Traduction par Victor Derély.
Plon (tome 1p. 111-133).
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Deuxième partie


DEUXIÈME PARTIE


I

Raskolnikoff resta ainsi couché pendant fort longtemps. Parfois il semblait sortir de ce demi-sommeil, et alors il remarquait que la nuit était déjà avancée ; mais l’idée de se lever ne lui venait pas à l’esprit. Enfin, il s’aperçut que le jour commençait à poindre. Étendu à la renverse sur le divan, il n’avait pas encore secoué l’espèce de léthargie qui s’était abattue sur lui. Des cris terribles, désespérés, montant de la rue, arrivèrent à ses oreilles ; c’étaient, du reste, ceux que chaque nuit, vers deux heures, il entendait sous sa fenêtre. Cette fois, le bruit le réveilla. — « Ah ! voilà déjà les ivrognes qui sortent des cabarets », pensa-t-il, — « il est deux heures », et il eut un brusque sursaut comme si quelqu’un l’avait arraché de dessus le divan. — « Comment ! il est déjà deux heures ! » Il s’assit sur le divan et soudain se rappela tout !

Dans le premier moment, il crut qu’il allait devenir fou. Il éprouvait une terrible sensation de froid, mais ce froid provenait aussi de la fièvre qui l’avait saisi pendant son sommeil. Maintenant il grelottait à un tel point que ses dents claquaient presque les unes contre les autres. Il ouvrit la porte et se mit à écouter : dans la maison tout dormait. Il promena un regard étonné sur sa personne et autour de sa chambre : comment, la veille, en rentrant chez lui, avait-il oublié de fermer sa porte au crochet ? Comment avait-il pu se jeter sur son divan, non-seulement sans se déshabiller, mais même sans ôter son chapeau ? Ce dernier avait roulé par terre et se trouvait sur le parquet à côté de l’oreiller. — « Si quelqu’un entrait ici, que penserait-il ? Que je suis ivre, mais… »

Il courut à la fenêtre. Il faisait assez clair, le jeune homme s’examina des pieds à la tête pour voir s’il n’y avait pas de taches sur ses vêtements. Mais il n’y avait pas lieu de se fier à une inspection ainsi faite : toujours frissonnant, il se déshabilla et visita de nouveau ses habits, en regardant partout avec le plus grand soin. Pour surcroît de précaution, il recommença cet examen trois fois de suite. Il ne découvrit rien, sauf quelques gouttes de sang coagulé sur le bas du pantalon, dont les bords étaient frangés de déchirures. Il prit un grand couteau pliant et coupa les franges. Tout à coup, il se rappela que la bourse et les objets qu’il avait pris dans le coffre de la vieille étaient toujours dans ses poches ! Il n’avait pas encore pensé à les en retirer et à les cacher quelque part ! Il n’y avait même pas songé tout à l’heure, tandis qu’il examinait ses vêtements ! Cela était-il possible ?

En un clin d’œil, il vida ses poches et en déposa le contenu sur la table. Puis, après avoir retourné ses poches pour bien s’assurer qu’il n’y restait plus rien, il porta le tout dans un coin de la chambre. En cet endroit, la tapisserie délabrée se détachait du mur ; ce fut là, sous le papier, qu’il fourra les bijoux et la bourse. « Ça y est ! ni vu, ni connu ! » pensa-t-il avec joie en se relevant à demi et en regardant d’un air hébété dans l’angle où la tapisserie déchirée bâillait plus fort que jamais. Soudain, la frayeur agita tous ses membres : — « Mon Dieu ! murmura-t-il avec désespoir, — qu’est-ce que j’ai ? Est-ce que cela est caché ? Est-ce ainsi qu’on cache quelque chose ? »

À la vérité, ce butin n’était pas celui qu’il avait espéré, il ne comptait s’approprier que l’argent de la vieille ; aussi la nécessité de cacher ces bijoux le prenait-elle au dépourvu.

« Mais maintenant, maintenant ai-je lieu de me réjouir ? pensait-il. Est-ce ainsi qu’on cache quelque chose ? Vraiment, la raison m’abandonne ! »

Épuisé, il s’assit sur le divan, et aussitôt un violent frisson secoua de nouveau tous ses membres. Machinalement il tira à lui un vieux paletot d’hiver, tout en loques, qui se trouvait sur une chaise, et il s’en couvrit. Un sommeil mêlé de délire le saisit incontinent. Il perdit conscience de lui-même.

Cinq minutes après, il s’éveillait encore en sursaut, et son premier mouvement était de se pencher avec angoisse sur ses vêtements. « Comment ai-je pu me rendormir alors que rien n’est fait ! Car je n’ai rien fait, le nœud coulant est toujours à la place où je l’ai cousu ! Je n’avais pas pensé à cela ! Une pareille pièce de conviction ! » Il arracha la chevilière et la réduisit aussitôt en petits morceaux qu’il fourra sous l’oreiller avec son linge. — « Ces chiffons de toile ne peuvent en aucun cas éveiller des soupçons, à ce qu’il me semble, du moins, à ce qu’il me semble », répétait-il debout au milieu de la chambre, et, avec une attention que l’effort rendait douloureuse, il regardait tout autour de lui, cherchant à s’assurer qu’il n’avait plus rien oublié.

Il souffrait cruellement de cette conviction que tout, même la mémoire, même la plus élémentaire prudence l’abandonnait.

« Quoi ! est-ce que déjà le châtiment commencerait ? Voilà ! voilà ! en effet ! »

Effectivement, les franges qu’il avait coupées au bas de son pantalon traînaient encore sur le plancher, au milieu de la chambre, exposées à la vue du premier venu. — « Mais où ai-je donc la tête ? » s’écria-t-il comme anéanti.

Alors une idée étrange lui vint à l’esprit : il pensa que ses vêtements étaient peut-être tout ensanglantés, et que l’affaiblissement de ses facultés l’avait seul empêché d’apercevoir les taches… Tout à coup il se rappela qu’il y avait aussi du sang sur la bourse. « Bah ! alors il doit y avoir également du sang dans ma poche, car la bourse était encore humide quand je l’y ai mise ! » Aussitôt il retourna sa poche, et, en effet, il trouva des taches sur la doublure. « La raison ne m’a donc pas encore quitté tout à fait ; je n’ai donc pas perdu la mémoire et la réflexion, puisque j’ai fait de moi-même cette remarque ! » pensa-t-il triomphant, tandis qu’un soupir de satisfaction sortait du fond de sa poitrine ; « j’ai simplement eu une minute de fièvre qui m’a enlevé l’usage de mon intelligence. »

Sur ce, il arracha toute la doublure de la poche gauche du pantalon. En ce moment, un rayon de soleil éclaira sa botte gauche : sur la pointe il lui sembla apercevoir des indices révélateurs. Il ôta sa botte : « En effet, ce sont des indices ! Tout le bout de ma botte est teint de sang. » Sans doute il avait alors posé imprudemment son pied dans cette mare… « Mais que faire maintenant de cela ? Comment me débarrasser de cette botte, de ces franges, de cette doublure ? »

Il restait debout au milieu de la chambre, tenant à la main toutes ces pièces de conviction si accablantes pour lui.

« Si je les jetais dans le poêle ? Mais c’est dans le poêle qu’on cherchera tout d’abord. Si je les brûlais ? Et avec quoi les brûler ? Je n’ai même pas d’allumettes. Non, il vaut mieux aller jeter tout cela quelque part. Le mieux est d’aller jeter tout cela ! » répétait-il en se rasseyant sur le divan, — « et tout de suite, à l’instant, sans une minute de retard !… » Mais, au lieu d’exécuter cette résolution, il laissa retomber sa tête sur l’oreiller ; le frisson le reprit, et, transi de froid, il s’enveloppa de nouveau dans son manteau. Pendant longtemps, pendant plusieurs heures, cette idée se présenta presque sans cesse à son esprit : « Il faut au plus tôt jeter cela quelque part ! » À diverses reprises il s’agita sur le divan, voulut se lever et n’y put réussir. À la fin, des coups violents frappés à sa porte le tirèrent de sa torpeur.

C’était Nastasia qui cognait ainsi.

— Ouvre donc, si tu n’es pas mort ! criait la servante ; — il dort tout le temps ! Il roupille comme un chien, durant des journées entières ! C’est, d’ailleurs, un vrai chien ! Ouvre, te dit-on. Il est dix heures passées.

— Mais il n’est peut-être pas chez lui ! fit une voix d’homme. « Bah ! c’est la voix du dvornik… Qu’est-ce qu’il veut ? » Il tressaillit et s’assit sur le divan. Son cœur battait à lui faire mal.

— Et qui donc aurait fermé la porte au crochet ? répliqua Nastasia. — Monsieur s’est enfermé ! Il se prend sans doute pour une pièce rare, et il a peur qu’on ne l’emporte ! Ouvre donc, éveille-toi !

« Qu’est-ce qu’ils veulent ? Pourquoi le dvornik est-il monté ? Tout est découvert. Faut-il résister ou bien ouvrir ? Peste soit d’eux… »

Il se leva à demi, se pencha en avant et défit le crochet. Sa chambre était si petite qu’il pouvait ouvrir la porte sans quitter le divan.

Il aperçut devant lui Nastasia et le dvornik.

La servante considéra Raskolnikoff d’un air étrange. Le jeune homme regarda avec une audace désespérée le dvornik qui, silencieusement, lui tendit un papier gris, plié en deux et cacheté de cire grossière.

— C’est une assignation, cela vient du commissariat, dit-il ensuite.

— De quel commissariat ?

— Du commissariat de police, naturellement. On sait bien duquel il s’agit.

— Je suis appelé devant la police !… Pourquoi ?…

— Comment puis-je le savoir ? On vous y appelle, allez-y.

Il examina attentivement le locataire, puis regarda autour de lui et se prépara à se retirer.

— Tu as l’air d’aller encore plus mal ? observa Nastasia, qui ne quittait pas des yeux Raskolnikoff. À ces mots, le dvornik retourna la tête. — Depuis hier, il a la fièvre, ajouta-t-elle.

Il ne répondait pas et tenait toujours le pli dans ses mains sans le décacheter.

— Mais reste couché, poursuivit la servante prise de pitié en voyant qu’il s’apprêtait à se lever. Tu es malade ; eh bien, n’y va pas. Il n’y a rien qui presse. Qu’est-ce que tu as dans les mains ?

Le jeune homme regarda : il tenait dans sa main droite les franges de son pantalon, sa bottine et la doublure de la poche qu’il avait arrachée. Il avait dormi avec cela. Plus tard, cherchant à s’expliquer le fait, il se rappela qu’il s’était à demi réveillé dans un transport fiévreux, et qu’après avoir étreint fortement tous ces objets dans sa main, il s’était rendormi sans desserrer les doigts.

— Il a ramassé des loques, et il dort avec comme si c’était un trésor… En achevant ces mots, Nastasia se tordit, prise du rire nerveux et maladif qui lui était habituel. Raskolnikoff cacha précipitamment sous son manteau tout ce qu’il avait dans les mains et attacha un regard pénétrant sur la servante. Quoiqu’il fût alors fort peu en état de réfléchir, il sentait qu’on ne s’adresse pas ainsi à un homme quand on vient pour l’arrêter ; — « mais… la police ? »

— Tu boiras bien du thé ? Veux-tu que je t’en apporte ? Il en reste…

— Non… je vais y aller, j’y vais tout de suite, balbutia-t-il.

— Mais sauras-tu seulement descendre l’escalier ?

— Je vais y aller…

— Comme tu voudras.

Elle sortit sur les pas du dvornik. Aussitôt il alla examiner au jour la pointe de la bottine et les franges : — « Il y a des taches, mais elles ne sont pas très-visibles : la boue et le frottement ont fait disparaître la couleur. Quelqu’un qui ne saurait pas déjà la chose n’y verrait rien. Par conséquent, Nastasia, de l’endroit où elle était, n’a rien pu remarquer, grâce à Dieu ! » Alors, d’une main tremblante, il décacheta le pli et en commença la lecture ; il lut longtemps et à la fin comprit. C’était une assignation rédigée dans la forme ordinaire : le commissaire de police du quartier invitait Raskolnikoff à se présenter à son bureau aujourd’hui à neuf heures et demie.

« Mais quand donc cela est-il arrivé ? Personnellement, je n’ai rien à démêler avec la police ! Et pourquoi justement aujourd’hui ? » se demandait-il, en proie à une douloureuse anxiété. « Seigneur, que cela finisse le plus tôt possible ! » Au moment où il allait s’agenouiller pour prier, il se mit à rire, — non de la prière, mais de lui-même. Il commença à s’habiller vivement. — « Je me perds, eh bien, tant pis, cela m’est égal ! Je vais mettre cette botte !… Après tout, grâce à la poussière de la route, les traces se verront de moins en moins. » Mais à peine l’eut-il à son pied que, pris de crainte et de dégoût, il la retira soudain.

Ensuite, réfléchissant qu’il n’avait pas d’autre botte, il la remit avec un nouveau rire. — « Tout cela est conditionnel, tout cela est relatif, il y a là, tout au plus, des présomptions et rien d’autre » ; cette idée, à laquelle il se raccrochait sans conviction, ne l’empêchait pas de trembler de tout son corps. — « Allons, voilà que je suis chaussé ; j’ai fini par y arriver ! » À l’instant même son hilarité fit place à l’abattement. — « Non, c’est au-dessus de mes forces… » pensa-t-il. Ses jambes fléchissaient. — « C’est de peur », songeait-il intérieurement.

La chaleur lui donnait la migraine. — « C’est un piège ! Ils ont eu recours à la ruse pour m’attirer là, et, quand j’y serai, ils démasqueront subitement leurs batteries », continuait-il à part soi, en approchant de l’escalier. — « Le pire, c’est que je suis comme en démence… je puis lâcher quelque sottise… »

Sur l’escalier, il songea que les objets dérobés chez la vieille se trouvaient bien mal cachés sous la tapisserie. — « Peut-être me mandent-ils exprès pour pouvoir faire une perquisition ici en mon absence », pensa-t-il. Mais il était si désespéré, il acceptait sa perte avec un tel cynisme, si l’on peut ainsi parler, que cette appréhension l’arrêta à peine une minute.

« Pourvu seulement que cela soit vite fini !… »

Arrivé au coin de la rue qu’il avait prise la veille, il jeta furtivement un regard inquiet dans la direction de la maison… Mais à l’instant même il détourna les yeux.

« S’ils m’interrogent, j’avouerai peut-être », se dit-il comme il approchait du bureau de police.

Le commissariat avait été transféré depuis peu au quatrième étage d’une maison située à un quart de verste de sa demeure. Avant que la police se fût installée dans ce nouveau local, le jeune homme avait eu une fois affaire à elle ; mais c’était pour une chose sans importance, et il y avait fort longtemps de cela. En pénétrant sous la porte cochère, il aperçut à droite un escalier que descendait un moujik, tenant un livre à la main : « Ce doit être un dvornik ; par conséquent, c’est là que se trouve le bureau. » Et il monta à tout hasard. Il ne voulait demander aucun renseignement à personne.

« J’entrerai, je me mettrai à genoux et je raconterai tout… », pensait-il, tandis qu’il montait au quatrième étage.

L’escalier était étroit, roide et tout ruisselant d’eaux sales. Aux quatre étages, les cuisines de tous les appartements donnaient sur cet escalier, et elles étaient ouvertes presque toute la journée. Aussi était-on suffoqué par la chaleur ; on voyait monter et descendre des dvorniks avec leurs livrets sous le bras, des agents de police et divers individus des deux sexes ayant affaire au commissariat. La porte du bureau était aussi toute grande ouverte.

Raskolnikoff entra et s’arrêta dans l’antichambre, où attendaient des moujiks. Là, comme dans l’escalier, il faisait une chaleur étouffante ; de plus, le local, fraîchement peint, exhalait une odeur d’huile qui donnait la nausée. Après avoir attendu un moment, le visiteur se décida à passer dans la pièce suivante. C’était une enfilade de chambres petites et basses. Le jeune homme était de plus en plus impatient de savoir à quoi s’en tenir. Personne ne faisait attention à lui. Dans la seconde chambre travaillaient des scribes à peine un peu mieux vêtus qu’il ne l’était. Tous ces gens avaient un air assez étrange. Il s’adressa à l’un d’eux.

— Qu’est-ce qu’il te faut ?

Il montra la citation envoyée par le commissariat.

— Vous êtes étudiant ? demanda le scribe, après avoir jeté les yeux sur le papier.

— Oui, ancien étudiant.

L’employé examina son interlocuteur, du reste sans aucune curiosité. C’était un homme aux cheveux ébouriffés qui paraissait dominé par une idée fixe.

« De celui-là il n’y a rien à apprendre, parce que tout lui est égal », se dit Raskolnikoff.

— Adressez-vous là, au chef de la chancellerie, reprit le scribe en indiquant du doigt la dernière pièce.

Raskolnikoff y entra. Cette chambre (la quatrième) était étroite et regorgeait de monde. Ici se trouvaient des gens vêtus un peu plus proprement que ceux qu’il venait de voir. Parmi les visiteurs, il y avait deux dames. L’une d’elles était en deuil. Sa mise dénotait la pauvreté. Assise en face du chef de la chancellerie, elle écrivait quelque chose sous la dictée de ce fonctionnaire.

L’autre dame avait des formes très-opulentes, un visage très-rouge et une toilette des plus luxueuses ; elle portait, notamment, sur la poitrine une broche de dimensions extraordinaires ; cette personne se tenait debout, un peu à l’écart, dans une attitude expectante. Raskolnikoff remit son papier au chef de la chancellerie. Celui-ci y jeta un rapide coup d’œil, dit : « Attendez un peu », et reprit le cours de sa dictée à la dame en deuil.

Le jeune homme respira plus librement. « Sans doute, ce n’est pas pour cela qu’on m’a appelé ! » Peu à peu, il reprenait courage, du moins il tâchait autant que possible de se remonter le moral.

« La moindre sottise, la plus petite imprudence suffit pour me trahir ! Hum… c’est dommage qu’il n’y ait pas d’air ici, ajouta-t-il, on étouffe… La tête me tourne plus que jamais… et l’esprit fait de même… »

Il sentait un malaise terrible dans tout son être et craignait de ne pouvoir rester maître de lui-même. Il cherchait à fixer sa pensée sur quelque objet tout à fait indifférent, mais il n’y réussissait guère. Son attention était captivée exclusivement par le chef de la chancellerie ; il s’ingéniait à déchiffrer le visage de cet employé. C’était un jeune homme de vingt-deux ans, dont la figure basanée et mobile paraissait plus vieille que cet âge. Vêtu avec l’élégance d’un petit maître, il avait les cheveux partagés sur l’occiput par une raie artistement faite ; quantité de bagues brillaient à ses doigts très-soignés, et des chaînes d’or serpentaient sur son gilet. À un étranger qui se trouvait là, il dit même deux mots en français, et il s’en tira d’une façon très-satisfaisante.

— Louise Ivanovna, asseyez-vous donc, dit-il à la dame en grande toilette qui restait toujours debout comme si elle n’eût pas osé s’asseoir, quoiqu’elle eût une chaise à côté d’elle.

Ich danke, répondit-elle, et elle s’assit en faisant ballonner avec un léger froufrou ses jupes imprégnées de parfums. Déployée autour de sa chaise, sa robe de soie bleu clair garnie de dentelles blanches occupait près de la moitié de la chambre. Mais la dame paraissait honteuse de sentir si bon et de tenir tant de place. Elle souriait d’un air à la fois craintif et effronté ; pourtant son inquiétude était visible.

La dame en deuil à la fin se leva, ayant terminé son affaire. Soudain entra avec bruit un officier aux allures très-crânes, qui marchait en remuant les épaules à chaque pas ; il jeta sur la table sa casquette ornée d’une cocarde et prit place sur un fauteuil.

En l’apercevant, la dame luxueusement vêtue se leva vivement et s’inclina avec un respect particulier, mais l’officier ne fit pas la moindre attention à elle, et elle n’osa plus se rasseoir en sa présence. Ce personnage était l’adjoint du commissaire de police ; il avait de longues moustaches roussâtres, disposées horizontalement, et des traits extrêmement fins, mais d’ailleurs peu expressifs et ne dénotant guère qu’une certaine impudence. Il regarda Raskolnikoff de travers et non sans quelque indignation : si modeste que fût la contenance de notre héros, son attitude contrastait avec la pauvreté de sa mise. Oubliant la prudence, le jeune homme soutint si hardiment le regard de l’officier que celui-ci en fut blessé.

— Qu’est-ce que tu veux ? cria-t-il, étonné sans doute qu’un tel va-nu-pieds ne baissât point les yeux devant son regard chargé d’éclairs.

— On m’a fait venir… j’ai été cité… balbutia Raskolnikoff.

— C’est l’étudiant à qui l’on réclame de l’argent, se hâta de dire le chef de la chancellerie en s’arrachant à ses paperasses. — Voici ! Et il tendit un cahier à Raskolnikoff en lui désignant un certain endroit : — Lisez !

« De l’argent ? quel argent ? » pensait le jeune homme, — « mais… ainsi ce n’est pas pour cela ! » Et il tressaillit de joie. Il éprouvait un soulagement immense, inexprimable.

— Mais à quelle heure vous avait-on écrit de venir, monsieur ? cria le lieutenant, dont la mauvaise humeur ne faisait que s’accroître. — On vous convoque pour neuf heures, et maintenant il est déjà plus de onze heures !

— On m’a apporté ce papier il y a un quart d’heure, répliqua vivement Raskolnikoff, pris, lui aussi, d’une colère subite à laquelle il s’abandonnait même avec un certain plaisir. — Malade, ayant la fièvre, c’est déjà bien gentil de ma part d’être venu !

— Ne criez pas !

— Je ne crie pas, je parle très-posément, c’est vous qui criez ; je suis étudiant, et je ne permets pas qu’on le prenne sur ce ton avec moi.

Cette réponse irrita à un tel point l’officier, que, dans le premier moment, il ne put proférer un mot ; des sons inarticulés s’échappèrent seuls de ses lèvres. Il bondit sur son siège.

— Taisez-vous ! Vous êtes à l’audience. Ne faites pas l’insolent, monsieur.

— Vous aussi, vous êtes à l’audience, reprit violemment Raskolnikoff, — et, non content de crier, vous fumez un cigarette ; par conséquent, vous nous manquez à tous.

Il prononça ces paroles avec une satisfaction indicible.

Le chef de la chancellerie regardait en souriant les deux interlocuteurs. Le fougueux lieutenant resta un instant bouche béante.

— Ce n’est pas votre affaire ! répondit-il enfin, en affectant de parler très-haut pour cacher son embarras. — Faites la déclaration qu’on vous demande, voilà ! Montrez-lui, Alexandre Grigorievitch. Il y a des plaintes contre vous ! Vous ne payez pas vos dettes ! Voilà un hardi faucon !

Mais Raskolnikoff ne l’écoutait plus ; il avait vivement saisi le papier, impatient de découvrir le mot de cette énigme. Il lut une fois, deux fois, et ne comprit pas.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il au chef de la chancellerie.

— C’est un billet dont on vous réclame le payement. Vous devez ou le solder avec tous les frais d’amende, etc., ou déclarer par écrit à quelle date vous pourrez payer. Il faut en même temps prendre l’engagement de ne point quitter la capitale, de ne point vendre ni dissimuler votre avoir jusqu’à ce que vous ayez payé. Quant au créancier, il est libre de vendre vos biens et de vous traiter selon la rigueur des lois.

— Mais je… je ne dois rien à personne !

— Ce n’est pas notre affaire. Il a été remis entre nos mains une lettre de change protestée : c’est un effet de cent quinze roubles que vous avez souscrit, il y a neuf mois, à la dame Zarnitzine, veuve d’un assesseur de collège, et que la veuve Zarnitzine a passé en payement au conseiller de cour Tchébaroff : nous vous avons donc appelé pour recevoir votre déclaration.

— Mais puisque c’est ma logeuse !

— Et qu’importe que ce soit votre logeuse ?

Le chef de la chancellerie considérait avec un sourire de pitié indulgente et en même temps de triomphe ce novice qui allait apprendre à ses dépens la procédure usitée à l’égard des débiteurs. Mais qu’importait maintenant à Raskolnikoff la lettre de change ? Que lui importait la réclamation de sa logeuse ? Cela valait-il la peine qu’il s’en inquiétât ou même qu’il y fît quelque attention ? Il était là lisant, écoutant, répondant, questionnant parfois, mais il faisait tout cela d’une façon machinale. Le bonheur de se sentir sauf, la satisfaction d’avoir échappé à un danger imminent, — voilà ce qui, en ce moment, remplissait tout son être.

Pour l’instant, toute préoccupation de l’avenir, tout souci était loin de lui. Ce fut une minute de joie pleine, immédiate, purement instinctive. Mais alors même une tempête éclata dans le bureau de police. Le lieutenant n’avait pas encore digéré l’affront fait à son prestige, et son amour-propre blessé cherchait évidemment une revanche. Aussi se mit-il tout à coup à malmener rudement la « belle dame » qui, depuis qu’il était entré, ne cessait de le regarder avec un sourire fort bête.

— Et toi, drôlesse, vociféra-t-il à tue-tête (la dame en deuil était déjà partie), que s’est-il passé chez toi la nuit dernière ? Hein ? Te voilà encore à causer du scandale dans toute la rue ! Toujours des rixes et des scènes d’ivresse ! Tu veux donc être envoyée dans un pénitencier ? Voyons, je t’ai dit, je t’ai prévenue dix fois qu’à la onzième je perdrais patience ! Mais tu es incorrigible !

Raskolnikoff lui-même laissa tomber le papier qu’il tenait à la main et regarda d’un air étonné la belle dame qu’on traitait avec si peu de cérémonie. Toutefois, il ne tarda pas à comprendre de quoi il s’agissait, et cette histoire commença à l’amuser. Il écoutait avec plaisir et éprouvait une violente envie de rire… Tous ses nerfs étaient fort agités.

— Ilia Pétrovitch ! fit le chef de la chancellerie, mais il reconnut aussitôt que son intervention en ce moment serait inopportune : il savait par expérience que, quand le fougueux officier était ainsi lancé, il n’y avait pas moyen de l’arrêter.

Quant à la belle dame, l’orage déchaîné sur sa tête l’avait d’abord fait trembler ; mais, chose étrange, à mesure qu’elle s’entendait invectiver davantage, son visage prenait une expression plus aimable, et elle mettait plus de séduction dans les sourires qu’elle ne cessait d’adresser au terrible lieutenant. À chaque instant elle faisait des révérences et attendait impatiemment qu’on lui permit de placer un mot.

— Il n’y a eu chez moi ni tapage, ni rixe, monsieur le capitaine, se hâta-t-elle de dire dès qu’elle eut enfin trouvé l’occasion de parler (elle s’exprimait en russe sans hésitation, bien qu’avec un accent allemand très-prononcé), il ne s’est produit aucun scandale. Cet homme est arrivé ivre, et il a demandé trois bouteilles ; ensuite il s’est mis à jouer du piano avec son pied, ce qui est assez déplacé dans une maison convenable, et il a cassé les cordes du piano. Je lui ai fait observer qu’on ne se conduisait pas ainsi ; là-dessus, il a saisi une bouteille et a commencé à en frapper tout le monde. Aussitôt j’appelle Karl, le dvornik : il frappe Karl sur les yeux ; il en fait autant à Henriette, et il m’applique cinq coups sur la joue. C’est ignoble de se comporter de la sorte dans une maison convenable, monsieur le capitaine.

J’appelle au secours ; il ouvre la fenêtre, qui donne sur le canal, et pousse des cris comme un petit cochon. N’est-ce pas honteux ? Comment peut-on aller se mettre à la croisée pour crier comme un petit cochon ? Foui-foui-foui ! Karl, en le tirant par derrière pour lui faire quitter la fenêtre, lui a, il est vrai, arraché une des basques de son habit. Alors il a réclamé quinze roubles en réparation du dommage causé à son vêtement. Et je lui ai payé de ma poche cinq roubles pour cette basque, monsieur le capitaine. C’est ce visiteur mal élevé, monsieur le capitaine, qui a fait tout le scandale !

— Allons, allons, assez ! Je t’ai déjà dit, je t’ai répété…

— Ilia Pétrovitch ! dit de nouveau d’un ton significatif le chef de la chancellerie. Le lieutenant jeta sur lui un rapide regard et le vit hocher légèrement la tête.

— … Eh bien, en ce qui te concerne, voici mon dernier mot, respectable Louise Ivanovna, continua le lieutenant : — Si à l’avenir il se produit encore un seul scandale dans ton honorable maison, je te fais coffrer, comme on dit dans le grand style. Entends-tu ? Maintenant tu peux t’en aller, mais j’aurai l’œil sur toi, fais-y attention !

Avec une amabilité empressée, Louise Ivanovna se mit à saluer de tous côtés ; mais, tandis qu’elle se dirigeait à reculons vers la porte tout en continuant à faire des révérences, elle heurta du dos un bel officier, au visage frais et ouvert, porteur de superbes favoris blonds et bien fournis. C’était le commissaire de police, Nikodim Fomitch en personne. Louise Ivanovna se hâta de s’incliner jusqu’à terre, et quitta le bureau d’un petit pas sautillant.

— Encore la foudre, encore le tonnerre, les éclairs, la trombe, l’ouragan ! dit d’un ton amical Nikodim Fomitch à son adjoint ; — on t’a encore échauffé la bile, et tu t’es emporté ! Je l’ai entendu de l’escalier.

— Mais comment donc ! fit négligemment Ilia Pétrovitch en se transportant avec ses papiers à une autre table ; — voici un monsieur, un étudiant, ou plutôt un ancien étudiant ; il ne paye pas ses dettes, fait des lettres de change, refuse d’évacuer son logement ; on se plaint continuellement de lui, et c’est ce monsieur qui se formalise parce que j’allume une cigarette en sa présence ! Avant de trouver qu’on lui manque de respect, ne devrait-il pas se respecter davantage lui-même ? Tenez, regardez-le ; ne voilà-t-il pas des dehors bien faits pour attirer la considération ?

— Pauvreté n’est pas vice, mon ami, mais quoi ! On sait bien, poudre, que tu prends facilement la mouche. Sans doute, quelque chose dans sa manière d’être vous aura froissé, et vous-même vous n’aurez pas su vous contenir, poursuivit Nikodim Fomitch en s’adressant d’un ton aimable à Raskolnikoff, mais vous avez eu tort : c’est un ex-cel-lent homme, je vous assure, seulement il est vif, emporté ! Il s’échauffe, s’enflamme, et quand il a jeté son feu, c’est fini, il ne reste plus qu’un cœur d’or ! Au régiment, on l’avait surnommé : « le lieutenant poudre »…

— Et encore quel régiment c’était ! s’écria Ilia Pétrovitch, très-sensible aux délicates flatteries de son supérieur, mais boudant toujours néanmoins.

Raskolnikoff voulut soudain leur dire à tous quelque chose d’extraordinairement agréable.

— Pardonnez-moi, capitaine, commença-t-il du ton le plus dégagé, en s’adressant à Nikodim Fomitch, — mettez-vous à ma place… Je suis prêt à lui faire mes excuses, si de mon côté je me suis donné des torts envers lui. Je suis un étudiant malade, pauvre, accablé par la misère. J’ai quitté l’Université parce que je suis à présent sans moyen d’existence ; mais je dois recevoir de l’argent… Ma mère et ma sœur habitent le gouvernement de… Elles vont m’envoyer des fonds, et je… je payerai. Ma logeuse est une brave femme ; mais comme je ne donne plus de leçons et que depuis quatre mois je ne la paye pas, elle s’est fâchée et refuse même de m’envoyer à dîner… Je ne comprends rien à cet effet ! Ainsi, elle exige que je solde maintenant cette lettre de change : est-ce que je le puis ? Jugez-en vous-même…

— Mais ce n’est pas notre affaire… observa de nouveau le chef de la chancellerie.

— Permettez, permettez, je suis tout à fait de votre avis ; mais souffrez que je vous explique…, reprit Raskolnikoff en s’adressant toujours à Nikodim Fomitch et non au chef de la chancellerie ; il cherchait aussi à attirer l’attention d’Ilia Pétrovitch, bien que ce dernier affectât dédaigneusement de ne pas l’écouter et parût exclusivement occupé de ses paperasses ; — laissez-moi vous dire que je vis chez elle depuis près de trois ans, depuis que je suis arrivé de province, et que dans le temps… après tout, pourquoi ne l’avouerais-je pas ?… tout au début je m’étais engagé à épouser sa fille, j’avais fait cette promesse verbalement… C’était une jeune fille… du reste, elle me plaisait… quoique je n’en fusse pas amoureux… en un mot, j’étais jeune, je veux dire que ma logeuse m’a ouvert alors un large crédit, et que j’ai mené une vie… j’ai été fort léger…

— On ne vous demande pas d’entrer dans ces détails intimes, monsieur, et nous n’avons pas le temps de les entendre, interrompit grossièrement Ilia Pétrovitch ; mais Raskolnikoff poursuivit avec chaleur, quoiqu’il lui fut soudain devenu extrêmement pénible de parler :

— Permettez-moi cependant de vous raconter à mon tour comment l’affaire s’est passée, quoique — je le reconnais avec vous — cela soit inutile. Il y a un an, cette demoiselle est morte du typhus ; je suis resté locataire de madame Zarnitzine, et quand ma logeuse est allée demeurer dans la maison où elle habite aujourd’hui, elle m’a dit… amicalement… qu’elle avait toute confiance en moi… mais que néanmoins elle serait bien aise que je lui fisse un billet de cent quinze roubles, chiffre auquel elle évaluait le montant de ma dette. Permettez : elle m’a positivement assuré qu’une fois en possession de ce papier, elle continuerait à me faire crédit autant que je le voudrais, et que jamais, jamais — telles ont été ses propres paroles — elle ne mettrait cet effet en circulation… Et maintenant que j’ai perdu mes leçons, maintenant que je n’ai pas de quoi manger, voilà qu’elle exige le payement de cette lettre de change… Que dire de cela ?

— Tous ces détails pathétiques, monsieur, ne nous concernent pas, répliqua insolemment Ilia Pétrovitch, — vous devez nous donner la déclaration et l’engagement qu’on vous a demandés ; quant à l’histoire de vos amours et à tous ces lieux communs tragiques, nous n’en avons que faire.

— Oh ! tu es dur… murmura Nikodim Fomitch qui avait pris place devant son bureau et s’était mis aussi à parapher des papiers. Il semblait éprouver une certaine honte.

— Écrivez donc, dit le chef de la chancellerie à Raskolnikoff.

— Quoi écrire ? demanda celui-ci d’un ton brutal.

— Je vais vous dicter.

Raskolnikoff crut s’apercevoir que, depuis sa confession, le chef de la chancellerie le prenait avec lui sur un ton plus dédaigneux ; mais, chose étrange, il était soudain devenu tout à fait indifférent à l’opinion qu’on pouvait avoir de lui, et ce changement s’était opéré en un clin d’œil, instantanément. S’il avait voulu réfléchir un peu, il se serait sans doute étonné d’avoir pu, une minute auparavant, causer de la sorte avec les fonctionnaires de la police et même les forcer à entendre ses confidences. Maintenant, au contraire, si, au lieu d’être pleine de policiers, la chambre se fût brusquement remplie de ses amis les plus chers, il n’aurait probablement pas trouvé une seule parole humaine à leur dire, tant son cœur s’était tout à coup vidé.

Il n’éprouvait plus que l’impression douloureuse d’un immense isolement. Ce n’était pas la confusion d’avoir rendu Ilia Pétrovitch témoin de ses épanchements, ce n’était pas la morgue insolente de l’officier qui avait subitement produit cette révolution dans son âme. Oh ! que lui importait maintenant sa propre bassesse ? Que lui importaient les airs hautains, les lieutenants, les lettres de change, les bureaux de police, etc., etc. ? Si en ce moment on l’avait condamné à être brûlé vif, il n’aurait pas bronché ; à peine eût-il écouté jusqu’au bout le prononcé du jugement.

Un phénomène tout nouveau, sans précédent jusqu’alors, s’accomplissait en lui. Il comprenait ou plutôt — chose cent fois pire — il sentait dans tout son être qu’il était désormais retranché de la communion humaine, que toute expansion sentimentale comme celle de tout à l’heure, bien plus, que toute conversation quelconque lui était interdite, non-seulement avec ces gens du commissariat, mais avec ses parents les plus proches. Jamais encore il n’avait éprouvé une sensation aussi cruelle.

Le chef de la chancellerie commença à lui dicter la formule de la déclaration usitée en pareil cas : « Je ne puis pas payer, je promets de m’acquitter à telle date, je ne sortirai pas de la ville, je ne ferai aucune vente ni cession de mon avoir, etc. »

— Mais vous ne pouvez pas écrire, la plume tremble dans votre main, — observa le chef de la chancellerie qui considérait avec curiosité Raskolnikoff. — Vous êtes malade ?

— Oui… la tête me tourne… continuez !

— Mais c’est tout ; signez.

Le chef de la chancellerie prit le papier et s’occupa des autres visiteurs.

Raskolnikoff rendit la plume, mais, au lieu de s’en aller, il s’accouda sur la table et serra sa tête dans ses mains. Il éprouvait le même supplice que si on lui eût enfoncé un clou dans le sinciput. Une idée étrange lui vint tout à coup : se lever à l’instant, s’approcher de Nikodim Fomitch et lui raconter toute l’affaire de la veille, tout jusqu’au dernier détail, ensuite se rendre avec lui à son logement et lui montrer les objets cachés dans le trou de la tapisserie. Ce projet s’empara si bien de son esprit que déjà il s’était levé pour le mettre à exécution. — « Ne ferais-je pas bien d’y réfléchir une minute ? » pensa-t-il un instant. — « Non, mieux vaut agir d’inspiration, secouer au plus tôt ce fardeau ! » Mais soudain il resta cloué à sa place : entre Nikodim Fomitch et Ilia Pétrovitch avait lieu une conversation animée qui arrivait aux oreilles de Raskolnilnoff.

— Ce n’est pas possible, on les relâchera tous deux. D’abord tout cela fourmille d’invraisemblances ; jugez : s’ils avaient fait le coup, pourquoi auraient-ils appelé le dvornik ? Pour se dénoncer eux-mêmes ? Ou bien par ruse ? Non, ce serait trop rusé ! Enfin l’étudiant Pestriakoff a été vu par les deux dvorniks et par une bourgeoise près de la porte cochère au moment même où il entrait dans la maison : il est arrivé avec trois amis qui l’ont quitté à la porte, et, avant de s’éloigner, ses amis l’ont entendu demander aux dvorniks où demeurait la vieille. Aurait-il fait cette question, s’il était venu avec un semblable dessein ? Pour ce qui est de Koch, celui-ci a passé une demi-heure chez l’orfèvre du rez-de-chaussée avant de se rendre chez la vieille ; il était juste huit heures moins un quart quand il l’a quitté pour monter au quatrième étage. Maintenant, examinez…

— Mais, permettez, il y a dans leurs dires quelque chose qui ne s’explique pas : ils affirment eux-mêmes qu’ils ont cogné et que la porte était fermée ; or, trois minutes après, quand ils sont revenus avec le dvornik, la porte était ouverte !

— C’est ici que gît le lièvre : il est hors de doute que l’assassin se trouvait dans le logement de la vieille et s’était enfermé au verrou : ils l’auraient infailliblement découvert, si Koch n’avait fait la sottise d’aller lui-même chercher le dvornik. C’est pendant ce temps-là que le meurtrier a réussi à se faufiler dans l’escalier et à leur glisser sous le nez. Koch fait de grands signes de croix : « Ah ! si j’étais resté là, dit-il, il serait sorti tout à coup et m’aurait tué avec sa hache. » Il veut faire chanter un Te Deum, — hé ! hé !…

— Et personne n’a même vu l’assassin ?

— Mais comment l’aurait-on vu ? Cette maison-là, c’est l’arche de Noé, observa le chef de la chancellerie, qui, de sa place, écoutait la conversation.

— L’affaire est claire, l’affaire est claire ! répéta avec vivacité Nikodim Fomitch.

— Non, l’affaire est très-obscure, soutint Ilia Pétrovitch.

Raskolnikoff prit son chapeau et se dirigea vers la sortie, mais il n’arriva pas jusqu’à la porte…

Quand il reprit ses sens, il se vit assis sur une chaise : quelqu’un, à droite, le soutenait ; à gauche, un autre tenait un verre jaune, rempli d’une eau jaune ; Nikodim Fomitch, debout en face de lui, le regardait fixement ; le jeune homme se leva.

— Eh bien ! vous êtes malade ? demanda d’un ton assez roide le commissaire de police.

— Tout à l’heure, quand il a écrit sa déclaration, il pouvait à peine tenir la plume, dit le chef de la chancellerie en se rasseyant devant son bureau, où il se remit à examiner ses paperasses.

— Et y a-t-il longtemps que vous êtes malade ? cria de sa place Ilia Pétrovitch, qui feuilletait aussi des papiers. Naturellement, il s’était, comme les autres, approché de Raskolnikoff au moment où ce dernier s’était évanoui ; mais en le voyant revenir à lui, il avait aussitôt regagné sa place.

— Depuis hier, balbutia le jeune homme.

— Mais hier vous êtes sorti de chez vous ?

— Oui.

— Malade ?

— Oui.

— À quelle heure ?

— Entre sept heures et huit heures du soir.

— Et où êtes-vous allé ? Permettez-moi de vous le demander.

— Dans la rue.

— Court et clair.

Pâle comme un linge, Raskolnikoff avait fait ces réponses d’un ton bref et saccadé ; ses yeux noirs et enflammés ne s’étaient pas baissés devant le regard du lieutenant.

— Il peut à peine se tenir sur ses jambes, et tu…, voulut faire observer Nikodim Fomitch.

— N’importe ! répondit énigmatiquement Ilia Pétrovitch.

Le commissaire de police voulait encore ajouter quelque chose ; mais en jetant les yeux sur le chef de la chancellerie, il rencontra le regard de ce fonctionnaire fixement attaché sur lui, et garda le silence. Tous se turent brusquement, ce qui ne laissa pas d’être étrange.

— Allons, c’est bien, finit par dire Ilia Pétrovitch ; — nous ne vous retenons pas.

Raskolnikoff se retira ; il n’était pas encore sorti de la salle que déjà la conversation avait repris, vive et animée, entre les policiers. Au-dessus de toutes les autres s’élevait la voix de Nikodim Fomitch en train de poser des questions… Dans la rue, le jeune homme recouvra tout à fait ses esprits.

« Ils vont faire une perquisition, une perquisition immédiate ! » répétait-il en se dirigeant à grands pas vers sa demeure ; — « les brigands ! ils ont des soupçons ! » Sa frayeur de tantôt le ressaisit des pieds à la tête.