Crime et Châtiment/IV/5
V
Quand, le lendemain, à onze heures précises, Raskolnikoff se présenta chez le juge d’instruction, il s’étonna d’avoir à faire antichambre assez longtemps. D’après ce qu’il présumait, on aurait dû le recevoir tout de suite ; or, dix minutes au moins s’écoulèrent avant qu’il pût voir Porphyre Pétrovitch. Dans la pièce d’entrée, où il attendit d’abord, des gens allaient et venaient sans paraître s’occuper de lui le moins du monde. Dans la pièce suivante, qui ressemblait à une chancellerie, travaillaient quelques scribes, et il était évident qu’aucun d’eux n’avait même l’idée de ce que pouvait être Raskolnikoff.
Le jeune homme promena un regard défiant autour de lui : ne se trouvait-il pas là quelque sbire, quelque argus mystérieux chargé de le surveiller et, le cas échéant, d’empêcher sa fuite ? Mais il ne découvrit rien de semblable : les scribes étaient tout à leur besogne, et les autres ne faisaient aucune attention à lui. Le visiteur commença à se rassurer. « Si en effet, pensa-t-il, ce mystérieux personnage d’hier, ce spectre, sorti de dessous terre, savait tout et avait tout vu, eh bien, est-ce qu’on me laisserait faire le pied de grue comme cela ? Et même est-ce qu’on ne m’aurait pas arrêté déjà au lieu d’attendre que je vinsse ici de mon propre gré ? Donc, ou cet homme n’a encore fait aucune révélation contre moi, ou… ou tout simplement il ne sait rien et n’a rien vu (d’ailleurs, comment aurait-il pu voir ?), par conséquent j’ai eu la berlue, et tout ce qui m’est arrivé hier n’était qu’une illusion de mon imagination malade. » Il trouvait de plus en plus vraisemblable cette explication qui déjà la veille s’était offerte à son esprit au moment où il était le plus inquiet.
En réfléchissant à tout cela et en se préparant à une nouvelle lutte, Raskolnikoff s’aperçut tout à coup qu’il tremblait, — et il s’indigna même à la pensée que c’était la peur d’une entrevue avec l’odieux Porphyre Pétrovitch qui le faisait trembler. Le plus terrible pour lui était de se retrouver de nouveau en présence de cet homme : il le haïssait au delà de toute mesure et il craignait même de se trahir par sa haine. Son indignation fut si forte qu’elle arrêta net son tremblement ; il s’apprêta à entrer d’un air froid et assuré, se promit de parler le moins possible, de se tenir toujours sur le qui-vive, enfin de dominer à tout prix son naturel irascible. Sur ces entrefaites, on l’introduisit auprès de Porphyre Pétrovitch.
Celui-ci se trouvait alors seul dans son cabinet. Cette pièce, de dimensions moyennes, contenait une grande table faisant face à un divan recouvert en toile cirée, un bureau, une armoire placée dans une encoignure et quelques chaises ; tout ce mobilier, fourni par l’État, était en bois jaune. Dans le mur ou plutôt la cloison du fond, il y avait une porte fermée, ce qui donnait à penser qu’il devait se trouver d’autres pièces derrière la cloison.
Dès que Porphyre Pétrovitch eut vu Raskolnikoff pénétrer dans son cabinet, il alla fermer la porte par laquelle le jeune homme était entré, et tous deux restèrent en tête-à-tête. Le juge d’instruction fit à son visiteur l’accueil en apparence le plus gai et le plus affable ; ce fut seulement au bout de quelques minutes que Raskolnikoff s’aperçut des façons légèrement embarrassées du magistrat : il semblait qu’on l’eût dérangé au milieu d’une occupation clandestine.
— Ah ! très-respectable ! Vous voilà… dans nos parages… commença Porphyre en lui tendant les deux mains. Allons, asseyez-vous donc, batuchka ! Mais, peut-être, vous n’aimez pas qu’on vous appelle très-respectable et… batuchka, ainsi « tout court » ? Ne regardez pas cela, je vous prie, comme une familiarité… Ici, sur le divan.
Raskolnikoff s’assit, sans quitter des yeux le juge d’instruction.
« Ces mots « dans nos parages », ces excuses pour sa familiarité, cette expression française « tout court », qu’est-ce que tout cela veut dire ? Il m’a tendu les deux mains sans m’en donner aucune, il les a retirées à temps », pensa Raskolnikoff mis en défiance. Tous deux s’observaient l’un l’autre, mais dès que leurs regards se rencontraient, ils détournaient les yeux avec la rapidité de l’éclair.
— Je suis venu vous apporter ce papier… au sujet de la montre… Voilà. Est-ce bien ainsi, ou faut-il faire une autre lettre ?
— Quoi ? Quel papier ? Oui, oui… ne vous inquiétez pas, c’est très-bien, répondit avec une sorte de précipitation Porphyre qui prononça ces mots avant même d’avoir examiné le papier, puis, quand il y eut jeté un rapide coup d’œil : — Oui, c’est très-bien, c’est tout ce qu’il faut, continua-t-il, parlant toujours aussi vite, et il déposa le papier sur la table. Une minute après, il le serra dans son bureau, tout en causant d’autre chose.
— Vous avez hier, me semble-t-il, témoigné le désir de m’interroger… dans les formes… au sujet de mes relations avec la… victime ? reprit Raskolnikoff.
« Allons, pourquoi ai-je dit : me semble-t-il ? » pensa tout à coup le jeune homme. « Eh bien, qu’importe ce mot ? De quoi vais-je là m’inquiéter ? » ajouta-t-il mentalement presque aussitôt après.
Par ce fait seul qu’il se trouvait en présence de Porphyre avec qui il avait à peine échangé deux mots, sa défiance avait pris des proportions insensées ; il s’en aperçut soudain et comprit que cette disposition d’esprit était extrêmement dangereuse : son agitation, l’agacement de ses nerfs ne feraient qu’augmenter. « Mauvais ! Mauvais !… Je vais encore lâcher quelque sottise. »
— Oui, oui ! Ne vous inquiétez pas ! Nous avons le temps, nous avons le temps, murmura Porphyre Pétrovitch qui, sans aucune intention apparente, allait et venait dans la chambre, s’approchant tantôt de la fenêtre, tantôt du bureau, pour revenir ensuite près de la table ; parfois, il évitait le regard soupçonneux de Raskolnikoff ; parfois, il s’arrêtait brusquement et regardait son visiteur en plein visage. C’était un spectacle extraordinairement bizarre qu’offrait en ce moment ce petit homme gros et rond dont les évolutions rappelaient celles d’une balle ricochant d’un mur à l’autre.
— Rien ne presse, rien ne presse !… Mais vous fumez ? Avez-vous du tabac ? Tenez, voici une cigarette, continua-t-il en offrant un paquitos au visiteur… Vous savez, je vous reçois ici, mais mon logement est là, derrière cette cloison… C’est l’État qui me le fournit… Je ne suis ici qu’en camp volant, parce qu’il y avait quelques arrangements à faire dans mon appartement. À présent tout est prêt ou peu s’en faut… Savez-vous que c’est une fameuse chose qu’un logement fourni par l’État, hein, qu’en pensez-vous ?
— Oui, c’est une fameuse chose, répondit Raskolnikoff en le regardant d’un air presque moqueur.
— Une fameuse chose, une fameuse chose… répéta Porphyre Pétrovitch qui semblait avoir l’esprit occupé d’un tout autre objet, — oui ! une fameuse chose ! fit-il brusquement d’une voix presque tonnante en s’arrêtant à deux pas de Raskolnikoff qu’il fixa tout à coup. L’incessante et sotte répétition de cette phrase qu’un logement fourni par l’État était une fameuse chose contrastait par sa platitude avec le regard sérieux, profond, énigmatique qu’il dirigeait maintenant sur son visiteur.
La colère de Raskolnikoff s’en accrut, il ne put s’empêcher d’adresser au juge d’instruction un défi moqueur et assez imprudent.
— Vous savez, commença-t-il, en le regardant presque insolemment et en se complaisant dans cette insolence, c’est, paraît-il, une règle juridique, un principe pour tous les juges d’instruction, de mettre d’abord l’entretien sur des niaiseries, ou même sur une chose sérieuse, étrangère à la question, afin d’enhardir celui qu’ils interrogent, ou plutôt afin de le distraire, d’endormir sa prudence ; puis brusquement, à l’improviste, ils lui assènent en plein sinciput la question la plus dangereuse : n’est-ce pas ? c’est une coutume pieusement observée dans votre profession ?
— Ainsi vous pensez que si je vous ai parlé de logement fourni par l’État, c’était pour…
En disant cela, Porphyre Pétrovitch cligna les yeux, son visage prit pour un instant une expression de gaieté malicieuse, les petites rides de son front s’aplanirent, ses petits yeux devinrent plus étroits encore, les traits de son visage se dilatèrent, et, regardant Raskolnikoff entre les deux yeux, il éclata d’un rire nerveux, prolongé, qui secoua toute sa personne. Le jeune homme se mit à rire lui-même, en se forçant un peu ; à cette vue, l’hilarité de Porphyre Pétrovitch redoubla, à tel point que le visage du juge d’instruction devint presque cramoisi. Raskolnikoff éprouva alors un dégoût qui lui fit oublier toute prudence : il cessa de rire, fronça le sourcil, et, tout le temps que Porphyre s’abandonna à cette gaieté qui semblait un peu factice, il attacha sur lui un regard haineux. L’un, du reste, ne s’était pas plus observé que l’autre. Porphyre s’était mis à rire au nez de son visiteur qui avait très mal pris la chose, et il paraissait se soucier fort peu du mécontentement de Raskolnikoff. Cette dernière circonstance donna fort à penser au jeune homme : il crut comprendre que son arrivée n’avait nullement dérangé le juge d’instruction : c’était, au contraire, lui, Raskolnikoff, qui était tombé dans un traquenard ; évidemment il y avait quelque piège, quelque embûche qu’il ne connaissait pas, la mine était déjà chargée peut-être et allait éclater dans un moment…
Allant droit au fait, il se leva et prit sa casquette :
— Porphyre Pétrovitch, déclara-t-il d’un ton résolu, mais où perçait une assez vive irritation, — hier vous avez témoigné le désir de me faire subir un interrogatoire. (Il appuya particulièrement sur le mot : interrogatoire.) Je suis venu me mettre à votre disposition : si vous avez des questions à m’adresser, questionnez-moi, sinon, permettez-moi de me retirer. Je ne puis pas perdre mon temps ici, j’ai autre chose à faire… il faut que j’aille à l’enterrement de ce fonctionnaire qui a été écrasé par une voiture et dont… vous avez aussi entendu parler… ajouta-t-il, et aussitôt il s’en voulut d’avoir ajouté cette phrase. Puis il poursuivit avec une colère croissante : Tout cela m’ennuie, entendez-vous ? et il y a trop longtemps que cela dure… C’est, en partie, ce qui m’a rendu malade… En un mot, continua-t-il d’une voix de plus en plus irritée, car il sentait que la phrase sur sa maladie était encore plus déplacée que l’autre, en un mot, veuillez m’interroger ou souffrez que je m’en aille à l’instant même… Mais si vous m’interrogez, que ce soit dans la forme voulue par la procédure ; autrement, je ne vous le permets pas ; d’ici là, adieu, puisque, pour le moment, nous n’avons rien à faire ensemble.
— Seigneur ! mais que dites-vous donc ? Mais sur quoi vous interroger ? reprit le juge d’instruction qui cessa instantanément de rire, ne vous inquiétez pas, je vous prie.
Il invitait Raskolnikoff à se rasseoir, tandis que lui-même continuait d’aller et de venir dans la chambre.
— Nous avons le temps, nous avons le temps, et tout cela n’a pas d’importance ! Au contraire, je suis si content que vous soyez venu chez nous… C’est comme visiteur que je vous reçois. Quant à ce maudit rire, batuchka, Rodion Romanovitch, excusez-moi… Je suis un homme nerveux, vous m’avez beaucoup amusé par la finesse de votre observation ; il y a des fois où, vraiment, je me mets à bondir comme une balle élastique, et cela pendant une demi-heure… Je suis rieur. Mon tempérament me fait même craindre l’apoplexie. Mais asseyez-vous donc, pourquoi restez-vous debout ?… Je vous en prie, batuchka, autrement je croirai que vous êtes fâché…
Les sourcils toujours froncés, Raskolnikoff se taisait, écoutait et observait. Cependant il s’assit.
— En ce qui me concerne, batuchka, Rodion Romanovitch, je vous dirai une chose qui servira à vous expliquer mon caractère, reprit Porphyre Pétrovitch qui continuait à se trémousser dans la chambre et, comme toujours, évitait de rencontrer les yeux de son visiteur. — Je vis seul, vous savez, je ne vais pas dans le monde et je suis inconnu, ajoutez que je suis un homme sur le retour, déjà fini et… et… avez-vous remarqué, Rodion Romanovitch, que chez nous, c’est-à-dire en Russie, et surtout dans les cercles pétersbourgeois, quand viennent à se rencontrer deux hommes intelligents qui ne se connaissent pas encore bien, mais qui s’estiment réciproquement, comme vous et moi, par exemple, en ce moment, ils ne peuvent rien trouver à se dire pendant une demi-heure entière, — ils restent comme pétrifiés vis-à-vis l’un de l’autre ? Tout le monde a un sujet de conversation, les dames, par exemple, les gens du monde, les personnes de la haute société… dans tous ces milieux on a de quoi causer, c’est de rigueur ; mais les gens de la classe moyenne, comme nous, sont gênés et taciturnes. D’où cela vient-il, batuchka ? N’avons-nous pas d’intérêts sociaux ? Ou bien cela tient-il à ce que nous sommes des gens trop honnêtes qui ne veulent pas se tromper l’un l’autre ? Je n’en sais rien. Eh bien, quel est votre avis ? Mais débarrassez-vous donc de votre casquette, on dirait que vous voulez vous en aller, et cela me fait de la peine… Je suis, au contraire, si heureux…
Raskolnikoff déposa sa casquette. Il ne se départait point de son mutisme et, les sourcils froncés, prêtait l’oreille au vain bavardage de Porphyre. « Sans doute, il ne débite toutes ces sottises que pour distraire mon attention. »
— Je ne vous offre pas de café, ce n’est pas le lieu, mais — ne pouvez-vous passer cinq minutes avec un ami, histoire de lui procurer une distraction ? poursuivit l’intarissable Porphyre. Vous savez, toutes ces obligations du service… Ne vous formalisez pas, batuchka, si vous me voyez ainsi aller et venir ; excusez-moi, batuchka, j’ai grand’peur de vous blesser, mais le mouvement m’est si nécessaire ! Je suis toujours assis, et c’est pour moi un si grand bonheur de pouvoir me remuer pendant cinq minutes… j’ai des hémorrhoïdes… j’ai toujours l’intention de me traiter par la gymnastique ; le trapèze est, dit-on, en grande faveur parmi les conseillers d’État, les conseillers d’État actuels, et même les conseillers intimes. De nos jours, la gymnastique est devenue une véritable science… Quant à ces devoirs de notre charge, à ces interrogatoires et à tout ce formalisme… c’est vous-même, batuchka, qui en parliez tantôt… eh bien, vous savez, en effet, batuchka, Rodion Romanovitch, ces interrogatoires déroutent parfois le magistrat plus que le prévenu… Vous l’avez fait remarquer tout à l’heure avec autant d’esprit que de justesse. (Raskolnikoff n’avait fait aucune observation semblable.) On s’embrouille, vrai, on perd le fil ! Pour ce qui est de nos coutumes juridiques, je suis pleinement d’accord avec vous. Quel est, dites-moi, l’accusé, fût-il le moujik le plus obtus, qui ignore qu’on commencera par lui poser des questions étrangères pour l’endormir (selon votre heureuse expression), puisqu’on lui assénera brusquement un coup de hache en plein sinciput, hé, hé, hé ! en plein sinciput (pour me servir de votre ingénieuse métaphore), hé, hé ! Ainsi vous avez pensé qu’en vous parlant de logement je voulais vous… hé, hé ! Vous êtes un homme caustique. Allons, je ne reviens pas là-dessus ! Ah ! oui, à propos, un mot en appelle un autre, les pensées s’attirent mutuellement, — tantôt vous parliez de la forme en ce qui concerne le magistrat instructeur… Mais qu’est-ce que la forme ? Vous savez, en bien des cas, la forme ne signifie rien. Parfois une simple conversation, un entretien amical conduit plus sûrement à un résultat. La forme ne disparaîtra jamais, permettez-moi de vous rassurer à cet égard ; mais qu’est-ce, au fond, que la forme, je vous le demande ? On ne peut pas obliger le juge d’instruction à la traîner sans cesse à son pied. La besogne de l’enquêteur est, dans son genre, un art libéral ou quelque chose d’approchant, hé ! hé !
Porphyre Pétrovitch s’arrêta un instant pour reprendre haleine. Il parlait sans interruption, tantôt débitant de pures âneries, tantôt glissant au milieu de ces fadaises de petits mots énigmatiques, après quoi il recommençait à dire des riens. Sa promenade autour de la chambre ressemblait maintenant à une course, il mouvait ses grosses jambes de plus en plus vite et tenait toujours les yeux baissés, sa main droite était fourrée dans la poche de sa redingote, tandis qu’avec la main gauche il esquissait continuellement divers gestes qui n’avaient aucun rapport avec ses paroles. Raskolnikoff remarqua ou crut remarquer qu’en courant autour de la chambre il s’était arrêté deux fois près de la porte et avait paru écouter durant un instant… « Est-ce qu’il attend quelque chose ? »
— Vous avez parfaitement raison, reprit gaiement Porphyre en regardant le jeune homme avec une bonhomie qui mit aussitôt ce dernier en défiance, — nos coutumes juridiques méritent, en effet, vos spirituelles railleries, hé ! hé ! Ces procédés, prétendument inspirés par une profonde psychologie, sont fort ridicules et souvent même stériles…
Pour en revenir à la forme, eh bien ! supposons que je sois chargé de l’instruction d’une affaire, je sais ou plutôt je crois savoir que le coupable est un certain monsieur… Ne vous préparez-vous pas à suivre la carrière du droit, Rodion Romanovitch ?
— Oui, j’étudiais…
— Eh bien, voici un petit exemple qui pourra vous servir plus tard, — c’est-à-dire, ne croyez pas que je me permette de trancher du professeur avec vous ; à Dieu ne plaise que je prétende enseigner quoi que ce soit à un homme qui traite dans les journaux les questions de criminalité ! Non, je prends seulement la liberté de vous citer un petit fait à titre d’exemple, — je suppose donc que j’aie cru découvrir le coupable : pourquoi, je vous le demande, l’inquiéterais-je prématurément, lors même que j’aurais des preuves contre lui ? Sans doute, un autre, qui n’aurait pas le même caractère, je le ferais arrêter tout de suite, mais celui-ci, pourquoi ne le laisserais-je pas se promener un peu dans la ville, hé ! hé ! Non, je vois que vous ne comprenez pas très-bien ; je vais m’expliquer plus clairement.
Si, par exemple, je me presse trop de lancer un mandat d’arrêt contre lui, eh bien, par là je lui fournis, pour ainsi dire, un point d’appui moral, hé ! hé ! vous riez ? (Raskolnikoff ne pensait même pas à rire ; il tenait ses lèvres serrées, et son regard enflammé ne quittait pas les yeux de Porphyre Pétrovitch.) Pourtant, dans l’espèce, cela est ainsi, car les gens sont très-divers, quoique, malheureusement, la procédure soit la même pour tous. — Mais, du moment que vous avez des preuves ? allez-vous me dire. — Eh ! mon Dieu, batuchka, vous savez ce que c’est que les preuves : les trois quarts du temps les preuves sont à deux fins, et moi, juge d’instruction, je suis homme, partant sujet à l’erreur.
Or, je voudrais donner à mon enquête la rigueur absolue d’une démonstration mathématique ; je voudrais que mes conclusions fussent aussi claires, aussi indiscutables que deux fois deux font quatre ! Donc, si je fais arrêter ce monsieur avant le temps voulu, j’aurai beau être convaincu que c’est lui, — je me retire à moi-même les moyens ultérieurs d’établir sa culpabilité. Et comment cela ? Mais parce que je lui donne en quelque sorte une situation définie ; en le mettant en prison, je le calme, je le fais rentrer dans son assiette psychologique ; désormais il m’échappe, il se replie sur lui-même : il comprend enfin qu’il est un détenu.
Si, au contraire, je laisse parfaitement tranquille le coupable présumé, si je ne le fais pas arrêter, si je ne l’inquiète pas, mais qu’à toute heure, à toute minute, il soit obsédé par la pensée que je sais tout, que je ne le perds de vue ni le jour ni la nuit, qu’il est de ma part l’objet d’une surveillance infatigable, — qu’arrivera-t-il dans ces conditions ? Infailliblement il sera pris de vertige, il viendra lui-même chez moi, il me fournira quantité d’armes contre lui et me mettra en mesure de donner aux conclusions de mon enquête un caractère d’évidence mathématique, ce qui ne manque pas de charme.
Si ce procédé peut réussir avec un moujik inculte, il n’est pas non plus sans efficacité quand il s’agit d’un homme éclairé, intelligent, distingué même à certains égards ! Car l’important, mon cher ami, c’est de deviner dans quel sens un homme est développé. Celui-ci est intelligent, je suppose, mais il a des nerfs, des nerfs qui sont excités, malades !… Et la bile, la bile que vous oubliez, quel rôle elle joue chez tous ces gens-là ! Je vous le répète, il y a là une vraie mine de renseignements ! Et que m’importe qu’il se promène en liberté dans la ville ? Je puis bien le laisser jouir de son reste, je sais qu’il est ma proie et qu’il ne m’échappera pas ! En effet, où irait-il ? À l’étranger, allez-vous dire ? Un Polonais se sauvera à l’étranger, mais pas lui, d’autant plus que je le surveille et que mes mesures sont prises en conséquence. Se retirera-t-il dans l’intérieur du pays ? Mais là habitent des moujiks grossiers, des Russes primitifs, dépourvus de civilisation ; cet homme éclairé aimera mieux aller en prison que de vivre dans un pareil milieu, hé ! hé !
D’ailleurs, tout cela ne signifie rien encore, c’est l’accessoire, le côté extérieur de la question. Il ne s’enfuira pas, non-seulement parce qu’il ne saurait où aller, mais encore, et surtout, parce que, psychologiquement, il m’appartient, hé ! hé ! Comment trouvez-vous cette expression ? En vertu d’une loi naturelle, il ne fuira pas, lors même qu’il pourrait le faire. Avez-vous vu le papillon devant la chandelle ? Eh bien, il tournera sans cesse autour de moi comme cet insecte autour de la flamme ; la liberté n’aura plus de douceur pour lui ; il deviendra de plus en plus inquiet, de plus en plus ahuri ; que je lui en laisse le temps, et il se livrera à des agissements tels que sa culpabilité en ressortira claire comme deux et deux font quatre !… Et toujours, toujours il tournera autour de moi, décrivant des cercles de plus en plus resserrés, jusqu’à ce qu’enfin, paf ! Il volera dans ma bouche et je l’avalerai ; c’est fort agréable, hé ! hé ! Vous ne croyez pas ?
Raskolnikoff gardait le silence ; pâle et immobile, il continuait à observer le visage de Porphyre avec un pénible effort d’attention.
« La leçon est bonne ! » pensait-il, terrifié. « Ce n’est même plus, comme hier, le chat jouant avec la souris. Sans doute il ne me parle pas ainsi pour le seul plaisir de me montrer sa force, il est bien trop intelligent pour cela… Il doit avoir un autre but, quel est-il ? Va donc, mon ami, tout ce que tu en dis, c’est pour m’effrayer ! Tu n’as pas de preuves, et l’homme d’hier n’existe pas ! Tu veux tout bonnement me dérouter, tu veux me mettre en colère et frapper le grand coup, quand tu me verras dans cet état ; seulement tu te trompes, tu en seras pour tes peines ! Mais pourquoi parle-t-il ainsi à mots couverts ?… Il spécule sur l’agacement de mon système nerveux !… Non, mon ami, cela ne prendra pas, quoi que tu aies manigancé… Nous allons voir un peu ce que tu as préparé là. »
Et il s’apprêta à affronter bravement la terrible catastrophe qu’il prévoyait. De temps à autre, il avait envie de s’élancer sur Porphyre et de l’étrangler séance tenante. Dès son entrée dans le cabinet du juge d’instruction, sa grande crainte était de ne pouvoir maîtriser sa colère. Il sentait son cœur battre avec violence, ses lèvres devenir sèches et l’écume s’y figer. Cependant il résolut de se taire, comprenant que, dans sa position, c’était la meilleure tactique : de la sorte, en effet, non-seulement il ne se compromettrait pas, mais il réussirait peut-être à irriter son ennemi et à lui arracher quelque parole imprudente. Du moins, tel était l’espoir de Raskolnikoff.
— Non, je vois que vous ne le croyez pas, vous pensez que je plaisante, reprit Porphyre ; le juge d’instruction était de plus en plus gai, il ne cessait de faire entendre son petit rire, et il s’était remis à sa promenade autour de la chambre, — sans doute vous avez raison ; Dieu m’a donné une figure qui n’éveille chez les autres que des idées comiques ; je suis un bouffon ; mais excusez le langage d’un vieillard ; vous, Rodion Romanovitch, vous êtes dans la fleur de l’âge, et, comme tous les jeunes gens, vous appréciez au delà de tout l’intelligence humaine. Le piquant de l’esprit et les déductions abstraites de la raison vous séduisent.
Pour en revenir au cas particulier dont nous parlions tout à l’heure, je vous dirai, monsieur, qu’il faut compter avec la réalité, avec la nature. C’est une chose importante, et comme elle triomphe parfois de l’habileté la plus consommée ! Écoutez un vieillard, je parle sérieusement, Rodion Romanovitch (en prononçant ces mots, Porphyre Pétrovitch, qui comptait à peine trente-cinq ans, semblait, en effet, avoir vieilli tout d’un coup : une métamorphose soudaine s’était produite dans toute sa personne et jusque dans sa voix) ; de plus, je suis un homme franc… Suis-je ou non un homme franc ? Qu’en pensez-vous ? Il me semble qu’on ne peut pas l’être davantage : je vous confie de pareilles choses et je ne demande même pas de récompense, hé ! hé !
Eh bien ! je continue : la finesse d’esprit est, à mon avis, une fort belle chose, c’est, pour ainsi dire, l’ornement de la nature, la consolation de la vie, et, avec cela, on peut, semble-t-il, jobarder facilement un pauvre juge d’instruction qui lui-même est, d’ailleurs, souvent trompé par sa propre imagination, car il est homme ! Mais la nature vient en aide au pauvre juge d’instruction, voilà le malheur ! Et c’est à quoi ne songe pas la jeunesse confiante dans son intelligence, la jeunesse « qui foule aux pieds tous les obstacles » (comme vous l’avez dit d’une façon si fine et si ingénieuse).
Dans le cas particulier qui nous occupe, le coupable, je l’admets, mentira supérieurement ; mais, quand il croira n’avoir plus qu’à recueillir le fruit de son adresse, crac ! il s’évanouira dans l’endroit même ou un pareil accident doit être le plus commenté. Mettons qu’il puisse expliquer sa syncope par un état maladif, par l’atmosphère étouffante de la salle ; n’importe, il n’en a pas moins donné matière aux soupçons ! Il a menti d’une façon incomparable, mais il n’a pas su prendre ses précautions contre la nature. Voilà où est le piège !
Une autre fois, entraîné par son humeur moqueuse, il s’amusera à mystifier quelqu’un qui le soupçonne et, par jeu, il fera semblant d’être le criminel recherché par la police ; mais il entrera trop bien dans la peau du bonhomme, il jouera sa comédie prétendue avec trop de naturel, et ce sera encore un indice. Sur le moment, son interlocuteur pourra être dupe ; mais si ce dernier n’est pas un niais, il se ravisera dès le lendemain. Notre homme se compromettra ainsi à chaque instant ! Que dis-je ? il viendra de lui-même là où il n’est pas appelé, et il se répandra en paroles imprudentes, en allégories dont le sens n’échappera à personne, hé ! hé ! Il viendra demander pourquoi on ne l’a pas encore arrêté, hé ! hé ! Et cela peut arriver à un personnage d’un esprit très-fin, voire à un psychologue et à un littérateur ! La nature est le miroir le plus transparent, il suffit de le contempler ! Mais pourquoi pâlissez-vous ainsi, Rodion Romanovitch ! Vous avez peut-être trop chaud : voulez-vous qu’on ouvre la fenêtre ?
— Oh ! ne vous inquiétez pas, je vous en prie, cria Raskolnikoff, et tout à coup il se mit à rire. — Je vous en prie, ne faites pas attention !
Porphyre s’arrêta en face de lui, attendit un moment et soudain partit lui-même d’un éclat de rire. Raskolnikoff, dont l’hilarité s’était subitement calmée, se leva.
— Porphyre Pétrovitch ! dit-il d’une voix nette et forte, bien qu’il eût peine à se tenir sur ses jambes tremblantes, je n’en puis plus douter, vous me soupçonnez positivement d’avoir assassiné cette vieille et sa sœur Élisabeth. De mon côté, je vous déclare que depuis longtemps j’en ai assez, de tout cela. Si vous croyez avoir le droit de me poursuivre, de me faire arrêter, poursuivez-moi, mettez-moi en état d’arrestation. Mais je ne permets pas qu’on se moque de moi et qu’on me martyrise…
Tout à coup ses lèvres commencèrent à frémir, ses yeux lancèrent des flammes, et sa voix, jusqu’alors contenue, atteignit le diapason le plus élevé.
— Je ne le permets pas ! cria-t-il brusquement, et il asséna un vigoureux coup de poing sur la table. — Entendez-vous cela, Porphyre Pétrovitch ? Je ne le permets pas !
— Ah ! Seigneur ! mais qu’est-ce qui vous prend ? s’écria le juge d’instruction en apparence fort inquiet. — Batuchka ! Rodion Romanovitch ! Mon bon ami ! Mais qu’est-ce que vous avez ?
— Je ne le permets pas ! répéta Raskolnikoff.
— Batuchka, un peu plus bas ! On va vous entendre, on viendra, et alors qu’est-ce que nous dirons ? Pensez un peu à cela ! murmura d’un air effrayé Porphyre Pétrovitch, qui avait approché son visage de celui de son visiteur.
— Je ne le permets pas, je ne le permets pas ! poursuivit machinalement Raskolnikoff ; mais cette fois il avait baissé le ton, de façon à n’être entendu que de Porphyre.
Celui-ci courut ouvrir la fenêtre.
— Il faut aérer la chambre ! Mais si vous buviez un peu d’eau, mon cher ami ? Voyez-vous, c’est un petit accès !
Déjà il s’élançait vers la porte pour donner des ordres à un domestique, quand il aperçut dans un coin une carafe d’eau.
— Batuchka, buvez, murmura-t-il en s’approchant vivement du jeune homme avec la carafe, — cela vous fera peut-être du bien…
La frayeur et même la sollicitude de Porphyre Pétrovitch semblaient si peu feintes que Raskolnikoff se tut et se mit à l’examiner avec une curiosité morne. Du reste, il refusa l’eau qu’on lui offrait.
— Rodion Romanovitch ! mon cher ami ! Mais, si vous continuez ainsi, vous vous rendrez fou, je vous l’assure ! Buvez donc, buvez au moins quelques gouttes !
Il lui mit presque de force le verre d’eau dans la main. Machinalement, Raskolnikoff le portait à ses lèvres, quand soudain il se ravisa et le déposa avec dégoût sur la table.
— Oui, vous avez eu un petit accès ! Vous en ferez tant, mon cher ami, que vous aurez une rechute de votre maladie, observa du ton le plus affectueux le juge d’instruction, qui paraissait toujours fort troublé. — Seigneur ! est-il possible de se ménager si peu ? C’est comme Dmitri Prokofitch qui est venu hier chez moi, — je reconnais que j’ai l’humeur caustique, que mon caractère est affreux, mais, Seigneur ! quelle signification on a donnée à d’inoffensives saillies ! Il est venu hier, après votre visite ; nous étions en train de dîner, il a parlé, parlé. Je me suis contenté d’écarter les bras, mais en moi-même je me disais : « Ah ! mon Dieu… » C’est vous qui l’avez envoyé, n’est-ce pas ? Asseyez-vous donc, batuchka ; asseyez-vous, pour l’amour du Christ !
— Non, ce n’est pas moi ! Mais je savais qu’il était allé chez vous et pourquoi il vous avait fait cette visite, répondit sèchement Raskolnikoff.
— Vous le saviez ?
— Oui. Eh bien ! qu’en concluez-vous ?
— J’en conclus, batuchka, Rodion Romanovitch, que je connais encore bien d’autres de vos faits et gestes ; je suis informé de tout ! Je sais qu’à la nuit tombante vous êtes allé pour louer l’appartement, vous vous êtes mis à tirer le cordon de la sonnette, vous avez fait une question au sujet du sang, vos façons ont stupéfié les ouvriers et les dvorniks. Oh ! je comprends dans quelle situation morale vous vous trouviez alors… Mais il n’en est pas moins vrai que toutes ces agitations vous rendront fou ! Une noble indignation bouillonne en vous, vous avez à vous plaindre de la destinée d’abord, et des policiers ensuite. Aussi allez-vous ici et là pour forcer en quelque sorte les gens à formuler tout haut leurs accusations. Ces commérages stupides vous sont insupportables, et vous voulez en finir au plus tôt avec tout cela. Est-ce vrai ? Ai-je bien deviné à quels sentiments vous obéissez ?… Seulement vous ne vous contentez pas de vous mettre la tête à l’envers, vous la faites perdre aussi à mon pauvre Razoumikhine, et c’est vraiment dommage d’affoler un si brave garçon ! Sa bonté l’expose plus que tout autre à subir la contagion de votre maladie… Quand vous serez calmé, batuchka, je vous raconterai… Mais asseyez-vous donc, batuchka, pour l’amour du Christ ! Je vous en prie, reprenez vos esprits, vous êtes tout défait ; asseyez-vous donc.
Raskolnikoff s’assit ; un tremblement fiévreux agitait tout son corps. Il écoutait avec une profonde surprise Porphyre Pétrovitch qui lui prodiguait des démonstrations d’intérêt. Mais il n’ajoutait aucune foi aux paroles du juge d’instruction, quoiqu’il eût une tendance étrange à y croire. Il avait été extrêmement impressionné en entendant Porphyre lui parler de sa visite au logement de la vieille : « Comment donc sait-il cela et pourquoi me le raconte-t-il lui-même ? » pensait le jeune homme.
— Oui, il s’est produit dans notre pratique judiciaire un cas psychologique presque analogue, un cas morbide, continua Porphyre. Un homme s’est accusé d’un meurtre qu’il n’avait pas commis. Et ce n’est rien de dire qu’il s’est déclaré coupable : il a raconté toute une histoire, une hallucination dont il avait été le jouet, et son récit était si vraisemblable, paraissait tellement d’accord avec les faits, qu’il défiait toute contradiction. Comment s’expliquer cela ? Sans qu’il y eût de sa faute, cet individu avait été, en partie, cause d’un assassinat. Quand il apprit qu’il avait, à son insu, facilité l’œuvre de l’assassin, il en fut si désolé que sa raison s’altéra, et il s’imagina être lui-même le meurtrier ! À la fin, le Sénat dirigeant examina l’affaire, et l’on découvrit que le malheureux était innocent. Tout de même, sans le Sénat dirigeant, c’en était fait de ce pauvre diable ! Voilà ce qui vous pend au nez, batuchka ! On peut aussi devenir monomane quand on va la nuit tirer des cordons de sonnette et faire des questions au sujet du sang ! Voyez-vous, dans l’exercice de ma profession, j’ai eu l’occasion d’étudier toute cette psychologie. C’est un attrait du même genre qui pousse parfois un homme à se jeter par la fenêtre ou du haut d’un clocher… Vous êtes malade, Rodion Romanovitch ! Vous avez eu tort de trop négliger, au début, votre maladie. Vous auriez dû consulter un médecin expérimenté, au lieu de vous faire traiter par ce gros Zosimoff !… Tout cela est, chez vous, l’effet du délire !…
Pendant un instant, Raskolnikoff crut voir tous les objets tourner autour de lui. « Est-il possible qu’il mente encore en ce moment ? » se demandait-il. Et il s’efforçait de bannir cette idée, pressentant à quel excès de rage folle elle pourrait le pousser.
— Je n’étais pas en délire, j’avais toute ma raison ! cria-t-il, tandis qu’il mettait son esprit à la torture pour tâcher de pénétrer le jeu de Porphyre. J’avais toute ma raison, entendez-vous ?
— Oui, je comprends et j’entends. Vous avez déjà dit hier que vous n’aviez pas le délire, vous avez même insisté particulièrement sur ce point ! Je comprends tout ce que vous pouvez dire ! hé ! hé !… Mais permettez-moi de vous soumettre encore une observation, mon cher Rodion Romanovitch. Si, en effet, vous étiez coupable ou que vous ayez pris une part quelconque à cette maudite affaire, je vous le demande, est-ce que vous soutiendriez que vous avez fait tout cela non en délire, mais en pleine connaissance ? À mon avis, ce serait tout le contraire. Si vous sentiez votre cas véreux, vous devriez précisément soutenir mordicus que vous avez agi sous l’influence du délire ! Est-ce vrai ?
Le ton de la question laissait soupçonner un piège. En prononçant ces derniers mots, Porphyre s’était penché vers Raskolnikoff ; celui-ci se renversa sur le dossier du divan et, silencieusement, regarda son interlocuteur en face.
— C’est comme pour la visite de M. Razoumikhine. Si vous étiez coupable, vous devriez dire qu’il est venu chez moi de lui-même et cacher qu’il a fait cette démarche à votre instigation. Or, loin de cacher cela, vous affirmez au contraire que c’est vous qui l’avez envoyé !
Raskolnikoff n’avait jamais affirmé cela. Un froid lui courut le long de l’épine dorsale.
— Vous mentez toujours, dit-il d’une voix lente et faible en ébauchant un sourire pénible. Vous voulez encore me montrer que vous lisez dans mon jeu, que vous savez d’avance toutes mes réponses, continua-t-il, sentant lui-même que déjà il ne pesait plus ses mots comme il l’aurait dû ; vous voulez me faire peur… ou simplement vous vous moquez de moi…
En parlant ainsi, Raskolnikoff ne cessait de regarder fixement le juge d’instruction. Tout à coup, une colère violente fit de nouveau étinceler ses yeux.
— Vous ne faites que mentir ! s’écria-t-il. — Vous savez parfaitement vous-même que la meilleure tactique pour un coupable, c’est d’avouer ce qu’il lui est impossible de cacher. Je ne vous crois pas !
— Comme vous savez vous retourner ! ricana Porphyre : — mais avec cela, batuchka, vous êtes fort entêté ; c’est l’effet de la monomanie. Ah ! vous ne me croyez pas ? Et moi, je vous dis que vous me croyez déjà un peu, et je ferai si bien que vous me croirez tout à fait, car je vous aime sincèrement, et je vous porte un véritable intérêt.
Les lèvres de Raskolnikoff commencèrent à s’agiter.
— Oui, je vous veux du bien, poursuivit Porphyre en prenant amicalement le bras du jeune homme un peu au-dessus du coude ; je vous le dis définitivement : soignez votre maladie. De plus, voilà que votre famille s’est maintenant transportée à Pétersbourg ; songez un peu à elle. Vous devriez faire le bonheur de vos parents, et, au contraire, vous ne leur causez que des inquiétudes…
— Que vous importe ? Comment savez-vous cela ? De quoi vous mêlez-vous ? Ainsi, vous me surveillez et vous tenez à me le faire savoir ?
— Batuchka ! Mais, voyons, c’est de vous, de vous-même que j’ai tout appris ! Vous ne remarquez même pas que, dans votre agitation, vous parlez spontanément de vos affaires, et à moi et aux autres. Plusieurs particularités intéressantes m’ont été aussi communiquées hier par M. Razoumikhine. Non, vous m’avez interrompu, j’allais vous dire que, malgré tout votre esprit, vous avez perdu la vue saine des choses par suite de votre humeur soupçonneuse. Tenez, par exemple, cet incident du cordon de sonnette : voilà un fait précieux, un fait inappréciable pour un magistrat enquêteur ! Je vous le livre naïvement, moi juge d’instruction, et cela ne vous ouvre pas les yeux ? Mais si je vous croyais, le moins du monde coupable, est-ce ainsi que j’aurais agi ? Ma ligne de conduite en ce cas était toute tracée : j’aurais dû, au contraire, commencer par endormir votre défiance, faire semblant d’ignorer ce fait, attirer votre attention sur un point opposé ; puis brusquement je vous aurais, selon votre expression, asséné sur le sinciput la question suivante : « Qu’êtes-vous donc allé faire, monsieur, à dix heures du soir, au domicile de la victime ? Pourquoi avez-vous tiré le cordon de la sonnette ? Pourquoi avez-vous questionné au sujet du sang ? Pourquoi avez-vous abasourdi les dvorniks en demandant qu’on vous conduisît au bureau de police ? » Voilà comme j’aurais nécessairement procédé, si j’avais quelque soupçon à votre endroit. J’aurais dû vous soumettre à un interrogatoire en règle, ordonner une perquisition, m’assurer de votre personne… Puisque j’ai agi autrement, c’est donc que je ne vous soupçonne pas ! Mais vous avez perdu le sens exact des choses, et vous ne voyez rien, je le répète !
Raskolnikoff trembla de tout son corps, ce dont Porphyre Pétrovitch put facilement s’apercevoir.
— Vous mentez toujours ! vociféra le jeune homme. Je ne sais quelles sont vos intentions, mais vous mentez toujours… Tout à l’heure, vous ne parliez pas dans ce sens-là, et il m’est impossible de me faire illusion… Vous mentez !
— Je mens ! répliqua Porphyre avec une apparence de vivacité ; du reste, le juge d’instruction conservait l’air le plus enjoué et semblait n’attacher aucune importance à l’opinion que Raskolnikoff pouvait avoir de lui. — Je mens ?… Mais comment en ai-je usé avec vous tantôt ! Moi, juge d’instruction, je vous ai suggéré les arguments psychologiques que vous pouviez faire valoir « la maladie, le délire, les souffrances d’amour-propre, l’hypocondrie, l’affront reçu au bureau de police, etc. » N’est-ce pas ? Hé, hé, hé ! Il est vrai, soit dit en passant, que ces moyens de défense ne se tiennent pas debout ; ils sont à deux fins ; on peut les retourner contre vous. Si vous dites : « J’étais malade, j’avais le délire, je ne savais ce que je faisais, je ne me souviens de rien », on vous répondra : « Tout cela est fort bien, batuchka ; mais pourquoi donc le délire affecte-t-il toujours chez vous le même caractère ? Il pourrait se manifester sous d’autres formes ! » Pas vrai ? Hé, hé, hé !
Raskolnikoff se leva, et le regardant d’un air plein de mépris :
— En fin de compte, dit-il avec force, je veux savoir si, oui ou non, je suis pour vous en état de suspicion. Parlez, Porphyre Pétrovitch, expliquez-vous sans ambages et tout de suite, à l’instant !
— Ah ! mon Dieu ! vous voilà comme les enfants qui demandent la lune ! reprit Porphyre toujours goguenard.
— Mais qu’avez-vous besoin d’en savoir tant, puisqu’on vous a laissé jusqu’ici parfaitement tranquille ? Pourquoi vous inquiétez-vous ainsi ? Pourquoi venez-vous de vous-même chez nous quand on ne vous appelle pas ? Quelles sont vos raisons, hein ? Hé, hé, hé !
— Je vous répète, cria Raskolnikoff furieux, que je ne puis plus supporter…
— Quoi ? L’incertitude ? interrompit le juge d’instruction.
— Ne me poussez pas à bout ! Je ne veux pas !… Je vous dis que je ne veux pas !… Je ne le puis ni ne le veux !… Vous entendez ! reprit d’une voix de tonnerre Raskolnikoff en déchargeant un nouveau coup de poing sur la table.
— Plus bas, plus bas ! On va vous entendre ! Je vous donne un avertissement sérieux : prenez garde à vous ! murmura Porphyre.
Le juge d’instruction n’avait plus ce faux air de paysanne qui simulait la bonhomie sur son visage ; il fronçait le sourcil, parlait en maître et semblait sur le point de lever le masque. Mais cette attitude nouvelle ne dura qu’un instant. D’abord intrigué, Raskolnikoff entra soudain dans un transport de colère ; cependant, chose étrange, cette fois encore, bien qu’il fût au comble de l’exaspération, il obéit à l’ordre de baisser la voix. D’ailleurs, il sentait qu’il ne pouvait faire autrement, et cette pensée contribua encore à l’irriter.
— Je ne me laisserai pas martyriser ! murmura-t-il, — arrêtez-moi, fouillez-moi, faites des perquisitions, mais agissez selon la forme et ne jouez pas avec moi ! N’ayez pas l’audace…
— Eh ! ne vous inquiétez donc pas de la forme, interrompit Porphyre de son ton narquois tandis qu’il contemplait Raskolnikoff avec une sorte de jubilation, — c’est familièrement, batuchka, c’est tout à fait en ami que je vous ai invité à venir me voir !
— Je ne veux pas de votre amitié et je crache dessus ! Entendez-vous ? Et maintenant je prends ma casquette et je m’en vais. Qu’est-ce que vous direz, si vous avez l’intention de m’arrêter ?
Au moment où il approchait de la porte, Porphyre lui saisit de nouveau le bras un peu au-dessus du coude.
— Ne voulez-vous pas voir une petite surprise ? ricana le juge d’instruction ; il paraissait de plus en plus gai, de plus en plus goguenard, ce qui mit décidément Raskolnikoff hors de lui.
— Quelle petite surprise ? Que voulez-vous dire ? demanda le jeune homme en s’arrêtant soudain et en regardant Porphyre avec inquiétude.
— Une petite surprise qui est là derrière la porte, hé, hé, hé ! (Il montrait du doigt la porte fermée qui donnait accès à son logement situé derrière la cloison.)
— Je l’ai même enfermée à la clef pour qu’elle ne s’en aille pas.
— Qu’est-ce que c’est ? Où ? Quoi ?…
Raskolnikoff s’approcha de la porte et voulut l’ouvrir, mais il ne le put.
— Elle est fermée, voici la clef !
Ce disant, le juge d’instruction tirait la clef de sa poche et la montrait à son visiteur.
— Tu mens toujours ! hurla celui-ci, qui ne se possédait plus ; tu mens, maudit polichinelle !
En même temps, il voulut se jeter sur Porphyre ; ce dernier fit retraite vers la porte, sans témoigner, du reste, aucune frayeur.
— Je comprends tout, tout ! vociféra Raskolnikoff. Tu mens et tu m’irrites, pour que je me trahisse…
— Mais vous n’avez plus à vous trahir, batuchka, Rodion Romanovitch. — Voyez dans quel état vous êtes ! Ne criez pas, ou j’appelle.
— Tu mens, il n’y aura rien ! Appelle tes gens ! Tu savais que j’étais malade, et tu as voulu m’exaspérer, me pousser à bout pour m’arracher des aveux, voilà quel était ton but ! Non, produis tes preuves ! J’ai tout compris ! Tu n’as pas de preuves, tu n’as que de misérables suppositions, les conjectures de Zamétoff !… Tu connaissais mon caractère, tu as voulu me mettre hors de moi, afin de faire ensuite apparaître brusquement les popes et les délégués… Tu les attends ? Hein ? Qu’est-ce que tu attends ? Où sont-ils ? Montre-les !
— Que parlez-vous de délégués, batuchka ! Voilà des idées ! La forme même, pour employer votre langage, ne permet pas d’agir ainsi ; vous ne connaissez pas la procédure, mon cher ami… Mais la forme sera observée, vous le verrez vous-même !… murmura Porphyre, qui s’était mis à écouter à la porte.
Un certain bruit se produisait, en effet, dans la pièce voisine.
— Ah ! ils viennent, s’écria Raskolnikoff ; tu les as envoyé chercher !… Tu les attendais ! Tu avais compté… Eh bien ! introduis-les tous : délégués, témoins ; fais entrer qui tu voudras ! Je suis prêt !
Mais alors eut lieu un incident étrange et si en dehors du cours ordinaire des choses, que sans doute ni Raskolnikoff ni Porphyre Pétrovitch n’eussent pu le prévoir.