Hespérus/Crépuscule

(Redirigé depuis Crépuscule (Mendès))
PoésiesBibliothèque-CharpentierTome second (p. 99-108).


Crépuscule



 
Dans Francfort-sur-le-Mein, la ville électorale,
Près de la Judengasse et de la cathédrale,
A l’angle d’un marché houleux comme une mer,
Derrière un mur penchant qui s’adosse au Rœmer
Et dont le plâtras noir, jadis peint à la fresque,
Montre encore une Vierge en habit de moresque,
Agonisa, trente ans, dans l’imbécillité,
Un pauvre homme vaincu par l’âge ou dévasté
Par quelque vieille angoisse incessamment accrue.
Les ans lourds l’avaient fait tout petit. De la rue

On criait : « Tiens, un nain ! » Il ne répondait pas,
Et sa droite s’ouvrait en guise de compas
Pour mesurer l’éther immense et les nuées.
Ça puérilité consentait aux huées ;
Et l’eût-on voulu battre, il n’aurait pas dit non.
Les uns le croyaient juif. On savait mal son nom.
S’il mangeait, aussitôt du coin de la ruelle
Mille petits cailloux volaient vers son écuelle ;
Il mangeait les cailloux sans se plaindre, et le lieu
Fut célèbre parmi les enfants pour ce jeu.
Deux fois le jour, ayant sur l’épaule une cruche,
Il gagnait la fontaine où bourdonne la ruche
Des servantes qui vont bras nus et sans corset ;
Mais le cercle folâtre alors s’étrécissait
Autour du pilier qu’orne un Bacchus dérisoire,
Pour empêcher le nain de puiser ou de boire.

C’est là que je le vis pour la première fois.
Une fille, en riant, lui donnait sur les doigts
D’une clé qu’elle avait dans la main. Plus cruelle,
Une autre demandait au vieux s’il voulait d’elle,

Provocante et, du doigt, soulevant son fichu.
Lui, songeait.

                          J’observai que cet être, déchu
Plutôt que vil, avait dans les yeux ces ténèbres
Hagardes et qui sont d’ailleurs les plus funèbres,
Où quelque chose encor se souvient d’avoir lui.

Il rentra, mais j’avais marché derrière lui,
Et je vis le dedans hideux de sa logette.

Le mur, qui de cinq pas à gauche se projette
Mais cesse à peine d’être au Rœmer contigu,
Fait de ce gîte un angle à tel excès aigu,
Et, saillant en rondeur comme une échine lasse,
Soutient si mal un toit dont la tuile se casse
Qu’un savetier logé maintenant dans ce coin,
(Car les jours où vécut l’ancien hôte sont loin),
Quand cède à son effort le fil roux qu’il tiraille,
De chaque coude va heurter chaque muraille
Et qu’assis il s’y peut à peine tenir droit.
L’écartement par où l’on rampe en cet endroit,

Porte et fenêtre, veuf de ferrure et de vitre,
Était louche. Au dedans une mousse de nitre
Souillait les murs, et plus d’un plâtras bossue
Pendait, mou, car la pierre antique avait sué ;
De sorte qu’on eût dit d’un corridor de cave.
Sur le sol gras, qui suinte et de débris se pave,
Un matelas plié, loque affreuse, bavait
Son étoupe ; c’était le siège et le chevet ;
Mieux eût valu s’asseoir et dormir sur la dure.
Restes décolorés et devenus ordure,
Cent objets, dans un coin, formaient un tas suspect,
Comblant la sale- horreur du lieu par leur aspect,
Chargeant l’air, sous ce toit haut de quelques coudées,
Du fade arôme propre aux choses dégradées.
Comme c’était au mois d’octobre, vers le soir,
Le jour, gris au dehors, dans le bouge était noir,
Sombre rideau tiré sur cette ignominie ;
Et rien ne détonnait dans l’obscure harmonie
Qu’un lambeau rouge, au toit suspendu, vêtement,
Loque, n’importe, enflé de brise à tout moment,
Qui, parfois, avait l’air d’une bête écorchée,
Et, sur le mur, étroite, anguleuse, ébréchée,
Une glace, un fragment de glace, au tain gercé,

Tombé d’une fenêtre, en passant ramassé,
Que l’atmosphère humide ombrait d’un pâle voile.
Mais ce miroir avait la forme d’une étoile.

L’homme, en son trou, gisait, et je le voyais mal.
Sa forme n’était pas même d’un animal,
Sinon de quelque chien rampant, de basse espèce.
Il était tombé là comme une chose épaisse,
Inerte ; l’on eût dit d’un ramas de haillons.
Mais un jet du couchant le baigna de rayons,
Et je vis émerger du mur sa face terne.
Telle, blême, dans l’eau noire d’une citerne,
La lune ; tel le front d’un cadavre embaumé.
Et cette face était comme un livre fermé.
Vivait-elle ? Ses os saillaient, tendant les rides ;
Quelques poils gris épars sur ses tempes arides
Semblaient tels qu’il en pousse aux morts dans le tombeau.
Pourtant, vers le miroir, où le rouge lambeau
Frôlait de son image en tremblant apparue
L’évanouissement léger dans une rue
D’un passant qui fuyait comme une brume fond,
Elle tournait des yeux lourds d’un songe profond.

Ces yeux dont émanait, presque éteinte, une flamme,
Étaient les soupiraux uniques par où l’âme
Du vieux nain, torche, hélas ! d’un caveau, se fît voir ;
Et leur rayon, longtemps versé dans le miroir
Qui le renvoyait, pâle, à ces prunelles sombres,
Formait un fraternel échange, entre les ombres
De l’habitacle morne et de l’hôte hébété,
Du peu que l’un et l’autre ils avaient de clarté.

Je m’appuyais au mur, contemplant en silence
Le lieu, l’homme.

                                Ma main, qui pendait, heurta l’anse
De la cruche gisant vide sur les pavés ;
J’allai vers la fontaine, et je revins.

                                                     « Buvez, »
Dis-je. Le nain frémit à ma voix comme un homme
Qui s’éveille, et cria :

« Qui va là ? Je me nomme
Hespérus ! J’ai reçu, quoiqu’indigne, le don
De vaincre dans les champs sacrés d’Armageddon

Les satans qui criaient : silence, à la Parole !
Passant, qu’es-tu ? ton front n’a pas la banderole
Écarlate qui fait reconnaître un Esprit
De Jupiter, selon qu’un voyant me l’apprit.
Souffres-tu ? car il est des Anges solitaires
Mais peut-être tu viens des ténébreuses Terres
D’où monte, obscur défi de l’Ombre aux Cieux lointains,
La fumeuse splendeur des Lucifers éteints ! »

Hélas ! c’était un fou. Je lui tendis sa cruche.

« Tu n’es donc pas celui qui se nomme l’Embûche,
Car Dieu limite au mal la ruse du méchant. »

Sa voix, calmée, avait quelque chose d’un chant
Triste, qu’on entendrait de loin.

                                               Il dit encore :
« Pourtant, je boirai peu. Tel qui se prive, adore,
Et trouve, s’il jeûna de pain et de boisson,
Sa faim grand-panetier, sa soif grand-échanson,

Dans l’éternel repas, près des pures fontaines. »

Puis il rêva.

« Sagesse ! Amour ! Noces lointaines ! »

Et, fixant la lueur étrange de ses yeux
Sur la glace qui fut comme un lac soucieux
Où le mirage pur d’une étoile se lève,
Dans ses yeux reflétés il regardait son rêve.

Mais, brusque, le soleil s’enfuit en ce moment.
On eût dit d’un rideau tombé soudainement
Ou d’un volet fermé par le vent qui se rue :
Tout s’effaça.

              Pensif, je regagnai la rue.

Or, ce quartier, le soir, à l’heure du repas,
Est désert. Un écho, très long, y suit les pas.

Et l’horizon, au fond de la rue, était rouge.
Inquiet, je tournai la tête.

                                          Hors du bouge
Le nain courait.

« Suis-moi ! criait-il, sois témoin !
Toi seul, comme un oiseau porte une graine au loin,
Dois semer la leçon de notre destinée ;
Car Dieu t’élut, passant ! »

                                         Sa face, illuminée
Par l’occident, semblait descendre du Sina.
Ses loques palpitaient dans l’air. Il m’entraîna.
Devant nous, le couchant rayonnait comme un trône.

Un mendiant passa.

                                         Le nain dit : « Fais l’aumône. »

Cependant, à travers la déserte cité,
Nous courions. Son manteau fuyait vers la clarté,

Plein du vent qui souffla dans la robe d’Élie.
Et moi je le suivais, penché sur sa folie,
Tout près d’y choir. Ainsi nous sentons le désir
De l’engloutissement stupide nous saisir,
Pour avoir regardé trop longtemps un abîme.
C’en était un, avec des feux, comme une cime.