de l’atavisme moral, la question des circonvolutions cérébrales, la fameuse question de la fossette occipitale, perdent toute leur importance, et la science nouvelle est ébranlée dans ses fondemens.

Puis, pour dissiper la surprise que provoquent les résultats contradictoires des statistiques dressées par les anthropologues, MM. Ferri et Lombroso emploient un argument dangereux. À ceux qui leur présentent des gens honnêtes offrant les particularités caractéristiques et l’organisation physiologique des criminels, ils répondent : — « Qui sait ? ces honnêtes gens sont peut-être, au fond, des voleurs ou des homicides. » — Laissons parler M. Ferri lui-même dans ses Nouveaux horizons : — « Un homme peut être honnête, au sens du Code pénal, c’est-à-dire n’avoir jamais volé, tué, violé, et cependant n’être pas normal. Chez les individus des classes élevées, les instincts criminels peuvent être refrénés par l’influence du milieu (richesse, pouvoir, crainte de l’opinion, etc.). Combien qui n’ont pas volé parce qu’ils ont vécu au milieu des richesses, et qui, s’ils étaient nés pauvres, auraient encombré les prisons ! » — Il ne sera pas commode, avec un tel procédé, de faire parler la statistique, ou plutôt cette science exacte deviendra la science inexacte par excellence. Mais qu’on y prenne garde ! si certaines anomalies ne conduisent pas fatalement au crime comme d’autres conduiraient à la phthisie, à l’épilepsie, etc., l’analogie ne serait donc pas complète entre les facteurs du mal physique et les facteurs du mal moral ! n’allons-nous pas retomber dans les « incertitudes de la métaphysique » et ne rouvre-t-on pas (que l’anthropologie me pardonne cette proposition téméraire !) la porte à l’ennemi, c’est-à-dire au libre arbitre ? Quoi ! je pourrais, sous certaines impulsions, quelles que soient la longueur de mes bras ou de mes mains, la couleur de mes yeux ou de mes cheveux, en dépit du goitre ou du nez tordu, triompher du penchant qui m’entraîne au mal ! Je ne dispose pas, sans doute, de ces influences extérieures et de ces causes sociales ; mais je serais capable de m’y prêter, par conséquent, de les utiliser ! Je concède encore à M. Marro que ces causes jouent un rôle secondaire ; mais si les causes secondaires, à un moment donné, l’emportent et si le mal est évité, comment tout attribuer à l’aveugle jeu des forces naturelles, comment supprimer la liberté, c’est-à-dire l’homme lui-même ?

La comédie moderne a quelquefois raillé la statistique et les statisticiens. Le docteur Marro semble avoir pris à cœur de justifier ses plus fines épigrammes en donnant une explication nouvelle de la criminalité[7]. Des observations minutieuses lui paraissent établir que les malfaiteurs comparés aux hommes « normaux » sont des gens conçus dans des conditions défavorables eu égard à l’âge trop précoce ou trop avancé de leurs parens. Phénomène remarquable ! « les progéniteurs trop jeunes abondent surtout dans la parenté des voleurs, les vieillards dans celle des escrocs et des assassins. » La vieillesse, en effet, se caractérise par l’insensibilité, la tendance au délire de la persécution, qui engendrent l’homicide, tandis que la folle jeunesse procrée des enfans gais, conduits par leur gaîté même et par leur ardeur exubérante au vol, dans lequel ils trouvent la satisfaction de leur penchant au plaisir. C’est, par excellence, le roman de la statistique.

Mais il ne faut voir là sans doute qu’une cause médiate de la criminalité, puisque le même anthropologue réduit les facteurs du délit, dans la conclusion de son ouvrage sur les Caractères des délinquans, à une seule cause organique prépondérante, suffisante pour expliquer l’instinct criminel et les diverses anomalies physiologiques ou psychiques, présentées par les délinquans nés : le défaut de nutrition du système nerveux central. Les effets de cette insuffisance sont variés et se manifestent tantôt par une faiblesse générale qui ne permet ni de supporter une fatigue morale ni d’opposer une résistance aux mauvaises impulsions, tantôt par un état psychique particulier : penchant à la colère, esprit exagéré de vengeance, ardeur excessive des passions, absence totale de sentimens altruistes, état que M. Marro désigne sous le nom bizarre de « polarisation cérébrale. » Il ne s’agirait donc plus que d’arrêter, par l’emploi de procédés hygiéniques et par la distribution de certains remèdes, la diminution des matériaux propres à réparer la déperdition de la substance nerveuse. Nous touchons à la dernière théorie de M. Lombroso.

Le criminel ne serait décidément qu’un épileptique. Tel fut le système développé dans une édition nouvelle de l’Uomo deliquente, sur laquelle a été rédigée la traduction française : il y était exposé dans un nouveau chapitre que la folie morale et la criminalité innée, se rattachant à l’épilepsie comme à leur source commune, ne sont en quelque sorte que des états épileptoïdes. Cette idée a été reprise et développée par M. Lombroso dans le second volume de l’Uomo delinquente, publié en 1889. L’illustre professeur arrive, en 1890, dans son dernier livre, à des conclusions de plus en plus nettes. « Le problème le plus important, dit-il, résolu seulement à moitié au congrès de Rome, celui de la concomitance de l’épilepsie avec la criminalité congénitale, a été maintenant complété par les études de Verga, Pinero, Brunati, Marro, Gonzalès, Tonnino, Lucas et par les miennes. » D’abord on a constaté chez les criminels, dans une proportion qui varie fort, il est vrai, selon les observateurs (tantôt 12 ou 14 pour 100, tantôt 33 pour 100), des cas d’épilepsie convulsive. Puis les cheveux des criminels et des épileptiques tombent et blanchissent plus tard que ceux des honnêtes gens. Dans les jours d’orage, où les accès des épileptiques deviennent plus fréquens, les hôtes des prisons déchirent leurs vêtemens, brisent leur mobilier, frappent leurs surveillans. M. Lombroso remarque aussi chez les uns et chez les autres « la tendance au vagabondage, l’obscénité, la paresse, la vanité du délit, la graphomanie, l’argot, le tatouage, la dissimulation, l’absence de caractère, l’irritabilité instantanée, la mégalomanie, l’intermittence dans les sentimens et dans l’intelligence, la lâcheté, etc. » Parlant des criminels « passionnés, » il dit encore : « l’instantanéité, la conscience dans l’acte incriminé, l’éréthisme, la sensibilité exagérée dont ces gens sont dotés absolument comme quelques épileptiques, sont les anneaux qui renouent les deux phénomènes. »

Une objection saute aux yeux d’abord. On ne rencontre guère chez les criminels les symptômes de cette névrose à marche chronique que les savans, comme les gens du monde, nomment épilepsie. L’épileptique pâlit, pousse un cri, tombe ; les muscles se raidissent, la sensibilité s’efface et presque aussitôt les convulsions commencent ; il se tord, écume, grince des dents, se mord la langue : encore une fois ces phénomènes ne se reproduisent, en général, ni chez le délinquant né, ni chez le délinquant per impeto. C’est pourquoi les anthropologues usent et abusent des mots « épilepsie larvée ; » mais, une fois lancés, ils ne s’arrêtent plus, et M. Lombroso prétend établir, nul ne l’ignore, que le génie, cette manifestation éclatante de l’intelligence humaine, est une variété de l’épilepsie larvée. Ce ne sera pas, pour la postérité, l’une des moindres aberrations de l’esprit « scientifique » contemporain que d’avoir englobé dans une même « catégorie » Napoléon, Molière, Jules César, Pétrarque, Pierre le Grand, Mahomet, Haendel, Swift, Richelieu, Charles-Quint, Flaubert, Dostoïewski, saint Paul, et l’ignoble population des prisons ou des bagnes. Cette épilepsie larvée, qui mène à tout, qui fonde des religions ou des empires, inspire des sonnets immortels et donne le Misanthrope l’Avare au théâtre, en même temps qu’elle enfante des escrocs et des meurtriers, apparaît comme une véritable imagination, plus bizarre et plus conjecturale que les autres. M. le professeur Lacassagne a dit, avec une grande politesse, au congrès de Rome : « Tout en faisant les plus grandes réserves sur la théorie de mon savant ami M. Lombroso, je ne puis cependant m’empêcher d’objecter que le mot d’épilepsie larvée n’est pas assez nettement défini pour en faire l’équivalent de criminalité. » Je ne peux pas plus m’en empêcher que M. Lacassagne.

Mais comment concilier cette théorie de l’état épileptoïde avec la thèse de la régression atavique ? Je crois bien que M. Lombroso n’a pas renoncé précisément à les combiner, tout en paraissant reconnaître, au congrès international de 1889, qu’on avait fait d’abord à l’atavisme une part bien large. En effet, il reproche vivement à ses adversaires, au lendemain du congrès, de contester encore « la continuité entre les hommes et les animaux, continuité dont les découvertes paléontologiques les plus récentes comblent chaque jour les lacunes, » et se prévaut d’observations faites sur les anthropoïdes. Mais la conciliation n’est pas facile, car il faudrait prouver d’abord que ces ancêtres, historiques ou préhistoriques, étaient eux-mêmes des épileptiques ou tout au moins qu’on peut trouver dans leurs rapines et leurs violences le germe d’un état épileptoïde. Comment le prouver ? M. G. Vidal a déjà remarqué, répondant au docteur Marro, que l’affaiblissement physiologique des centres nerveux, loin d’offrir un phénomène de réapparition ancestrale, doit être plutôt regardé comme un produit de la civilisation, de ses vices et de ses excès. Il ne faut pas, pour mieux terrasser la liberté humaine, tout ramasser contre elle et recourir à des argumens qui se heurtent ou s’excluent l’un l’autre : ce serait méconnaître les règles de la méthode expérimentale, qu’on prétend appliquer, et s’ôter le droit de médire des antédiluviens qui font encore de la « métaphysique. »


II.

C’est le moment de faire un peu de science appliquée, car on ne peut pas rester, en cette matière, dans les hautes régions de la théorie pure. Pendant que le criminologiste disserte sur la dégénérescence atavique ou sur l’état épileptoïde des malfaiteurs, un voleur l’attend peut-être au coin de la rue pour le dévaliser. Par bonheur, la police est aux aguets et, quand le crime sera consommé, suivra les traces du délinquant : celui-ci sera bientôt reconnu, désarmé, saisi, mis hors d’état de nuire. On procède à son interrogatoire.

Mais l’inculpé se défend et proteste de son innocence : à l’en croire, la police était sur une fausse piste ; il invoque un alibi produit des témoins à décharge, apporte de bons certificats et jette le trouble dans l’esprit du juge. Appelons donc à la rescousse la science anthropologique. M. Anfosso n’a-t-il pas lu, le 13 août 1889, au congrès de Paris, un mémoire écrit en collaboration avec M. Romiti, professeur à l’université de Pise, « sur la possibilité de faire servir la méthode et les instructions de l’anthropologie criminelle aux recherches de la police ? » Dès 1885, M. Pugliese n’avait-il pas soutenu devant le congrès international de Rome, qu’il fallait, au début des procès criminels, scruter non-seulement « les conditions du milieu où le phénomène s’était produit, » mais encore « les précédens somatiques et psychiques » du prévenu ? Or on n’a que taire, pour une telle besogne, de magistrats versés dans l’étude des Pandectes : la criminologie positiviste ne peut pas supporter que des licenciés en droit participent à l’administration de la justice criminelle ; elle regarde les jurisconsultes comme une gent routinière, imbue de sots préjugés, et nous assigne probablement, dans sa théorie de la réapparition ancestrale, des aïeux peu considérables. C’est donc le personnel des juges instructeurs qu’il faut renouveler d’abord : on les remplacera, comme l’exige M. Garofalo, par des hommes nourris du suc des sciences anthropologiques et qui pourront « discerner l’une de l’autre les classes de délinquans par leurs caractères anthropologiques et psychologiques. » Toutefois il est à craindre qu’on n’arrive pas du premier bond à cette transformation radicale et que le personnel, même épuré, ne laisse longtemps à désirer. On devra donc appeler, à chaque phase de la procédure, des experts anthropologues.

L’emploi des experts dans l’instruction criminelle n’est pas une nouveauté : même aujourd’hui, sous l’empire de la législation qu’il s’agit d’abolir, le juge les consulte sans cesse. Ces coups, ces blessures étaient-ils de nature à donner la mort ? ont-ils été suivis d’une infirmité permanente ? quelle incapacité de travail ont-ils occasionnée ? cette substance est-elle un poison mortel ? cette femme a-t-elle été violemment outragée ? Le délinquant est-il sain d’esprit ou n’a-t-il plus la plénitude de sa responsabilité morale ? On appelle des médecins ou des chimistes pour préparer la solution de ces questions techniques, et leurs conclusions sont non-seulement accueillies avec la plus grande déférence, mais généralement adoptées. Dans la nouvelle procédure, le rôle de l’expert sera démesurément agrandi. Tant qu’il s’agit de prononcer sur la culpabilité d’un homme à l’aide du bon sens et de l’équité naturelle, le juge est au premier plan ; dès que tout devient la matière d’une investigation scientifique, l’expert absorbe le juge. Il faut transporter, a dit logiquement M. Ferri, le droit de prononcer de ceux qui ne savent pas à ceux qui savent. Encore une fois, s’il faut se décider, quelle que soit la nature de l’accusation, d’après l’inspection anthropologique et physiologique du délinquant, la juridiction d’instruction, comme la juridiction de jugement, devient un rouage tout à fait secondaire. Ce qui importe, c’est le résultat des expériences faites, par exemple, conformément aux indications de MM. Lombroso et Marro, sur la sensibilité tactile, générale et comparée des deux côtés du corps des prévenus à l’aide de l’esthésiomètre et de la pile électrique, sur leur pouls à l’aide du sphygmographe, sur leur respiration, sur la force respective de leurs mains à l’aide du dynamomètre, sur l’état de leur vision, etc. La société peut être rassurée. Dans les circonstances délicates, où le juge des temps passés n’eût pas osé peut-être décerner un mandat de dépôt contre l’inculpé, le juge de l’avenir, apprenant des experts que la sensibilité des index gauche et droit est à peu près égale chez ce personnage (indice d’une gravité particulière !) et pouvant constater par ses propres yeux qu’il a le crâne allongé, les oreilles retombantes, la mâchoire volumineuse, un sourcil plus haut que l’autre, maintiendra notre homme en état d’arrestation.

C’est que la nature même des preuves serait désormais changée. M. Gabelli, répondant aux anthropologues dans la Rivista penale du 30 juin 1886[8], prête à quelque avocat-général ce plaisant discours : « Messieurs les jurés, l’accusé n’a pas avoué, et les indices qui le chargent ne suffisent pas pour engendrer dans vos esprits une conviction absolue, mais les médecins experts l’ont examiné, ils lui ont trouvé un angle facial de tant de degrés et un crâne d’une forme irrégulière. Regardez-le en face ; son front est bas, son teint foncé, son regard oblique, ses bras sont longs, ses cheveux hérissés et plantés au milieu du front, il est tatoué. En outre, son père a subi une condamnation pour vol et est mort dans une maison de fous. Les signes corporels de l’hérédité complètent la preuve, insuffisante par elle-même, de sorte que vous pouvez tenir pour certain que cet homme est coupable et le déclarer tel. » C’est là, qu’on le remarque, une nouvelle théorie des preuves légales, plus scientifique en apparence, au fond non moins déraisonnable que celle de l’ancien régime. Nos contemporains se souviennent à peine de ce qu’était, avant 1789, ce système absurde, si rudement bafoué par Voltaire. Alors on ne demandait pas au juge quelle était sa conviction intime ; il ne pouvait condamner sans que l’accusation eût fourni certaines preuves déterminées d’avance : quand elle les avait fournies, il ne pouvait plus ne pas condamner. Il faudra, ce me semble, un grand courage aux criminologistes modernes pour faire sanctionner par des lois ces nouvelles règles de certitude et transformer les tribunaux, sous le joug de la « science, » en machines à juger. Une nouvelle légion de philosophes sommera les gouvernemens de « prêter l’oreille au sang innocent » d’autres Calas ; un nouveau Servan fera parler les victimes du fond de leur tombeau.

Ce qui peut être prédit à coup sûr, c’est qu’on ne pliera pas à ce joug le jury, ce jury auquel le législateur français « ne demande pas compte des moyens par lesquels il s’est convaincu, n’impose point de règles desquelles il doive faire particulièrement dépendre la plénitude, la suffisance d’une preuve, et prescrit seulement de s’interroger dans le silence et le recueillement, de chercher en toute sincérité quelle impression ont faite sur sa raison les preuves rapportées contre l’accusé, les moyens de sa défense[9], » et qui ne supporterait pas un autre langage : aussi l’anthropologie criminelle n’a-t-elle pas assez de dédains pour les jurés. Il n’est pas inutile de faire connaître à la démocratie contemporaine les anathèmes lancés par les chefs de l’école positiviste contre une institution prônée par les démocrates. Ces « délégués du pays qui n’ont point d’esprit de corps à ménager, de position à défendre, de préjugés juridiques à consulter, associés aux sentimens qui se manifestent dans la société parce qu’ils les éprouvent eux-mêmes, avertis de ses périls et ressentant ses inquiétudes, qui doivent à la justice leur appui parce que la justice est la sauvegarde des droits de tous[10], » paraissent à M. Ferri comme au baron Garofalo tout à fait incapables d’appliquer les principes de la science nouvelle. Ce dernier signale le jury comme un « reste malencontreux et baroque des âges barbares, égaré dans les législations modernes. » — « La garde nationale, dit-il encore, a été abolie comme un non-sens, et cependant elle était au moins inoffensive : le jury est aussi un non-sens ; mais il est extrêmement dangereux. » Je n’essaierai pas de nier certaines défaillances ; mais ce que la criminologie positiviste reproche aux jurés, c’est de juger dans la simplicité de leur conviction, comme ils ont jugé naguère dans l’affaire Eyraud et Gabrielle Bompard, c’est de se former une opinion d’après leur sens intime et non d’après une déduction scientifique, ce qui fait précisément leur mérite et leur raison d’être. En dépit de ses faiblesses, le jury l’emporte, pour décider du fait, au grand criminel, sur un collège d’anthropologues diplômés.

En général, la criminologie positiviste est dure pour les inculpés.

D’abord, elle fait de son mieux pour ébranler une règle fondamentale de notre procédure pénale, la présomption de l’innocence de l’accusé, sinon dans la période de l’instruction préparatoire, au moins quand on arrive à la phase définitive des débats, dans le cas où les indices organiques et psychiques relevés par l’anthropologie tendent à démontrer la culpabilité[11].

Depuis un demi-siècle, les législateurs ont cru non-seulement en France, en Belgique, en Italie, mais dans presque toute l’Europe, qu’il convenait d’apporter à la détention préventive tous les tempéramens conciliables avec les exigences de l’intérêt public : on a donc fait, à peu près partout, des lois sur la mise en liberté provisoire. Les criminalistes de l’ancienne école en critiquent certaines timidités ou certaines exagérations, mais en approuvent unanimement le principe, et les juges d’instruction les moins disposés à subir une réforme hâtive de la législation criminelle ne songent plus qu’à les perfectionner[12]. Au contraire, les anthropologues ne regardent, en général, la prolongation d’une détention préventive, même injuste, que comme un « accident désagréable, » et cette sorte d’erreur judiciaire n’est pas pour leur faire « jeter les hauts cris. » Aussi malmènent-ils la liberté provisoire : « Elle change, s’il faut en croire M. Garofalo, les tribunaux en théâtres à bouffonneries et à pochades, elle encourage le monde criminel, elle décourage la partie lésée et les témoins, elle démoralise la police ; l’absurde atteint son comble lorsqu’un premier jugement établit déjà la culpabilité. » Ces logiciens supposent évidemment que, l’inspection anthropologique et physiologique ou l’examen d’une généalogie étant défavorables à l’inculpé, la société ferait un métier de dupe en se dessaisissant un moment de sa capture. Singulière façon d’entendre et de rendre la justice !

C’est qu’il n’y a plus, à proprement parler, de justice. À la transformation de l’organisation judiciaire et de la procédure pénale succède nécessairement la suppression des pénalités. On peut dire que toute l’anthropologie criminelle aboutit à cette proposition de M. Ferri : « La société doit seulement considérer le délit comme l’effet d’anomalies individuelles ou comme un symptôme de pathologie sociale, réclamant de toute nécessité l’isolement des élémens d’infection et l’assainissement de l’atmosphère où s’en développent les germes. » C’est logique. Toute peine suppose un coupable, et la culpabilité suppose la responsabilité, par conséquent implique le libre arbitre. Or le libre arbitre est, pour la criminologie positiviste, la superstition qu’il faut extirper à tout prix. Ainsi la société peut assainir, isoler, éliminer : elle est décidément privée du droit de punir. Cette théorie de l’élimination est la plus impitoyable et la plus décourageante qui ait hanté le cerveau des savans et des philosophes. Il y a déjà plus d’un siècle que l’humanité, rougissant des anciens systèmes répressifs, s’est révoltée contre un régime pénitentiaire propre à dégrader le coupable, à lui inspirer des sentimens abjects, à fomenter en lui la haine et la vengeance. Non-seulement elle a maudit les peines dépravatrices qui préparent le criminel à de nouveaux crimes et doublent le péril social ; mais, soulevée par une grande espérance, elle s’est élancée vers des horizons nouveaux. Elle a jugé possible d’organiser un système de peines correctionnelles en même temps qu’afflictives, c’est-à-dire de parler à l’âme du coupable, de l’amender en le frappant, de vaincre ses habitudes de paresse, de lui donner un apprentissage professionnel, une instruction morale et religieuse ; elle n’a pas désespéré de le convertir. De là, ces prisons coûteuses dans lesquelles on ouvre la cellule des détenus aux communications bienfaisantes en la fermant aux communications corruptrices ; de là ces œuvres de sauvetage, de patronage et de protection fondées en faveur de l’enfance abandonnée ou coupable, ces colonies pénitentiaires, ces asiles, ces ouvroirs où l’on reçoit des milliers de petits vagabonds et de petits voleurs dans une vue de redressement et de régénération ; de là ces libérations conditionnelles qui s’introduisent peu à peu dans les principales législations de l’Europe et de l’Amérique pour récompenser, après un certain temps d’épreuve, les détenus dont la conduite fait supposer l’amendement. Mais tout cela devient absurde, si le délit n’est que la manifestation d’une loi d’évolution, ou si la criminalité n’est que le résultat fatal d’une mauvaise organisation cérébrale. Aussi M. Ferri, le théoricien de l’école, commence-t-il par nier le remords : « Sauf les délinquans entraînés par l’élan d’une passion, les malfaiteurs, par l’effet d’une insensibilité qui leur est propre, ne sentent pas plus le remords après avoir commis le mal, qu’ils n’éprouvent de répugnance avant de le commettre. » Il va, par conséquent, nier l’amendement : « l’homme n’est pas libre, dit-il : dès lors, que sert-il de le contraindre à s’amender ? Celui qui sera sorti de prison, même après avoir donné des preuves de sa résipiscence, retournera là où le délit a son foyer, là où il donne son impulsion, préparant une société corrompue et corruptrice[13]. » Ainsi donc le temps des illusions est passé : la peine doit être exclusivement répressive, parce qu’elle atteint des êtres également incorrigibles, ou plutôt, la société ne punit plus ; elle se débarrasse de ce qui la gêne.

Quel est l’acte punissable ? Les vieux criminalistes répondront : tout acte contraire à la notion du juste et qu’il importe à la société de réprimer. En effaçant la première de ces conditions, en envisageant la pénalité comme « une simple réaction de la société contre les élémens qui la troublent, » on arrive à des conséquences effroyables. Le juge, aujourd’hui, croirait enfreindre un devoir s’il ne mesurait le châtiment à l’acte coupable : l’anthropologie criminelle propose, par la bouche de M. Garofalo, de remplacer la proportionnalité de la peine au délit « par la recherche de l’idonéité du coupable à la vie sociale. » Un accusé sera donc puni plus sévèrement pour s’être emparé d’un pain que pour avoir dévalisé la Banque de France, s’il est jugé moins capable de s’adapter au milieu social et de livrer le combat pour l’existence, « tout se ramenant à la vraie détermination de la nécessité sociale. » M. Garofalo, fidèle à ses prémisses jusqu’au bout, n’a pas craint d’imprimer « que, si le fou homicide est réellement et en permanence dangereux, comme le serait un délinquant né, il ne verrait aucune raison pour distinguer l’un de l’autre devant la guillotine. » Cette proposition, n’en déplaise à la « science, » nous paraît fort peu scientifique.

Il faut « éliminer pour toujours » les délinquans vraiment incurables, disait encore au congrès de Paris, le 14 août 1889, M. Ferri. Or le plus sûr moyen d’élimination, c’est la mort. Mais si la peine de mort est, comme nous le pensons, légitime, l’homme ne doit l’appliquer à ses semblables qu’avec une extrême circonspection. Les anthropologues répondent que si, dans le règne animal, « la difformité physique d’un individu le fait mettre au ban de la communauté, » l’homme parvenu à l’extrême limite de la difformité morale « ne peut plus être considéré comme notre semblable. » « Si ses sentimens, écrit M. Garofalo, ne se trouvent pas à l’unisson de ceux qui, dans le degré actuel d’évolution, sont communs à notre race, il n’est donc pas un membre de notre société et ne peut être assimilé à ceux qui en font partie ; il se trouve attaché, par hasard, à notre milieu, comme une mauvaise plante qu’il importe d’arracher. » M. Proal, conseiller à la cour d’Aix, un des adversaires de la nouvelle école, blâme à bon droit le magistrat napolitain de citer avec admiration les terribles exécutions d’Henri VIII et d’Elisabeth qui, en débarrassant la société des mendians et des vagabonds, ont opéré sur le sol anglais une sélection importante, et d’avoir fait des vœux pour que l’œuvre d’épuration fut continuée. Il est au moins étrange qu’un certain nombre d’anthropologues italiens, acceptant ou professant de telles doctrines, aient inscrit le nom de Beccaria sur leur drapeau[14].

Cependant, on veut bien réserver (c’est peut-être une inconséquence !) la peine capitale aux malfaiteurs qui ont « violé le sentiment de pitié avec une cruauté innée et instinctive. » C’est par la déportation que les autres seraient éliminés. M. Lombroso, après avoir montré dans son dernier ouvrage, d’une façon d’ailleurs très sommaire, « quel foyer de corruption et quelle source d’incorrigibilité sont les prisons, » oppose la transportation à l’emprisonnement comme le seul régime qu’on puisse « rationnellement appliquer » à certaines catégories de délinquans. Nous aurions voulu connaître, à vrai dire, son avis sur le système compliqué que M. Garofalo développe dans sa Criminologie. La transportation ordinaire dans une colonie de l’État pour un temps indéterminé, avec une période d’observation de cinq à dix ans, ne serait appliquée qu’aux condamnés pour viol, pour blessures suivies de mutilation et pour des délits moins graves, tels que la calomnie, les sévices sur une personne incapable de se défendre : les voleurs, les incendiaires, les escrocs et les faussaires non aliénés, mais ayant un instinct criminel (soit une névrasthénie morale, selon le professeur Benedikt), que leur improbité fût congénitale ou devînt instinctive après avoir été fortuite, partiraient pour une terre éloignée, une colonie naissante, où la population serait encore espacée, et où le travail assidu serait la condition absolue de l’existence. Mais si la « névrasthénie » est insurmontable, une nouvelle élimination devenant nécessaire, on conduira le relégué dans une contrée sauvage et on l’y abandonnera ; il deviendra l’esclave des indigènes, à moins que ceux-ci ne le percent de leurs flèches. Le même sort attend les condamnés de la première catégorie, qui seraient en état de récidive. Voilà sans doute une nouvelle manière, ingénieuse et terrible, de pratiquer la sélection, et j’entends retentir l’exclamation de notre vieux Montaigne : « Combien j’ai vu de condamnations plus criminelles que crimes ! »

C’est ici qu’il convient de mettre en relief une des fantaisies les plus surprenantes de la criminologie positiviste. Il est bon d’éliminer, pour le présent ; le chef-d’œuvre serait d’éliminer pour l’avenir. Le criminel « engendrant nécessairement un criminel, comme une vipère produit une vipère, » la sélection sera défectueuse si l’on permet aux délinquans de se reproduire. M. Garofalo demande, en conséquence, que l’infécondité leur soit imposée par une opération chirurgicale[15]. La science a de dures exigences, et ce sera, pour beaucoup de pays, un revirement pénible, la castration étant généralement regardée comme un crime des plus graves, par exemple en France, où elle est punie des travaux forcés à perpétuité. Cependant l’idée, toute scientifique qu’elle puisse être, ne pèche-t-elle pas par le côté pratique ? Outre qu’on ne peut voir apparaître sans inquiétude une nouvelle et nombreuse classe de fonctionnaires préposés à cette immense et délicate besogne, le législateur manquerait son but, croyons-nous, d’abord parce que beaucoup de délinquans ont déjà procréé des enfans avant d’être découverts et mis sous la main de la justice ; or ce serait le comble de l’extravagance que d’imposer l’infécondité sur de simples soupçons ou par voie de médication préventive. Mais la raison décisive est dans le vice de la théorie fondamentale. Il est établi, disions-nous, que la grande majorité des criminels est issue de parens honnêtes, et, par conséquent, le point de départ est faux. Le voleur et l’homicide n’engendrent pas le voleur et l’homicide comme la vipère engendre la vipère ; le fils d’un scélérat peut être un bienfaiteur de l’humanité. Cela suffit pour que l’homme ne s’arroge pas le droit de mutiler l’homme et d’empêcher la transmission de la vie.

La théorie de l’élimination se présente sous un aspect moins farouche depuis que la thèse du criminel aliéné se combine avec celle de l’atavisme, la pénètre et tend à la modifier. « Nous appelons de tous nos vœux, lit-on dans un rapport fait au congrès de Rome, en 1885, par M. Frigerio, le moment non éloigné où le triomphe de la méthode expérimentale arrachera des prisons les délinquans de naissance pour les confier aux cliniques criminalistes. » Les criminels vont évidemment profiter, dans cette nouvelle phase, des égards qu’on doit aux fous.

Tous les anthropologues n’assignent pas, à vrai dire, la même place à la folie dans le développement de la criminalité : — « Le criminel est un infirme et un malade, » écrivait en 1887 M. Acollas. Si l’on tombe dans cet excès de généralisation, si l’on se laisse aller à confondre la folie et la criminalité, le législateur n’a plus qu’à fermer les prisons en les remplaçant par des hôpitaux. Aussi M. Acollas supprime-t-il entièrement la peine pour lui substituer « le traitement le mieux approprié à l’état du délinquant. » — « Il n’y a pas encore un siècle, lit-on dans il Diritto di punire de M. Ferri, on punissait les fous comme les délinquans, parce qu’on imputait à la volonté malfaisante ce qui n’était l’effet que d’un organisme malade : le changement qui s’est produit dans la manière de traiter les fous doit se produire maintenant dans celle de traiter les délinquans, victimes de leur nature, » et cette idée paraît être à l’éminent professeur la plus féconde qu’il ait produite.

Mais ces délinquans, qui sont-ils ? L’anthropologie criminelle n’a pas inventé que les véritables fous devaient être placés dans les maisons de fous : on le savait bien avant sa naissance ! Elle a découvert un état mental particulier, la « folie morale, » qui n’a rien de commun avec la folie ordinaire. Le fou moral ou « psychopathe » pense avec logique, raisonne ses actions, mais est dépourvu de toute notion morale, ne songe qu’à lui et ne s’inquiète pas des autres : tout ce qui lui sert est bien, tout ce qui le contrarie est mal ; il ne voit que la minute présente, et, pour satisfaire son caprice, ira jusqu’au crime. Le professeur Babinsky propose de ne pas le punir, parce que c’est un malade irresponsable, et de ne pas l’enfermer même dans une maison d’aliénés, parce qu’il est incurable et que cette mesure aggraverait plutôt son état[16]. Mais cet avis lui appartient en propre. On s’accorde, en général, à reconnaître que le psychopathe doit être séquestré dans un asile spécial pourvu que rien n’y fasse pressentir « une expiation, une punition, une vengeance. » Mais où commence, où finit ce criminel étrange, qu’il faut soigner et non punir ? M. Ferri distingue les délinquans fous ou demi-fous, les délinquans nés, les délinquans d’occasion, de passion ou d’habitude, mais en déclarant aussitôt qu’on trouve dans les deux dernières catégories comme dans la première des gens incapables de résister à la mauvaise impulsion. Quant à M. Lombroso, il enseigne clairement, au dernier chapitre de l’Uomo delinquente, « l’analogie, l’identité complète entre le fou moral et le délinquant né. » — « j’ai trouvé, dit-il encore au congrès de Paris, que le fou moral et le criminel n’étaient qu’un[17]. » M. Brouardel faisait observer au même congrès que, s’il fallait appliquer les idées de M. Garofalo, le criminel ne devrait être gardé à vie dans un établissement spécial.

À quelque nuance qu’on s’arrête, tous ces criminologistes étendent démesurément le domaine de la folie et restreignent beaucoup trop celui du crime. Il faut se donner beaucoup de mal pour déplacer ces frontières naturelles. On n’aura pourtant fait ce grand effort que pour obtenir un résultat fâcheux : s’il est mauvais de traiter un fou comme un criminel, il est presque aussi regrettable de laisser croire qu’on enferme un criminel comme on enferme un fou. Par là même on abolit la véritable idée de la sanction pénale, on altère dans la conscience publique la notion du bien et du mal. Il est vrai que nous faisons sourire un peuple de savans en admettant qu’il existe encore une distinction entre le bien et le mal.

Mais les législateurs, gens nécessairement pratiques, sentent très bien que la société va se dissoudre si le contre-sens moral de la criminologie positiviste passe des livres dans les lois. Aussi peut-on prédire qu’aucun pays n’en fera le principe réformateur de ses codes criminels. L’Italie nous donne, à ce point de vue, un exemple décisif. Elle vient de promulguer un code pénal et, si les doctrines de la nouvelle école devaient prévaloir quelque part, c’est assurément sur la terre classique de l’anthropologie criminelle. L’occasion était admirable, unique. Cependant, ainsi que le constate M. L. Lucchini, professeur à l’Université de Bologne et rédacteur du projet de code pénal[18], les idées de M. Lombroso et de ses disciples ne furent accueillies ni par le gouvernement du roi, ni par les chambres. M. Ferri était bien placé pour en réclamer l’application, puisqu’il appartenait à la chambre des députés. Il prononça dans la discussion générale un long discours, mais ses paroles n’eurent pas d’écho dans le parlement : il ne put, au demeurant, faire modifier le projet de loi. C’est un grand échec et peut-être le symptôme d’une décadence prochaine.


III.

M. Lombroso, en constatant, dans la préface de son dernier livre, écrite quelques semaines après la clôture du dernier congrès international, que les novateurs ont de rudes assauts à soutenir, traite avec un certain mépris « les éclectiques doucereux qui, pareils aux éponges, absorbent tout et, ne rejetant rien ou presque rien, laissent chacun satisfait de lui-même. » Nous ne sommes pas de ces éclectiques, le lecteur a pu s’en apercevoir. Mais il est bien rare, nous nous trouvons d’autant plus à l’aise pour le reconnaître, qu’un aussi grand nombre d’hommes sérieux, de savans convaincus, se soient livrés à de tels travaux sans qu’il y ait lieu d’en tirer quelque profit. La criminologie positiviste s’égare le plus souvent ; pourtant, elle nous suggère un certain nombre de réflexions utiles et nous permet de glaner, même dans le champ de ses erreurs, quelques vérités.

Il n’est pas besoin d’une longue réflexion pour s’apercevoir que les anthropologues italiens, trop souvent prêts à sacrifier les droits des individus aux intérêts du corps social, réagissent, avec un certain nombre d’hommes d’État et de moralistes, contre l’affaiblissement systématique de la répression pénale. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’opinion publique se révoltait à bon droit contre l’atrocité des peines. C’est l’époque où la torture interroge et la douleur répond, où le bourreau peut se dire, après l’exécution décrite par Joseph de Maistre : « Nul ne roue mieux que moi ; » où la peine de mort est appliquée, en dix ans (1760-1770), quarante-six fois à Valence, cent deux fois à Lyon, cinquante-huit fois par le parlement de Grenoble, quatre cent soixante-douze fois par celui d’Aix. On comprend que Voltaire, d’Alembert, Helvétius, d’Holbach, Servan, aient avant tout réclamé l’adoucissement des lois pénales ; que Catherine II, dans des instructions célèbres, Louis XVI, dans sa déclaration du 1er  mai 1788, aient pressé l’accomplissement de cette réforme, et que Marat lui-même ait fait imprimer, en 1789, un livre contre la peine capitale. Mais, ainsi que le reconnut Servan, « l’adoucissement des peines a son époque comme il a sa mesure. » Il serait absurde de se figurer qu’on peut, en affaiblissant indéfiniment le système pénal, le perfectionner indéfiniment, et, si quelques philanthropes se repaissent encore de cette illusion, il est bon de la leur enlever. Quand la crainte du châtiment n’intimide plus le malfaiteur, la criminalité se développe. Non-seulement la société ne doit pas encourager le crime, mais elle est tenue de le décourager. Or, depuis que la France, par exemple, note chaque année le nombre de ses crimes et de ses délits, l’accroissement des uns et des autres n’a point, pour ainsi dire, cessé. La série des cinquante dernières années (1838-1887) a commencé par 237 accusés ou prévenus (jugés à la requête du ministère public), elle finit par 552 pour 100,000 habitans. Dans ce demi-siècle, la criminalité de notre pays a donc augmenté de 133 pour 100. Il y a plusieurs manières d’expliquer cet accroissement déplorable ; mais comme aucune d’elles ne satisfait ni ne rassure l’opinion publique[19], il est impossible que la société ne se demande pas si, par amour de l’humanité, ses faiseurs de lois n’ont pas sacrifié les premiers intérêts de l’humanité. N’a-t-on pas trop désarmé ? La criminologie positiviste est de cet avis. Sans cesser de maintenir la théorie du libre arbitre et la proportionnalité de la peine à la culpabilité, les criminalistes de l’ancienne école auront à tenir compte, en ce point, de ses travaux et de ses leçons, ne fût-ce que pour empêcher l’abus des circonstances atténuantes, à plus forte raison l’introduction des circonstances « très atténuantes » et pour défendre la légitimité de la peine capitale contre trois ou quatre survivans du XVIIIe siècle.

C’est au même mouvement d’idées qu’il faut attribuer la réaction de l’opinion publique contre le jury. Quand un certain nombre d’anthropologues traitent cette institution de « prudhommesque, » la comparent ironiquement à la garde nationale et proposent de l’enterrer au plus vite, ils n’ont pas de courant à remonter. Il y a trente ans, une telle proposition eût discrédité leur système ; je crains qu’elle ne le réhabilite. Quelques acquittemens inattendus ont été débattus et blâmés par la presse parisienne : de grands journaux qui suivent ordinairement l’opinion générale et la guident quelquefois, se sont avisés de juger ces juges populaires, et les ont malmenés. Un de nos plus illustres philosophes ne se plaignait-il pas hier encore, dans une notice lue à la séance publique de l’Académie des sciences morales, de retrouver « l’influence des doctrines ambiantes, » non-seulement au théâtre et dans les romans, mais « dans les jugemens du jury ? » Peut-être, au moment où nous écrivons ces lignes, faut-il un peu plus d’indépendance pour défendre le principe de l’institution que pour l’attaquer. Profitons donc de la nouvelle leçon que nous donnent M. Garolalo et ses alliés, non pour supprimer le jury, mais pour l’améliorer, La magistrature française, par exemple, suspecte, quoi qu’elle fasse, à d’implacables adversaires, incessamment secouée par nos révolutions politiques, dénigrée par les uns et mollement défendue par les autres, ne peut plus administrer la justice pénale à elle seule ; elle succomberait à cette tâche écrasante, sans profit pour le pays. Mais ne pourrait-on pas enlever au jury les crimes contre les mœurs, les avortemens, même les infanticides ? est-il utile de déplacer et d’arracher à leurs affaires un si grand nombre de citoyens pour juger, entre autres infractions, les vols commis par des domestiques, des aubergistes ou des voituriers ? Personne n’ignore que, dans la pratique, le ministère public, d’accord avec le juge d’instruction, correctionnalise un certain nombre de crimes secondaires, et que les prévenus, loin d’accepter la suppression des circonstances aggravantes, avec la perspective d’une peine plus douce, astreignent souvent par des conclusions expresses, dans l’espérance d’obtenir un verdict négatif du jury, le tribunal correctionnel à constater sa propre incompétence : ne vaudrait-il pas mieux que la loi même eût d’avance dessaisi le jury ? Plusieurs hommes d’état se sont figuré qu’il fallait faire coïncider le droit à l’électorat et l’aptitude aux fonctions de juré. Si l’on s’entête dans cette idée, le mal est sans remède. Il faudrait avoir le courage de ne pas mêler la politique à tout ce qui lui échappe, et de laisser chaque chose à sa place. Il s’agit bien moins de faire participer le plus grand nombre à l’administration de la justice que de constituer un jury très éclairé, très solide, capable de ne se laisser ni séduire ni dominer. Qu’on fasse de bonnes listes, comme le demande M. Proal, et l’on aura du même coup vengé, relevé, consolidé le jury.

On sait que l’action pénale et la peine elle-même sont éteintes en général et dans notre pays en particulier, par un laps de temps assez court. Les criminologistes proposent de supprimer ou de restreindre à quelques cas cette double prescription, estimant sans doute que, si la criminalité doit être envisagée comme le résultat fatal d’une mauvaise organisation cérébrale ou d’une difformité morale héréditaire ou d’un état épileptoïde, il importe peu que le souvenir du délit commence à s’effacer : la société garde le même intérêt à réagir contre les élémens qui l’ont troublée et la troubleront encore. Tout en contestant les prémisses du raisonnement, je me demande s’il n’y a pas une part de vérité dans la conclusion. Des incendies ont ruiné quelque pauvre village, plusieurs assassinats y ont semé l’épouvante, et le souvenir de ces forfaits subsiste encore : l’intérêt social exige-t-il que l’incendiaire ou l’assassin puisse impunément, au bout de dix ans, proclamer son crime et s’en glorifier ? Il y a longtemps que Bentham demandait à la société de ne pas conclure un tel pacte avec les grands coupables.

La criminologie positiviste ne traite pas le droit de grâce avec une moindre défaveur et peut-être n’est-elle pas, sur ce point, en désaccord avec l’opinion publique. Celle-ci n’a plus, de nos jours, qu’un médiocre souci de l’ancienne prérogative royale, et pardonne aisément à Richelieu lui-même d’avoir « au fils du roi Henri rayé son droit de grâce. » Elle féliciterait plutôt le roi régnant de Suède et de Norvège, repoussant dans une circonstance mémorable deux demandes de commutation parce qu’il ne lui appartenait pas de supprimer d’un trait de plume une loi votée par les chambres et sanctionnée par la couronne. Au demeurant, elle désapprouve la grâce systématique et la grâce arbitraire : la première est une injure au législateur lui-même, dont elle critique et corrige de parti-pris les ordres souverains ; la seconde est un acte de mollesse ou de complaisance : l’une et l’autre ont le tort de réformer au préjudice du corps social des condamnations mûrement réfléchies et régulièrement prononcées par les pouvoirs compétens. Peut-être y a-t-il lieu de mettre à profit les conseils des anthropologues italiens, non pour abolir le droit de grâce comme le demandaient déjà les philosophes du dernier siècle, irrités par l’abus des lettres de rémission, d’abolition, etc., mais pour le contenir. Un criminaliste des plus distingués enseignait à la Faculté de Paris, il y a trente ans, que la grâce est un rouage obligé de tout système « construit à la fois sur l’idée de répression et de correction, » et la formule nous semble encore irréprochable. L’anthropologie criminelle va sans doute plus loin, puisqu’elle ne compte pas sur l’amendement du condamné ; mais répudiant le principe, nous n’adoptons pas la conséquence. Nous concevons que la science ne s’accommode pas des « baguettes magiques[20] ; » mais la grâce motivée, raisonnée, reste le palliatif des longues peines, à plus forte raison des peines perpétuelles. La criminologie nous amène à conformer l’exercice du droit aux données de la philosophie pénale, et c’est un service qu’elle rend ; il s’agit seulement de contrôler ses prémisses et de l’arrêter à temps.

L’anthropologie criminelle force aujourd’hui tous les criminalistes, par l’excès même de ses généralisations, d’approfondir une des questions les plus intéressantes qui se soient offertes aux méditations de la science pénitentiaire. Convient-il d’établir des manicomes, c’est-à-dire des asiles spéciaux pour les criminels ? Ce qui gâte, en ce point comme en d’autres, les propositions de la nouvelle école, c’est sa tendance à confondre la folie et la criminalité. Si la plupart des délinquans sont des fous ou des demi-fous ; si, d’ailleurs, comme le soutenait au congrès international de Rome le professeur Solivetti, la « responsabilité partielle » n’existant pas, il faut envoyer tous les « névrosés, » tous les alcooliques, tous les hystériques, tous les « impulsifs, » quelles que soient « la forme ou l’intensité de la psychopathie, » dans ces manicomes, les prisons proprement dites ne seront plus habitées que par leurs gardiens. Mais on peut, cette fois encore, éviter les exagérations des criminologistes en profitant de leurs travaux. Ils n’ont pas été, d’ailleurs, les premiers à s’apercevoir qu’il pouvait être utile à la société de prendre des mesures particulières soit contre les aliénés criminels, soit en leur faveur. En vertu d’une loi du 28 juillet 1800, votée à la suite d’un attentat commis à Drury-Lane contre la vie du roi par le fou Hadfield, les cours de justice anglaises durent enjoindre que toute personne acquittée comme irresponsable du crime à raison de son état mental serait retenue sous une étroite surveillance. Des établissemens spéciaux ont été créés, en 1850, à Dundrum pour l’Irlande ; en 1858 à Perth pour l’Écosse ; en 1863, à Broadmoor pour l’Angleterre ; d’autres se sont fondés aux États-Unis et au Canada. Mais au contraire, à Paris, la préfecture de police, recevant de la justice un prévenu que celle-ci regarde comme irresponsable, peut, à la condition de ne pas le laisser en prison, agir à sa guise ; soit le rendre à la liberté, c’est-à-dire le mettre à même de recommencer, presque sans interruption, ses tristes exploits, soit le placer dans un asile où il ne sera pas soumis à un régime spécial, c’est-à-dire où toutes les facilités lui seront offertes pour une évasion[21]. Aussi ne sommes-nous pas éloigné de partager l’avis des docteurs Semai et Motet, qui proposèrent, au congrès international de 1889, la fondation d’asiles spéciaux, « tels que ceux de Broadmoor et de Montelupo, » pour les aliénés criminels. Il n’est pas inutile de remarquer que le principe même de cette réforme vient d’être accepté par les rédacteurs du code pénal italien, si rebelles aux utopies de la nouvelle école, et même par le sénat français[22].

Tel n’était pas sans doute, au congrès de 1889, l’avis de M. Bajenof, directeur d’un asile où les aliénés criminels sont confondus avec les autres malades. Celui-ci ne trouve aucun motif pour distinguer les uns des autres, ne s’étant jamais aperçu « que les aliénés envoyés après un crime eussent exigé le moindre changement dans le régime de la maison. » Cette maison est assurément favorisée du sort, et ses cliens sont atteints d’une folie bien douce. Cependant le sens commun prescrit d’isoler les fous violens, les fous homicides, ceux qu’un délire érotique pousse aux attentats contre les mœurs, et bien d’autres encore. Il faut sans doute leur infliger un traitement spécial, intimider ceux que la crainte peut contenir, en tout cas les surveiller plus étroitement, défendre le personnel de la maison contre leurs excès, prendre des mesures rigoureuses pour empêcher leur évasion. Mais tout cela n’est possible que si l’on crée soit des quartiers distincts dans le même établissement, soit des établissemens distincts. M. Adolphe Guillot ne s’arrête pas à mi-chemin. Ce criminaliste pratique, d’un esprit si judicieux et si mesuré, tendant la main, dans cette unique circonstance, aux anthropologues italiens, propose l’érection d’établissemens où l’on recevrait non-seulement les aliénés criminels proprement dits, mais les demi-criminels, les demi-responsables, qui, dans l’état actuel des choses, obtiennent « une complète et scandaleuse absolution. » La loi, croit-il, faute d’organiser les moyens de répression et de préservation, ne sait pas atteindre le crime s’il est conçu dans un cerveau détérioré par l’alcoolisme ou s’il procède d’une volonté qui s’émiette. Il hâte donc de ses vœux l’ouverture de quelques maisons « où l’on retiendra sous de solides verrous » ces demi-fous, ces « candidats à la folie » qui circulent aujourd’hui dans les rues. Il y a peut-être, en effet, une expérience de ce genre à faire ; mais j’en signale immédiatement le péril. Le nombre des « candidats à la folie » va démesurément s’accroître. Il y a déjà beaucoup trop de coquins qui se targuent, devant les tribunaux de répression, de n’être qu’à moitié responsables : les nouvelles recrues formeront une armée. Or la perspective des manicomes n’est pas effrayante : si le code pénal n’est plus appliqué que par exception, la société devra se tenir sur ses gardes et les honnêtes gens seront à plaindre. Pour conclure, si l’on ne se sentait pas à même d’apporter dans l’appréciation des « demi-responsabilités » une extrême circonspection unie à la plus inébranlable fermeté, mieux vaudrait ne pas tenter l’épreuve.


Comment n’être pas frappé du péril auquel la nouvelle école expose le corps social non-seulement par la substitution plus ou moins générale de l’asile ou de l’hôpital à la prison, mais avant tout pour la négation du libre arbitre ? Il est assurément difficile d’enlever à l’espèce humaine le sentiment de sa propre liberté : je n’ose cependant contester qu’on puisse parvenir à le voiler par un très grand effort, et j’admets qu’un certain nombre de gens, peut-être un peu plus disposés qu’il ne faut à se laisser convaincre, soient fascinés par les raisonnemens du déterminisme. Les conséquences de ce bouleversement moral sont incalculables ! La statistique nous révèle le nombre des meurtriers et des voleurs, mais non celui des hommes qui, sollicités par leurs passions ou par leurs besoins, se sont raidis contre la tentation de mal faire. Persuadez à ces derniers que la résistance est impossible, que « tous nos actes, comme le disait Mme Clémence Royer au congrès international de 1889, sont déterminés par notre nature physique, » que « notre pensée est aussi déterminée, » peut-on douter que la criminalité n’augmente dans des proportions formidables ? Pourquoi lutter quand le combat n’est qu’un simulacre ? Ce pauvre est attiré par l’or de son voisin riche ; c’est que sa nature physique le pousse fatalement à se l’approprier : il se sent prêt à supprimer deux ou trois de ses semblables pour atteindre le but ; c’est que la nature a déposé dans son sein d’inextinguibles convoitises sans les atténuer par un sentiment altruiste. Laissez-vous donc aller ! subissez cette impulsion irrésistible ! Au lieu de violer la loi, vous l’accomplissez, sans qu’il y ait d’ailleurs mérite ou démérite à l’accomplir ! Si la société vous cherche noise, vous lui répondrez que l’homme avait naguère l’illusion de sa liberté « comme il a eu si longtemps l’illusion du mouvement du soleil, » mais que, formé par le progrès de la science, vous avez perdu la première comme la seconde. C’est un personnage éclairé, dira sans doute la magistrature nouvelle, mais un psychopathe, et l’on vous conduira probablement dans un asile où, pour obéir aux préceptes de la science, la société s’abstiendra de vous « humilier. » Vous y serez vite, n’en doutez pas, en nombreuse compagnie, car vous ne manquerez pas d’imitateurs.

Il n’importe, répliqueront certains philosophes. L’erreur doit être combattue sans merci, quoi qu’il en coûte. La société s’était accommodée de la croyance au libre arbitre ? Mais, puisqu’il est établi que le libre arbitre est une chimère, il faut faire resplendir la vérité sans ombre aux yeux du genre humain, même au prix de tous les sacrifices. D’accord, si la démonstration était faite ; mais l’est-elle ? Aucun sophisme ne peut m’empêcher de sentir en moi, avant la détermination, la force qui peut se déterminer de telle manière ou de telle autre, ni d’avoir conscience que je suis le maître de ma résolution, de pouvoir l’arrêter, la continuer, la reprendre, ni faire cesser la conscience du pouvoir qui produisait l’acte volontaire alors même que cet acte a cessé. L’homme n’est plus qu’une chose s’il cède mécaniquement à la pression du motif le plus fort ; il lui suffit de s’interroger pour apercevoir à la clarté la plus intense ce qui distingue la personne de la chose. On ne renverse pas les données de cet interrogatoire en expliquant la cause abstraite des actes individuels par une généralisation fondée sur des moyennes approximatives : il s’agit, pour chaque sujet, de saisir sur lui-même la cause concrète d’un acte personnel et concret. C’est la véritable méthode expérimentale, opposée à l’esprit de système et d’hypothèse. Pour contester tout ce qu’elle nous révèle, c’est-à-dire le jugement du bien et du mal, le sentiment moral, l’idée du mérite et du démérite, le libre arbitre, il faut soutenir que ces phénomènes sont d’un ordre purement subjectif et que l’instrument même de l’observation trompe l’observateur. Mais, s’il en est ainsi, le même instrument égare tous les observateurs dans tous les ordres d’investigations, et chacun n’a qu’à se taire.

Il ne faut pas se figurer, au surplus, que les études faites sur la personne même des criminels suivis du berceau jusqu’à la tombe contredisent les données de l’observation psychologique. Il suffit de retourner aux Prisons de Paris, de M. Guillot, pour se convaincre que les deux séries d’expériences se contrôlent et se fortifient l’une par l’autre. L’auteur a dû, pour s’acquitter de sa tâche professionnelle, scruter l’âme et la vie des plus grands criminels : Blin et Beghen, Lebiez et Barré, Marchandon, les quatre assassins de Mme Ballerich, et d’autres, par centaines. Ce qui l’a peut-être le plus frappé dans cette suite interminable d’instructions, c’est le développement progressif de la dépravation. Au lieu d’envisager le criminel d’habitude, à l’exemple de Ferri, comme un être voué au crime par sa constitution héréditaire, organique et psychique, il reconnaît à la plupart des délinquans (et peut-être ne trouvera-t-il pas un contradicteur en France parmi ses collègues) les mêmes facultés et les mêmes aptitudes qu’aux autres hommes. Le crime n’a pas fait tout d’un coup irruption dans leur vie : il s’y est introduit lentement, par une succession de défaillances s’enchaînant les unes aux autres ; leur conscience n’a pas été muette dès le premier jour, c’est à la longue qu’elle a cessé de se faire entendre dans le tumulte des passions ou des intérêts. Leurs mauvaises actions ne sont donc pas le résultat nécessaire d’un désordre physiologique, d’une « réapparition ancestrale » ou d’une dégénérescence. Le récit de leur jeunesse et de leur âge mûr, leurs aveux mêmes prouvent qu’ils pouvaient s’arrêter, à tel ou tel moment, sur la mauvaise pente. D’autres l’ont fait, dont on connaît aussi l’histoire, acceptant, sans doute, la main qui leur était tendue, profitant des leçons qui leur étaient données, mais ne l’auraient pas fait sans un effort de leur énergie propre. Les premiers s’appartenaient comme les seconds. C’est pourquoi la société peut et doit non pas, à proprement parler, éliminer ces délinquans, mais les punir.


ARTHUR DESJARDINS.

  1. Voir, entre autres documens, les chiffres cités par M. d’Haussonville dans la 'Revue du 1er  avril 1887.
  2. Lombroso, l’Anthropologie criminelle et ses récens progrès, p. 29.
  3. Archivio di Psichiatria e scienze penale, 1888.
  4. Archives d’anthropologie criminelle, 1888, p. 17.
  5. Giornale della R. academia di Torino, no 8, 9, 10, 1889.
  6. Nous signalons particulièrement au lecteur, à ce point de vue, le récent ouvrage du professeur G. Vidal.
  7. I caratteri dei delinquenti, par., II, ch. XIII.
  8. Comparez le Bulletin de la Société générale des prisons du 30 juin 1889 (Albert Desjardins).
  9. Art. 342 du code d’instruction criminelle.
  10. M. Faustin Hélie, Traité de l’instruction criminelle.
  11. Voir le chapitre IV des Nouveaux horizons, de M. Ferri.
  12. Voir l’ouvrage de M. Guillot, juge d’instruction à Paris, sur les Principes du nouveau code d’instruction criminelle (Paris, 1884), ch, IX.
  13. Voir, sur cette théorie de M. Ferri, l’article de M. Albert Desjardins publié en janvier 1888 dans le Bulletin de la société générale des prisons.
  14. Voir Ferri, la Teorica dell’ Imputabilità, Introduzione, p. 8.
  15. Criminologia, p. 269.
  16. « Mais est-il un seul criminel, remarque judicieusement M. A. Guillot (les Prisons de Paris, p. 187), chez lequel on ne rencontre les traits de ce personnage, et dès lors l’unique ressource des honnêtes gens ne sera-t-elle pas de se mettre eux-mêmes en prison pour échapper aux coups des criminels ? »
  17. Les essais de classification sont très nombreux. Par exemple, M. Marro divise les criminels en trois catégories : 1° ceux qui présentent un type anatomique où l’on retrouve les caractères des races inférieures ; 2° ceux qui offrent des caractères congénitaux morbides ; 3° ceux qui présentent des caractères morbides acquis. M. Bianezi les répartit encore en trois classes : 1° délinquans nés ; 2° névropathiques ; 3° tous les autres. M. Garofalo distingue : 1° les aliénés ou les non aliénés ayant une anomalie psychique qui détermine le crime ; 2° ceux qui n’ont pas cette anomalie, mais sont contraints au délit surtout par les circonstances extérieures, etc., etc.
  18. Voir la Revue critique de législation et de jurisprudence, de septembre-octobre 1888, p. 637. Comparez l’ouvrage précité de M. G. Vidal, p. 628.
  19. Voir sur ce point le premier chapitre de M. H. Joly dans la France criminelle (Paris, 1889).
  20. « Faites de bonnes lois, disait Bentham, et ne créez pas une baguette magique qui ait la puissance de les annuler. »
  21. Et où le chef de service, ajoute M. Adolphe Guillot (les Prisons de Paris, p. 180), qui ne connaît ses antécédens que d’une manière inexacte, se hâtera de le mettre dehors à la moindre apparence de guérison.
  22. Le 7 mars 1887 dans le projet de révision de la loi du 30 juin 1838.