Traduction par Victor Derély.
Plon (tome 1p. 212-236).
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Deuxième partie

VII

Au milieu de la rue était arrêtée une élégante voiture de maître, attelée de deux fringants chevaux gris : il n’y avait personne dans l’intérieur, et le cocher lui-même était descendu de son siège ; on tenait les chevaux par le mors. Autour de l’équipage se pressaient une foule de gens contenus par des policiers. L’un de ceux-ci avait une petite lanterne à la main, et, baissé vers le sol, éclairait quelque chose qui se trouvait sur le pavé, tout près des roues. Tout le monde parlait, criait, paraissait consterné ; le cocher, embarrassé, ne savait que répéter de temps à autre :

— Quel malheur ! Seigneur, quel malheur !

Raskolnikoff se fraya tant bien que mal un passage à travers les curieux, et vit enfin ce qui avait occasionné ce rassemblement. Sur la chaussée gisait, ensanglanté et privé de sentiment, un homme qui venait d’être foulé aux pieds par les chevaux. Quoiqu’il fût fort mal vêtu, sa mise n’était pas celle d’un homme du peuple. Le crâne et le visage étaient couverts d’affreuses blessures par lesquelles s’échappaient des flots de sang. On voyait qu’il ne s’agissait pas ici d’un accident pour rire.

— Mon Dieu ! ne cessait de dire le cocher, comment aurais-je pu empêcher cela ? Si j’avais mis mes chevaux au galop ou si je ne l’avais pas averti, ce serait ma faute ; mais non, la voiture n’allait pas vite, tout le monde l’a bien vu. Malheureusement un homme ivre ne fait attention à rien, c’est connu !… Je le vois traverser la rue en festonnant, — une fois, deux fois, trois fois, je lui crie : Gare ! Je retiens même les chevaux ; mais il va droit à leur rencontre ! On aurait dit qu’il le faisait exprès. Les bêtes sont jeunes, ombrageuses ; elles se sont élancées, et il a crié, ce qui les a encore effarées davantage… Voilà comment le malheur est arrivé.

— Oui, c’est bien ainsi que les choses se sont passées, confirma quelqu’un qui avait été témoin de cette scène.

— En effet, à trois reprises, il lui a crié de se garer, dit un autre.

— Parfaitement, il a crié trois fois, tout le monde l’a entendu, ajouta un troisième.

Du reste, le cocher ne semblait pas trop inquiet des conséquences que cette aventure pouvait avoir pour lui. Évidemment, le propriétaire de l’équipage était un homme riche et important qui attendait quelque part l’arrivée de sa voiture ; cette dernière circonstance éveillait surtout la sollicitude empressée des agents de police. Pourtant il fallait transporter le blessé à l’hôpital. Personne ne savait son nom.

Sur ces entrefaites, Raskolnikoff, à force de jouer des coudes, avait réussi à s’approcher davantage. Soudain, un jet de lumière, éclairant le visage du malheureux, le lui fit reconnaître.

— Je le connais, je le connais ! s’écria-t-il, tandis que, bousculant ceux qui l’entouraient, il arrivait au premier rang de la foule ; c’est un ancien fonctionnaire, le conseiller titulaire Marméladoff ! Il demeure ici près, maison Kozel… Vite, un médecin ! Je payerai, voilà !

Il tira de l’argent de sa poche et le montra à un agent de police. Il était en proie à une agitation extraordinaire.

Les policiers furent bien aises de savoir qui avait été écrasé. Raskolnikoff se nomma à son tour, donna son adresse et insista de toutes ses forces pour qu’on transportât au plus vite le blessé à son domicile. Le jeune homme n’aurait pas montré plus de zèle s’il se fût agi de son propre père.

— C’est ici, à trois maisons de distance, qu’il habite, disait-il, chez Kozel, un Allemand riche… Sans doute il regagnait sa demeure, étant en état d’ivresse… Je le connais… C’est un ivrogne… Il vit là, en famille, il a une femme et des enfants. Avant de le mener à l’hopital, il faut le faire examiner par un médecin, il doit y en avoir un près d’ici. Je payerai, je payerai !… Son état exige des soins immédiats ; si on ne le secourt pas tout de suite, il mourra avant d’arriver à l’hôpital.

Il glissa même à la dérobée quelque argent dans la main d’un agent de police. D’ailleurs, ce qu’il demandait était parfaitement légitime et s’expliquait très-bien. On releva Marméladoff, et des hommes de bonne volonté s’offrirent pour le transporter chez lui. La maison Kozel était située à trente pas de l’endroit où l’accident avait eu lieu. Raskolnikoff marcha derrière, soutenant avec précaution la tête du blessé et montrant le chemin.

— Ici, ici ! Dans l’escalier, faites attention à ce qu’il n’ait pas la tête en bas : tournez… c’est cela ! Je payerai, je vous remercie, murmurait-il.

En ce moment même, Catherine Ivanovna, comme cela lui arrivait toujours dès qu’elle avait une minute de liberté, se promenait de long en large dans sa petite chambre ; elle allait de la fenêtre au poêle et vice versa, les bras croisés sur sa poitrine, se parlant à elle-même et toussant. Depuis quelque temps elle causait de plus en plus volontiers avec sa fille aînée, Polenka. Bien que cette enfant, âgée de dix ans, ne comprit pas encore grand’chose, cependant elle se rendait très-bien compte du besoin que sa mère avait d’elle ; aussi ses grands yeux intelligents étaient-ils sans cesse fixés sur Catherine Ivanovna, et dès que celle-ci lui adressait la parole, elle faisait tous ses efforts pour comprendre ou du moins pour en avoir l’air.

Maintenant Polenka déshabillait son jeune frère qui avait été souffrant toute la journée et qu’on allait coucher. En attendant qu’on lui ôtât sa chemise pour la laver pendant la nuit, le petit garçon, la mine sérieuse, était assis sur une chaise, silencieux et immobile. Il écoutait en faisant de grands yeux ce que sa maman disait à sa sœur. La petite Lidotchka, vêtue de véritables guenilles, attendait son tour, debout près du paravent. La porte donnant sur le carré était ouverte pour laisser sortir la fumée de tabac qui arrivait de l’appartement voisin et, à chaque instant, faisait cruellement tousser la pauvre poitrinaire. Catherine Ivanovna semblait aller plus mal encore depuis huit jours, et les sinistres taches de ses joues avaient pris un éclat plus vif que jamais.

— Tu ne peux t’imaginer, Polenka, disait-elle en se promenant dans la chambre, quelle existence gaie et brillante on menait chez papa, et combien nous sommes malheureux tous par le fait de cet ivrogne : Papa avait dans le service civil un emploi correspondant au grade de colonel ; il était presque gouverneur, il n’avait plus qu’un pas à faire pour arriver à ce poste ; aussi tout le monde lui disait : « Nous Vous considérons déjà, Ivan Mikhaïlitch, comme notre gouverneur… » Kkhe-kkhe-kkhe… Ô vie trois fois maudite !

Elle cracha et pressa ses mains contre sa poitrine.

— Est-ce que l’eau est prête ? Allons, donne la chemise ; et les bas ?… Lida, ajouta-t-elle en s’adressant à la petite fille, pour cette nuit tu coucheras sans chemise… Mets les bas à côté… On lavera le tout ensemble… Et cet ivrogne, est-ce qu’il ne va pas rentrer ?… Je voudrais pourtant laver sa chemise avec le reste, pour ne pas avoir à me fatiguer deux nuits de suite ! Seigneur ! kkhe-kkhe-kkhe ! Encore ! Qu’est-ce que c’est ? s’écria-t-elle en voyant le vestibule se remplir de monde et des gens pénétrer dans la chambre avec une sorte de fardeau. — Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’on apporte ? Seigneur !

— Où faut-il le mettre ? demanda un agent de police, en regardant autour de lui, tandis qu’on introduisait dans la chambre Marméladoff sanglant et inanimé.

— Sur le divan ! Étendez-le tout de son long sur le divan… la tête ici, indiqua Raskolnikoff.

— C’est un homme ivre qui a été écrasé dans la rue ! cria quelqu’un du vestibule.

Catherine Ivanovna, toute pâle, respirait péniblement. Les enfants étaient terrifiés. La petite Lidotchka courut en criant vers sa sœur aînée et, tremblante, la serra dans ses bras.

Après avoir aidé à coucher Marméladoff sur le divan, Raskolnikoff s’approcha de Catherine Ivanovna :

— Pour l’amour de Dieu, calmez-vous, ne vous effrayez pas ! dit-il vivement ; — il traversait la rue, une voiture l’a écrasé ; ne vous inquiétez pas, il va reprendre ses sens, je l’ai fait porter ici… Je suis déjà venu chez vous, peut-être ne vous en souvenez-vous pas… Il reviendra à lui, je payerai !

— Il n’en reviendra pas ! dit avec désespoir Catherine Ivanovna, et elle s’élança vers son mari.

Raskolnikoff s’aperçut bientôt que cette femme n’était pas de celles qui sont promptes à l’évanouissement. En un instant, un oreiller se trouva sous la tête du malheureux, — ce à quoi personne n’avait encore pensé. Catherine Ivanovna se mit à déshabiller Marméladoff, à visiter ses blessures, à lui prodiguer des soins intelligents. L’émotion ne lui enlevait pas la présence d’esprit ; s’oubliant elle-même, elle mordait ses lèvres tremblantes et refoulait dans sa poitrine les cris prêts à s’en échapper.

Pendant ce temps, Raskolnikoff décida quelqu’un à aller chercher un médecin. Il y en avait un qui habitait dans une maison voisine.

— J’ai envoyé chercher un médecin, dit-il à Catherine Ivanovna ; ne vous inquiétez pas, je payerai. N’avez-vous pas d’eau ?… Donnez-moi aussi une serviette, un essuie-mains, quelque chose bien vite ; on ne peut pas encore juger de la gravité des blessures… Il est blessé, mais il n’est pas tué, soyez-en convaincue… Attendons ce que dira le docteur…

Catherine Ivanovna courut à la fenêtre ; là, dans le coin, était placée sur une mauvaise chaise une grande cuvette pleine d’eau, qu’elle avait préparée pour laver pendant la nuit le linge de son mari et de ses enfants. Cette lessive nocturne, Catherine Ivanovna la faisait de ses propres mains au moins deux fois par semaine, quand ce n’était pas plus souvent, car les Marméladoff en étaient arrivés à un tel état de misère que le linge de rechange leur manquait presque absolument : chaque membre de la famille n’avait guère d’autre chemise que celle qu’il portait sur le corps ; or, Catherine Ivanovna ne pouvait souffrir la malpropreté, et, plutôt que de la voir régner chez elle, la pauvre phtisique préférait encore se fatiguer à blanchir nuitamment le linge des siens, pour qu’ils le trouvassent lavé et repassé le lendemain à leur réveil.

Sur la demande de Raskolnikoff, elle prit la cuvette et la lui apporta, mais peu s’en fallut qu’elle ne tombât avec son fardeau. Le jeune homme, ayant réussi à trouver un essuie-mains, le trempa dans l’eau et lava le visage ensanglanté de Marméladoff. Catherine Ivanovna, debout à côté de lui, respirait avec effort et tenait ses mains pressées contre sa poitrine. Des soins médicaux lui eussent été nécessaires à elle-même. « J’ai peut-être eu tort de faire transporter le blessé à son domicile », commençait à se dire Raskolnikoff.

Le sergent de ville ne savait non plus que décider.

— Polia ! cria Catherine Ivanovna, cours chez Sonia, vite. Dis-lui que son père a été écrasé par une voiture, qu’elle vienne ici immédiatement. Si tu ne la trouves pas chez elle, n’importe, tu diras aux Kapernaoumoff de lui faire la commission dès qu’elle sera rentrée. Dépêche-toi, Polia ! Tiens, mets ce mouchoir sur ta tête !

Sur ces entrefaites, la chambre s’était tellement remplie de monde qu’une pomme n’y serait pas tombée par terre. « Les agents de police se retirèrent ; un seul resta momentanément et tâcha de refouler le public sur le carré. Mais, tandis qu’il s’employait à cette besogne, par la porte de communication intérieure pénétrèrent dans l’appartement presque tous les locataires de madame Lippevechzel : d’abord massés sur le seuil, ils envahirent bientôt la chambre elle-même. Catherine Ivanovna entra dans une violente colère :

— Vous devriez au moins le laisser mourir en repos ! cria-t-elle à cette foule. Vous venez ici comme à un spectacle ! Vous fumez des cigarettes ! Kkhe-kkhe-kkhe !… Vous vous permettez d’entrer le chapeau sur la tête !… Allez-vous-en !… Ayez au moins le respect de la mort !

La toux qui l’étranglait l’empêcha d’en dire davantage, mais cette sévère admonestation produisit son effet. Évidemment on avait une certaine peur de Catherine Ivanovna : les locataires filèrent l’un après l’autre vers la porte, emportant dans leurs cœurs cet étrange sentiment de satisfaction que l’homme même le plus compatissant ne peut s’empêcher d’éprouver à la vue du malheur d’autrui.

Du reste, quand ils furent sortis, leurs voix se firent entendre de l’autre côté de la porte : ils disaient hautement qu’il fallait envoyer le blessé à l’hôpital, qu’il était inconvenant de troubler la tranquillité de la maison.

— Il est inconvenant de mourir ! vociféra Catherine Ivanovna, et déjà elle se préparait à les foudroyer de son indignation, mais, comme elle allait ouvrir la porte, elle se croisa avec madame Lippevechzel en personne. La logeuse venait d’apprendre le malheur, et elle accourait rétablir l’ordre. C’était une Allemande excessivement tracassière et mal élevée.

— Ah ! mon Dieu ! dit-elle en frappant ses mains l’une contre l’autre ; votre mari étant ivre s’est fait écraser par une voiture. Qu’il aille à l’hôpital ! Je suis la propriétaire !

— Amalia Ludvigovna ! Je vous prie de songer à ce que vous dites, commença d’un ton rogue Catherine Ivanovna. (C’était toujours de ce ton qu’elle parlait à la logeuse, pour la rappeler au « sentiment des convenances », et, même dans un semblable moment, elle ne put se refuser ce plaisir.) Amalia Ludvigovna…

— Je vous ai dit une fois pour toutes de ne jamais m’appeler Amalia Ludvigovna ; je suis Amalia Ivanovna !

— Vous n’êtes pas Amalia Ivanovna, mais Amalia Ludvigovna, et comme je n’appartiens pas au groupe de vos vils flatteurs tels que M. Lébéziatnikoff qui rit maintenant derrière la porte (« Les voilà qui s’empoignent ! kss ! kss ! » ricanait-on en effet dans la pièce voisine), je vous appellerai toujours Amalia Ludvigovna, bien que je ne puisse, décidément, comprendre pourquoi cette appellation vous déplaît. Vous voyez vous-même ce qui est arrivé à Sémen Zakharovitch : il va mourir. Je vous prie de fermer tout de suite cette porte et de ne laisser entrer personne ici.

Permettez-lui au moins de mourir en paix ! Sinon, je vous assure que dès demain le gouverneur général lui-même sera instruit de votre conduite. Le prince me connaît depuis ma jeunesse, et il se souvient fort bien de Sémen Zakharovitch, à qui il a plus d’une fois rendu service. Tout le monde sait que mon mari avait beaucoup d’amis et de protecteurs ; lui-même, ayant conscience de son malheureux défaut, a cessé de les voir, par un sentiment de noble délicatesse ; mais maintenant, ajouta-t-elle en montrant Raskolnikoff, nous avons trouvé un appui dans ce magnanime jeune homme qui possède de la fortune, des relations, et qui est lié depuis son enfance avec Sémen Zakharovitch. Soyez persuadée, Amalia Ludvigovna…

Tout ce discours fut débité avec une rapidité croissante, mais la toux interrompit brusquement l’éloquence de Catherine Ivanovna. En ce moment, Marméladoff, revenant à lui, poussa un gémissement. Elle courut auprès de son mari. Celui-ci avait ouvert les yeux, et, sans se rendre encore compte de rien, regardait Raskolnikoff debout à son chevet. Sa respiration était rare et pénible ; on apercevait du sang au bord de ses lèvres ; la sueur perlait sur son front. Ne reconnaissant pas Raskolnikoff, il le considérait d’un air inquiet. Catherine Ivanovna fixa sur le blessé un regard affligé, mais sévère, puis les larmes jaillirent des yeux de la pauvre femme.

— Mon Dieu ! il a la poitrine tout écrasée ! Que de sang, que de sang ! dit-elle, désolée. Il faut lui ôter tous ses vêtements de dessus ! Tourne-toi un peu, Sémen Zakharovitch, si cela t’est possible, lui cria-t-elle.

Marméladoff la reconnut.

— Un prêtre ! proféra-t-il d’une voix rauque.

Catherine Ivanovna s’approcha de la fenêtre, appuya son front contre le châssis et s’écria avec désespoir :

— Ô vie trois fois maudite !

— Un prêtre ! répéta le moribond après une minute de silence.

— Chut ! lui cria Catherine Ivanovna ; il obéit et se tut. Ses yeux cherchaient sa femme avec une expression timide et anxieuse. Elle revint se placer à son chevet. Il se calma un peu, mais ce ne fut pas pour longtemps. Bientôt il aperçut dans le coin la petite Lidotchka (sa favorite), qui tremblait comme si elle eût été prise de convulsions et le regardait avec ses grands yeux fixes d’enfant étonné.

— Ah !… ah !… fit-il avec agitation en montrant la fillette. On voyait qu’il voulait dire quelque chose.

— Quoi encore ? cria Catherine Ivanovna.

— Elle n’a pas de chaussures, pas de chaussures ! murmura-t-il, et son regard affolé ne quittait pas les petits pieds nus de l’enfant.

— Tais-toi ! répliqua d’un ton irrité Catherine Ivanovna : tu sais toi-même pourquoi elle n’a pas de chaussures.

— Dieu soit loué, voilà le docteur ! s’écria joyeusement Raskolnikoff.

Entra un petit vieillard allemand, aux allures méthodiques, qui regardait autour de lui d’un air défiant. Il s’approcha du blessé, lui tâta le pouls, examina attentivement la tête ; puis, avec le secours de Catherine Ivanovna, il défit la chemise toute trempée de sang et mit à nu la poitrine. Elle était affreusement broyé ; à droite, plusieurs côtes étaient brisées ; à gauche, à l’endroit du cœur, on voyait une grande tache d’un noir jaunâtre, due à un violent coup de pied de cheval. Le docteur fronça le sourcil. L’agent de police lui avait raconté que l’individu écrasé avait été pris dans une roue et traîné sur la chaussée l’espace de trente pas.

— Il est étonnant qu’il soit encore en vie, murmura le docteur à voix basse en s’adressant à Raskolnikoff.

— Que pensez-vous de lui ? demanda ce dernier.

— Il est perdu.

— N’y a-t-il plus aucun espoir ?

— Pas le moindre ! Il va rendre le dernier soupir… D’ailleurs, il a une blessure très-dangereuse à la tête… Hum ! soit, on peut faire une saignée… mais… ce sera inutile. Dans cinq ou six minutes, il mourra infailliblement.

— Essayez toujours la saignée.

— Soit… Du reste, je vous en avertis, cela ne servira absolument à rien.

Sur ces entrefaites, un nouveau bruit de pas se fit entendre, la foule qui encombrait le vestibule s’ouvrit, et un ecclésiastique à cheveux blancs apparut sur le seuil. Il apportait l’extrême-onction au mourant. Le docteur céda aussitôt la place au prêtre, avec qui il échangea un coup d’œil significatif. Raskolnikoff pria le médecin de rester encore un moment. Il y consentit en haussant les épaules.

Tous se retirèrent à l’écart. La confession dura fort peu de temps. Marméladoff n’était guère en état de comprendre quelque chose ; il ne pouvait proférer que des sons entrecoupés et inintelligibles. Catherine Ivanovna alla se mettre à genoux dans le coin près du poêle et fit agenouiller devant elle les deux enfants. Lidotchka ne faisait que trembler. Le petit garçon, à genoux en pans volants, imitait les grands signes de croix de sa mère et se prosternait contre le parquet qu’il frappait du front ; cela semblait lui procurer un plaisir particulier. Catherine Ivanovna se mordait les lèvres et retenait ses larmes. Elle priait tout en rajustant de temps à autre la chemise du baby ; sans interrompre sa prière et sans même se lever, elle réussit à prendre dans la commode un mouchoir de cou qu’elle jeta sur les épaules trop nues de la petite fille. Cependant la porte de communication avait été ouverte de nouveau par des curieux. Le flot des spectateurs grossissait aussi dans le vestibule ; tous les locataires des divers étages se trouvaient là ; mais ils ne franchissaient pas le seuil de la chambre. Toute cette scène n’était éclairée que par un bout de bougie.

En ce moment, Polenka, qui était allée chercher sa sœur, traversa vivement la foule massée dans le couloir. Elle entra, pouvant à peine respirer, tant elle avait couru. Après s’être débarrassée de son mouchoir, elle chercha des yeux sa mère, s’approcha d’elle et lui dit : « Elle vient ! je l’ai rencontrée dans la rue ! » Catherine Ivanovna la fit agenouiller à côté d’elle. Sonia se fraya timidement et sans bruit un passage au milieu de la foule. Dans ce logement qui offrait l’image de la misère, du désespoir et de la mort, son apparition soudaine produisit un effet étrange. Quoique fort pauvrement vêtue, elle était mise avec le chic tapageur qui distingue les raccrocheuses de trottoir. Arrivée à l’entrée de la chambre, la jeune fille ne dépassa pas le seuil et jeta dans l’appartement un regard effaré.

Elle n’avait plus conscience de rien, semblait-il ; elle avait oublié sa robe de soie, achetée d’occasion, dont la couleur criarde et la queue démesurément longue étaient fort déplacées ici, son immense crinoline qui occupait toute la largeur de la porte, ses bottines voyantes, l’ombrelle qu’elle tenait à la main, quoiqu’elle n’en eût pas besoin ; enfin, son ridicule chapeau de paille, orné d’une plume d’un rouge éclatant. Sous ce chapeau, crânement posé sur le côté, on apercevait un petit visage maladif, pâle et effrayé, avec une bouche ouverte et des yeux immobiles de terreur. Sonia avait dix-huit ans ; elle était blonde, de petite taille et un peu maigre, mais assez jolie ; ses yeux clairs étaient remarquables. Elle tenait ses regards fixés sur le lit, sur l’ecclésiastique ; comme Polenka, elle était essoufflée par une marche rapide. À la fin, quelques mots chuchotés dans la foule arrivèrent probablement à ses oreilles. Baissant la tête, elle franchit le seuil et pénétra dans la chambre, mais resta à proximité de la porte.

Quand le moribond eut reçu les sacrements, sa femme revint auprès de lui. Avant de se retirer, le prêtre crut devoir adresser quelques paroles de consolation à Catherine Ivanovna.

— Et qu’est-ce qu’ils vont devenir ? interrompit-elle avec aigreur en montrant ses enfants.

— Dieu est miséricordieux ; espérez dans le secours du Très-Haut, reprit l’ecclésiastique.

— E-eh ! Il est miséricordieux, mais pas pour nous !

— C’est un péché, madame, un péché, observa le pope en hochant la tête.

— Et cela, n’est-ce pas un péché ? répliqua vivement Catherine Ivanovna en montrant le moribond.

— Ceux qui vous ont involontairement privée de votre soutien vous offriront peut-être une indemnité, pour réparer au moins le préjudice matériel…

— Vous ne me comprenez pas ! cria d’un ton irrité Catherine Ivanovna. Pourquoi m’indemniserait-on ? C’est lui-même qui, étant ivre, est allé se jeter sous les pieds des chevaux ! Lui un soutien ! Il n’a jamais été pour moi qu’une cause de chagrin. Il buvait tout ! Il nous dépouillait pour aller dissiper au cabaret l’argent du ménage ! Dieu fait bien de nous débarrasser de lui ! C’est une vraie délivrance pour nous !

— Il faudrait pardonner à un mourant ; de tels sentiments sont un péché, madame, un grand péché !

Tout en causant avec l’ecclésiastique, Catherine Ivanovna ne cessait de s’occuper du blessé : elle lui donnait à boire, essuyait la sueur et le sang qui inondaient sa tête, arrangeait ses oreillers. Les dernières paroles du prêtre la mirent dans une sorte de fureur.

— Eh ! batuchka ! Ce sont là des mots, rien que des mots ! Pardonner ! Aujourd’hui, s’il n’avait pas été écrasé, il serait rentré ivre. Comme il n’a pas d’autre chemise que la sale loque qu’il porte sur le corps, il m’aurait fallu la laver pendant son sommeil, ainsi que le linge des enfants. Ensuite j’aurais fait sécher tout cela pour le raccommoder à l’aurore, voilà l’emploi de mes nuits !… Que venez-vous donc me parler de pardon ? D’ailleurs, je lui ai pardonné !

Un violent accès de toux l’empêcha d’en dire plus long. Elle cracha dans un mouchoir, qu’elle étala ensuite sous les yeux de l’ecclésiastique, tandis que, de sa main gauche, elle pressait douloureusement sa poitrine. Le mouchoir était tout ensanglanté.

Le pope baissa la tête et ne dit plus mot.

Marméladoff était à l’agonie ; ses yeux ne quittaient pas le visage de sa femme, qui s’était de nouveau penchée vers lui. Il avait toujours envie de lui dire quelque chose, essayait de parler, remuait la langue avec effort, mais ne parvenait à proférer que des sons inarticulés. Catherine Ivanovna, comprenant qu’il voulait lui demander pardon, lui cria d’un ton impérieux :

— Tais-toi ! c’est inutile !… Je sais ce que tu veux dire !…

Le blessé se tut, mais au même instant ses yeux s’égarèrent dans la direction de la porte, et il aperçut Sonia…

Jusqu’alors il ne l’avait pas remarquée dans le coin sombre où elle se trouvait.

— Qui est là ? qui est là ? fit-il tout à coup d’une voix rauque et étranglée ; en même temps il montrait des yeux, avec une expression d’effroi, la porte près de laquelle sa fille était debout, et il essayait de se mettre sur son séant.

— Reste couché ! Ne bouge pas ! cria Catherine Ivanovna.

Mais, par un effort surhumain, il réussit à s’arc-bouter sur le divan. Pendant quelque temps, il considéra sa fille d’un air étrange. Il semblait ne pas la reconnaître ; d’ailleurs, c’était la première fois qu’il la voyait dans ce costume.

Timide, humiliée et rougissante sous ses oripeaux de prostituée, la malheureuse attendait humblement qu’il lui fut permis de dire le dernier adieu à son père. Soudain il la reconnut, et une souffrance immense se peignit sur son visage.

— Sonia ! ma fille ! pardonne ! cria-t-il. Il voulut lui tendre la main et, perdant son point d’appui, roula lourdement sur le plancher. On s’empressa de le relever, on le remit sur le divan ; mais c’en était fait. Sonia, presque défaillante, poussa un faible cri, courut à son père et l’embrassa. Il expira entre les bras de la jeune fille.

— Il est mort ! cria Catherine Ivanovna à la vue du cadavre de son mari. Eh bien ! que faire, maintenant ? Avec quoi l’enterrerai-je ? avec quoi, demain, nourrirai-je mes enfants ?

Raskolnikoff s’approcha de la veuve.

— Catherine Ivanovna, lui dit-il, la semaine dernière votre défunt mari m’a raconté toute sa vie et toutes les circonstances… Soyez sûre qu’il parlait de vous avec une estime enthousiaste. Dès ce soir-là, en voyant combien il vous était dévoué à tous, combien surtout il vous honorait et vous aimait, Catherine Ivanovna, malgré sa malheureuse faiblesse, dès ce soir-là, je suis devenu son ami… Permettez-moi donc maintenant… de vous aider… à rendre les derniers devoirs à mon ami défunt. Voici… vingt roubles, et si ma présence peut vous être de quelque utilité… je… en un mot, je viendrai, je viendrai vous voir certainement… peut-être viendrai-je encore demain… Adieu !

Et il sortit vivement de la chambre ; mais, en traversant le vestibule, il rencontra tout à coup dans la foule Nikodim Fomitch qui avait appris l’accident et venait prendre les dispositions d’usage en pareil cas. Depuis la scène qui s’était passée au bureau de police, le commissaire n’avait pas revu Raskolnikoff ; néanmoins, il le reconnut tout de suite.

— Ah ! c’est vous ? lui demanda-t-il.

— Il est mort, répondit Raskolnikoff. Il a eu les secours d’un médecin, d’un prêtre ; rien ne lui a manqué. Ne troublez pas trop la pauvre femme ; elle était déjà phtisique : ce nouveau malheur l’achève. Réconfortez-la, si vous le pouvez… Vous êtes un bon homme, je le sais… ajouta-t-il avec un sourire, tandis qu’il regardait en face le commissaire.

— Mais vous avez du sang sur vous, observa Nikodim Fomitch, qui venait de remarquer quelques taches fraîches sur le gilet de Raskolnikoff.

— Oui, il en a coulé sur moi… je suis tout en sang ! dit le jeune homme d’un air un peu étrange ; puis il sourit, salua son interlocuteur d’un signe de tête et s’éloigna.

Il descendait l’escalier lentement, sans se presser. Une sorte de fièvre agitait tout son être. Il sentait affluer brusquement en lui une vie nouvelle et puissante. Cette sensation pouvait être comparée à celle d’un condamné à mort qui reçoit inopinément sa grâce. Au milieu de l’escalier, il se rangea pour laisser passer devant lui l’ecclésiastique qui regagnait sa demeure. Les deux hommes échangèrent un silencieux salut. Mais, comme Raskolnikoff descendait les dernières marches, il entendit soudain des pas rapides derrière lui. Quelqu’un cherchait à le rejoindre. C’était Polenka qui courait après lui en criant : « Écoutez ! écoutez ! »

Il se retourna vers elle. La petite fille descendit à la hâte le dernier escalier et s’arrêta en face du jeune homme, à une marche au-dessus de lui. Une faible lumière venait de la cour. Raskolnikoff examina le visage maigre, mais pourtant joli, de Polenka ; celle-ci lui souriait et le regardait avec une gaieté enfantine. Elle était chargée d’une commission qui, évidemment, lui plaisait beaucoup à elle-même.

— Écoutez, comment vous appelle-t-on ?… Ah ! encore : où demeurez-vous ? demanda-t-elle précipitamment.

Il lui mit ses deux mains sur les épaules et la considéra avec une sorte de bonheur. Pourquoi éprouvait-il un tel plaisir à la contempler ? Lui-même n’en savait rien.

— Qui est-ce qui vous a envoyée ?

— C’est ma sœur Sonia qui m’a envoyée, répondit la petite fille en souriant plus gaiement encore.

— Je me doutais bien que vous veniez de la part de votre sœur Sonia.

— Je viens aussi de la part de maman. C’est ma sœur Sonia qui m’a envoyée la première, mais ensuite maman m’a dit : « Cours vite, Polenka ! »

— Vous aimez votre sœur Sonia ?

— Je l’aime plus que n’importe qui ! déclara avec une énergie particulière Polenka, et son sourire prit soudain une expression plus sérieuse.

— Et moi, m’aimerez-vous ?

Au lieu de répondre, la petite fille approcha de lui son visage et tendit naïvement ses lèvres pour l’embrasser. Tout à coup ses petits bras, minces comme des allumettes, serrèrent Raskolnikoff avec force, et, inclinant sa tête sur l’épaule du jeune homme, elle se mit à pleurer sans bruit.

— Pauvre papa ! dit-elle au bout d’une minute, en relevant son visage humide de larmes qu’elle essuya avec sa main. — On ne voit plus que des malheurs comme cela à présent, ajouta-t-elle inopinément, avec cette gravité particulière que les enfants affectent quand l’envie leur vient de parler « comme les grandes personnes ».

— Votre papa vous aimait ?

— Il aimait surtout Lidotchka, répondit-elle du même ton sérieux (son sourire avait disparu), — il avait une prédilection pour elle, parce que c’est la plus jeune et aussi parce qu’elle est maladive ; il lui apportait toujours des cadeaux. Nous autres, nous prenions avec lui des leçons de lecture, et à moi il enseignait la grammaire et la loi divine, ajouta-t-elle avec dignité. Maman ne disait rien, mais nous savions que cela lui faisait plaisir, et papa le savait aussi. Maman veut m’apprendre le français, parce qu’il est déjà temps de commencer mon éducation.

— Mais vous savez prier ?

— Comment donc, si nous savons ! Depuis longtemps ! Moi, comme je suis la plus grande, je prie en mon particulier, Kolia et Lidotchka disent leurs prières tout haut avec maman. Ils récitent d’abord les litanies de la Sainte Vierge, ensuite une autre prière : « Dieu, accorde ton pardon et ta bénédiction à notre sœur Sonia », et puis ; « Dieu, accorde ton pardon et ta bénédiction à notre autre papa », car il faut vous dire que notre ancien papa est mort depuis longtemps ; celui-ci c’était un autre, mais nous prions aussi pour le premier.

— Poletchka, on m’appelle Rodion ; nommez-moi quelquefois dans vos prières : « Pardonne aussi à ton serviteur Rodion », — rien de plus.

— Toute ma vie, je prierai pour vous, répondit chaleureusement la petite fille, qui tout à coup se remit à rire, et de nouveau l’embrassa avec tendresse.

Raskolnikoff lui dit son nom, donna son adresse et promit de revenir le lendemain sans faute. L’enfant le quitta, enchantée de lui. Il était dix heures sonnées quand il sortit de la maison.

« Assez ! » se dit-il en s’éloignant, « arrière les spectres, les vaines frayeurs, les fantômes ! La vie ne m’a pas abandonné ! Est-ce que je ne vivais pas tout à l’heure ? Ma vie n’est pas morte avec la vieille femme ! Dieu fasse paix à votre âme, matouchka, mais il est temps aussi que vous laissiez la mienne en repos ! À présent que j’ai recouvré l’intelligence, la volonté, la force, nous allons bien voir ! À nous deux, maintenant ! » ajouta-t-il comme s’il eût adressé un défi à quelque puissance invisible.

« …Je suis très-faible en ce moment, mais… je crois que je ne suis plus du tout malade. Quand je suis sorti de chez moi tantôt, je savais bien que ma maladie se passerait. À propos : la maison Potchinkoff est à deux pas d’ici. Je vais aller chez Razoumikhine… Qu’il gagne son pari !… Qu’il s’amuse même à mes dépens ; n’importe !… La force est nécessaire, sans elle on ne fait rien ; mais c’est la force qui procure la force, voilà ce qu’ils ne savent pas », acheva-t-il avec assurance. Son audace, sa confiance en lui-même grandissaient de minute en minute. C’était une sorte de changement à vue qui s’opérait en lui.

Il trouva sans peine la demeure de Razoumikhine ; dans la maison Potchinkoff on connaissait déjà le nouveau locataire, et le dvornik indiqua tout de suite à Raskolnikoff le logement de son ami. Le bruit d’une réunion nombreuse et animée arrivait jusqu’au milieu de l’escalier. La porte donnant sur le carré était grande ouverte, on entendait des éclats de voix et des vociférations.

La chambre de Razoumikhine était assez vaste, la société se composait d’une quinzaine de personnes. Le visiteur s’arrêta dans l’antichambre. Là, derrière la cloison, il y avait deux grands samovars, des bouteilles, des assiettes, des plats chargés de pâtés et de hors-d’œuvre ; deux servantes de la logeuse se trémoussaient au milieu de tout cela. Raskolnikoff fit demander Razoumikhine. Celui-ci arriva tout joyeux. Au premier coup d’œil on voyait qu’il avait extraordinairement bu, et quoique, en général, il fût presque impossible à Razoumikhine de s’enivrer, cette fois son extérieur prouvait qu’il ne s’était pas ménagé.

— Écoute, commença aussitôt Raskolnikoff, je suis venu à seule fin de te dire que tu as gagné ton pari et que personne en effet ne sait ce qui peut lui arriver. Quant à entrer chez toi, non, je suis trop faible ; c’est à peine si je me tiens sur mes jambes. Ainsi, bonjour et adieu ! Mais, demain, passe chez moi…

— Sais-tu ce que je vais faire ? Je vais te reconduire ! Puisque, de ton propre aveu, tu es faible, eh bien…

— Et tes invités ? Quel est cet homme à tête frisée qui vient d’entr’ouvrir la porte ?

— Celui-là ? le diable le sait ! Ce doit être un ami de mon oncle ou peut-être un monsieur quelconque venu sans invitation… Je leur laisserai mon oncle ; c’est un homme inappréciable ; je regrette que tu ne puisses faire sa connaissance aujourd’hui. Du reste, que le diable les emporte tous ! Je n’ai que faire d’eux à présent ; j’ai besoin de prendre l’air, aussi es-tu arrivé fort à propos, mon ami : deux minutes plus tard, j’allais tomber sur eux à bras raccourcis ! Ils disent de telles stupidités… Tu ne saurais t’imaginer de quelles divagations un homme est capable ! Après tout, si, tu peux te l’imaginer ! Est-ce que nous-mêmes nous ne divaguons pas ? Allons, qu’ils débitent leurs sornettes, ils ne les débiteront pas toujours… Attends une petite minute, je vais t’amener Zosimoff.

Ce fut avec un empressement extrême que le docteur se rendit auprès de Raskolnikoff. À la vue de son client, une curiosité particulière se manifesta sur son visage, qui, du reste, s’éclaircit bientôt.

— Il faut aller vous coucher tout de suite, dit-il au malade, et vous devriez prendre quelque chose pour vous procurer un sommeil paisible. Tenez, voici une poudre que j’ai préparée tantôt. Vous la prendrez ?

— Certainement, répondit Raskolnikoff.

— Tu fais très-bien de l’accompagner, observa Zosimoff en s’adressant à Razoumikhine ; nous verrons demain comment il sera, mais aujourd’hui il ne va pas mal : le changement est notable depuis tantôt. À mesure qu’on vit, on apprend…

— Sais-tu ce que me disait tout bas Zosimoff il y a un instant ? commença d’une voix pâteuse Razoumikhine, dès que les deux amis furent dans la rue. Il me recommandait de causer avec toi en chemin, de te faire causer et de lui rapporter ensuite tes paroles, parce qu’il a l’idée… que tu… es fou ou sur le point de le devenir. T’imagines-tu cela ? D’abord, tu es trois fois plus intelligent que lui ; secondement, puisque tu n’es pas fou, tu peux te moquer de sa sotte opinion, et en troisième lieu ce gros morceau de viande dont la spécialité est la chirurgie n’a plus en tête, depuis quelque temps, que les maladies mentales ; mais la conversation que tu as eue aujourd’hui avec Zamétoff a complétement modifié sa manière de voir sur ton compte.

— Zamétoff t’a tout raconté ?

— Tout, et il a très-bien fait. J’ai maintenant compris toute l’histoire, et Zamétoff l’a comprise aussi… Allons, oui, en un mot, Rodia… le fait est… À présent je suis un peu gris… Mais cela ne fait rien… le fait est que cette pensée… comprends-tu ? cette pensée avait, en effet, pris naissance dans leur esprit… comprends-tu ? C’est-à-dire qu’aucun d’eux n’osait la formuler tout haut, parce que c’était une absurdité trop criante, et, surtout depuis qu’ils ont arrêté ce peintre en bâtiment, tout cela s’est évanoui pour toujours. Mais pourquoi donc sont-ils des imbéciles ? J’ai alors quelque peu cogné Zamétoff, — ceci entre nous, mon ami ; je t’en prie, ne laisse pas entendre que tu le sais ; j’ai remarqué qu’il est susceptible ; c’est chez Louise que cela a eu lieu, — mais aujourd’hui tout est éclairci. C’était surtout cet Ilia Pétrovitch ! Il avait pris texte de ton évanouissement au bureau de police, mais lui-même a eu honte ensuite d’une pareille supposition ; je sais…

Raskolnikoff écoutait avec avidité. Sous l’influence de la boisson, Razoumikhine bavardait inconsidérément.

— Je me suis évanoui alors parce qu’il faisait très-chaud dans la salle et que cette odeur de peinture m’avait suffoqué, dit Raskolnikoff.

— Il cherche une explication ! Mais il n’y avait pas que la peinture : l’inflammation couvait depuis un grand mois ; Zosimoff est là pour le dire. Seulement, ce que ce blanc-bec de Zamétoff est confus à présent, tu ne peux pas te l’imaginer. « Je ne vaux pas, dit-il, le petit doigt de cet homme-là. » C’est de toi qu’il parle ainsi. Il a quelquefois de bons sentiments. Mais la leçon que tu lui as donnée aujourd’hui au Palais de Cristal, c’est le comble de la perfection. Tu as commencé par lui faire peur, par lui donner le frisson. Tu l’avais presque amené à admettre de nouveau cette monstrueuse sottise, quand, tout d’un coup, tu lui as montré que tu te moquais de lui : « Attrape ce pied de nez ! » Parfait ! À présent il est écrasé, anéanti. Tu es un maître, vraiment, et il en faut comme cela. Quel dommage que je n’aie pas été là ! Zamétoff est maintenant chez moi, où il aurait bien voulu te voir. Porphyre désire aussi faire ta connaissance…

— Ah !… celui-là aussi… Mais pourquoi me considérait-on comme un fou ?

— C’est-à-dire, pas comme un fou. Mon ami, je crois que j’ai un peu trop jasé avec toi. Vois-tu, ce qui l’a frappé tantôt, c’est que ce seul point t’intéresse ; maintenant il comprend pourquoi cela t’intéresse : instruit de toutes les circonstances… sachant quel énervement cela t’a causé alors et comment cette affaire est liée à ta maladie… Je suis un peu ivre, mon ami ; tout ce que je puis te dire, c’est qu’il a son idée… Je te le répète : il ne rêve plus que maladies mentales. Tu n’as pas à t’inquiéter de cela…

Pendant une demi-minute tous deux restèrent silencieux.

— Écoute, Razoumikhine, fit ensuite Raskolnikoff, — je veux te parler franchement : je viens de chez un mort, le défunt était un fonctionnaire… j’ai donné là tout mon argent… et, en dehors de cela, tout à l’heure j’ai été embrassé par une créature qui, lors même que j’aurais tué quelqu’un… bref, j’ai encore vu là une autre créature… avec une plume couleur de feu… mais je divague ; je suis très-faible, soutiens-moi… voilà l’escalier…

— Qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce que tu as ? demanda Razoumikhine inquiet.

— J’ai la tête qui tourne un peu, mais cela, ce n’est rien ; le malheur, c’est que je suis si triste, si triste ! comme une femme… vraiment ! Regarde : qu’est-ce que cela ? Regarde ! regarde !

— Quoi donc ?

— Est-ce que tu ne vois pas ? Il y a de la lumière dans ma chambre, vois-tu ? Dans la fente…

Ils étaient sur l’avant-dernier palier, près de la porte de la logeuse, et de là on pouvait remarquer qu’en effet la chambre de Raskolnikoff était éclairée.

— C’est étrange ! Nastasia y est peut-être, observa Razoumikhine.

— Jamais elle ne vient chez moi à cette heure-ci, d’ailleurs elle est couchée depuis longtemps, mais… cela m’est égal ! Adieu !

— Que dis-tu ? Je t’accompagne, nous allons monter ensemble !

— Je sais que nous monterons ensemble, mais je veux te serrer la main ici et te dire adieu ici. Allons, donne-moi la main, adieu !

— Qu’est-ce que tu as, Rodia ?

— Rien ; montons, tu seras témoin…

Pendant qu’ils montaient l’escalier, l’idée vint à Razoumikhine que Zosimoff avait peut-être raison.

« Eh ! je lui aurai troublé l’esprit avec mon bavardage ! » se dit-il à part soi.

Soudain, comme ils approchaient de la porte, ils entendirent des voix dans la chambre.

— Mais qu’est-ce qu’il y a ici ? s’écria Razoumikhine.

Raskolnikoff, le premier, saisit la porte et l’ouvrit toute grande ; puis il demeura sur le seuil, comme pétrifié.

Sa mère et sa sœur, assises sur son divan, l’attendaient depuis une demi-heure.

Comment leur visite le prenait-elle à l’improviste ? Comment n’y avait-il pas songé du tout, quand, dans la journée même, on lui avait cependant annoncé leur arrivée prochaine, imminente, à Pétersbourg ? Depuis une demi-heure, les deux femmes ne cessaient de questionner Nastasia qui se trouvait encore là devant elles. Déjà, la servante leur avait raconté tous les détails possibles sur Raskolnikoff. En apprenant qu’il était sorti aujourd’hui de la maison, malade et assurément dans un transport de fièvre, à en croire Nastasia, Pulchérie Alexandrovna et Avdotia Romanovna épouvantées l’avaient cru perdu : que de larmes n’avaient-elles point versées ! par quelles angoisses n’avaient-elles point passé durant cette demi-heure d’attente !

Des cris de joie saluèrent l’apparition de Raskolnikoff. Sa mère et sa sœur s’élancèrent vers lui. Mais il restait immobile et comme privé de vie ; une pensée subite et insupportable avait glacé tout son être. Il ne put même leur tendre les bras. Les deux femmes le pressèrent contre leurs poitrines, le couvrirent de baisers, riant et pleurant à la fois… Il fit un pas, chancela et tomba évanoui sur le parquet.

Alarme, cris de frayeur, gémissements. Razoumikhine, resté jusqu’alors sur le seuil, s’élança dans la chambre, saisit le malade dans ses bras vigoureux et, en un clin d’œil, le coucha sur le divan.

— Ce n’est rien, ce n’est rien ! dit-il vivement à la mère et à la sœur : — c’est un évanouissement, cela n’a pas d’importance ! Le médecin disait tout à l’heure encore qu’il allait beaucoup mieux, qu’il était tout à fait rétabli ! De l’eau ! Allons, voilà déjà qu’il reprend ses sens, tenez, voyez-vous comme il revient à lui ?…

Ce disant, il étreignit avec une rudesse inconsciente le bras de Dounetchka et la força à se baisser vers le divan pour constater qu’en effet son frère « revenait à lui ». Aux yeux de la mère et de la sœur, qui le regardaient avec une reconnaissance attendrie, Razoumikhine apparaissait comme une véritable providence. Nastasia leur avait déjà appris de quel dévouement avait fait preuve, pendant la maladie de leur Rodia, « ce jeune homme déluré », ainsi que l’appelait ce même soir, dans une conversation intime avec Dounia, Pulchérie Alexandrovna elle-même.