Victor Magen (Tome 2p. 107-130).

V

la grande chaleur. — Histoire du pipe-
raro.


Mon compagnon de voyage, don Asdrubal, venait tous les matins m’éveiller à sept heures, pour courir le pays avant le moment de la chaleur. Malgré son origine évidemment africaine, je l’aimais à cause de son caractère naïf et bon. Je lui savais gré d’ailleurs de son enthousiasme pour la France. Il ne me parlait qu’en français, dont il savait à peine quelques mots, et je lui répondais en italien, ce qui composait une conversation assez comique. Le seul défaut de cet excellent garçon était une indiscrétion imperturbable et un manque de tact qui en faisait une espèce d’enfant terrible. Il n’y avait sur ma table ni lettres, ni album de voyage, ni papiers, dont il ne s’empressât de prendre connaissance, me demandant des explications et des commentaires sur les passages qu’il n’entendait pas, et avec tant de simplicité que je n’avais pas le courage de lui reprocher sa curiosité.

Un jour nous cheminions ensemble dans les rues ; je suis abordé par un artiste chauve que j’avais vu la veille à l’académie de peinture. L’étranger ôte son chapeau, et don Asdrubal, apercevant un crâne privé de cheveux, saisit l’occasion de s’instruire en augmentant son vocabulaire français d’un mot nouveau. Il se penche vers l’inconnu en souriant, lui montre du doigt son front nu, et dit avec un air bienveillant :

— Monsieur, comment se dit calvo en français ?

— Chauve, monsieur, répond l’artiste, et goffo se dit lourdaud.

Puis il remet son chapeau et s’en va, laissant Asdrubal étonné de cette brusquerie et moi fort mécontent. À quatre pas de là, nous passons devant l’atelier de M. Thorwaldsen. Sans me demander la permission, le Carthaginois tire le cordon de la sonnette.

— Que faites-vous ? lui dis-je. On n’entre pas ainsi chez un sculpteur sans le connaître. Il nous faudrait au moins une recommandation.

— Bah ! s’écrie Asdrubal ; je lui dirai que je viens du fond de la Sicile pour admirer ses ouvrages, et il n’osera pas me renvoyer.

— Eh bien ! essayons ; votre innocence nous servira peut-être.

Un praticien, le ciseau à la main, ouvre la porte et nous apprend que M. Thorwaldsen est en Danemarck, mais qu’on peut visiter l’atelier. Je me rassure, et nous entrons. On nous montre une statue de lord Byron ; un Christ destiné au fronton de la cathédrale de Copenhague, morceau important et d’un caractère poétique ; un bas-relief de la Nuit entourée de douze figures groupées avec beaucoup de grâce, mais qui rappellent une peinture du Corrège sur le même sujet. Nous admirons un autre bas-relief très-beau représentant Priam aux pieds d’Achille. Enfin, nous nous arrêtons longtemps devant une charmante statuette d’enfant endormi, au bas de laquelle nous lisons le nom de Holbeck.

— Ceci n’est donc pas de M. Thorwaldsen ? demande le Carthaginois.

À ces mots, un grand jeune homme d’une physionomie distinguée s’approche de nous.

— Messieurs, dit-il, cette statue est de moi. Je suis élève de Thorwaldsen.

Don Asdrubal n’écoute rien. Il se courbe, regarde le nom gravé sur le marbre, en étudie la prononciation difficile en faisant une grimace par excès d’application ; puis il se tourne vers l’artiste et répète trois fois :

— Holbeck ? Est-ce cela ? L’auteur s’appelle Holbeck ?

J’aurais voulu m’abîmer à cent pieds sous terre. Le jeune homme salue d’un air offensé, nous tourne le dos, et va se remettre au travail. Je prends la fuite, suivi de l’Africain.

— Malheureux, lui dis-je, vous aurez choqué ce jeune artiste en lui jetant ainsi son nom au visage. Il venait pour nous faire les honneurs de l’atelier en l’absence de M. Thorwaldsen, et vous l’accueillez avec une grossièreté ïnouie !

— Quelle grossièreté ? répond mon sauvage. Je ne connais pas ce monsieur. Pouvais-je savoir qu’il était Holbeck ? Est-ce une offense que d’appeler un homme par son nom ? Vous autres Français, vous imaginez mille puérilités qui n’existent pas.

Jamais il ne voulut comprendre sa sottise, et finalement je le laissai dans son obstination carthaginoise.

Tous les Guides en Italie étant d’accord pour vous recommander expressément d’aller à Rome voir les fêtes de Pâques, j’avais judicieusement choisi cette époque pour passer en Sicile. J’aurais désiré pourtant regarder le saint-père donnant au monde entier la quadruple bénédiction du haut de son balcon. J’aurais peut-être cédé aux conseils des Guides, si on ne m’eût averti qu’une foule innombrable d’Anglais prenaient le chemin de Rome, afin d’assister à cette cérémonie apostolique comme à une représentation de théâtre, et faire mettre en stalles d’orchestre et de galerie la place publique et les maisons voisines. Je n’aurais pas aimé à voir sur leurs visages impassibles le cynisme incrédule des gens qui payent et se demandent s’ils ont du plaisir pour leur argent. À Catane, un Sicilien me disait le jour de Pâques :

— Comment ! vous êtes libre et vous voilà en Sicile ! Vous ne verrez ni l’illumination du dôme de Saint-Pierre ni le feu de la girandole !

Le hasard, qui favorise les voyageurs indociles, me fit tomber à Rome au mois de juin, pour la Fête-Dieu et la Saint-Pierre, où il y a précisément illumination du dôme et girandole. Si la religion catholique est aimable à Naples, elle est plus magnifique et plus imposante à Rome. Le luxe éblouissant de ses pompes parle bien plus à l’imagination. En regardant ces longues processions de moines, de tous les ordres, cette vaste litière qui porte le pape agenouillé devant le saint-sacrement et entouré de cardinaux, cette population couchée dans la poussière, le Français se croit transporté au siècle de Sixte-Quint. Il se frotte les yeux, et quand il s’est assuré qu’il ne rêve pas, étonné d’être seul debout au milieu de la foule prosternée, confus de ne point partager le sentiment général, il se demande s’il a sur le front le signe réprobateur de Caïn et s’il est plus méchant ou plus orgueilleux que les autres. En cherchant dans sa tête, il y reconnaît que sans une douzaine de livres destructeurs rangés en bataille sur les rayons de sa bibliothèque, il partagerait le bonheur et la confiance de tout le monde. La procession passe et l’étranger rentre chez lui triste et confus. C’est à Rome que les grands pécheurs doivent se convertir. — L’illumination de la coupole qu’on voit de tous les quartiers de Rome est d’un effet magique ; quant à la girandole du château Saint-Ange, elle ne soutiendra jamais la comparaison avec nos feux d’artifice, tant que la chambre des députés votera la poudre à canon annuelle et patriotique des fêtes de juillet.

Autant l’homme du peuple napolitain a d’aversion pour la moindre contrainte et le métier de modèle, autant le Romain est docile et complaisant. Il se drape, le dos appuyé contre le mur, les jambes croisées, et regarde, d’un air engageant, l’artiste qui se promène sur la place d’Espagne. Il adopte la pose la plus académique et se stéréotype volontiers pour deux heures. Avec son chapeau pointu roussi par le soleil, son manteau d’une couleur inexprimable, sa chaussure de buffle, ses jambes ornées de bandelettes rouges, son large cou découvert, son teint basané, son nez aquilin et les belles lignes de sa stature, il provoque à la fois le coloriste et le dessinateur. Cependant les plus beaux, qui sont les Transtevérins, dédaigneraient de fréquenter les ateliers de peinture. Sur la rive droite du Tibre on prétend n’avoir jamais mêlé son sang à celui des Barbares. Si on n’y a pas hérité de toutes les vertus antiques, on a du moins conservé la fierté. La gaieté, la grâce, la politesse sont apparemment des inventions modernes abandonnées à la rive gauche. On n’entend que des paroles sèches et des malédictions : « Accidente per te ! per la tua familia ! guaï à te ! » Les mères battent leurs enfants, qui au lieu de pleurer tâchent de leur rendre les coups. Les vengeances vont grand train. On se menace d’un pouce de lame dans le corps ou de la lame entière, selon la gravité de l’offense, et on tient parole. L’étranger fera prudemment de se considérer comme barbare et de rester sur la rive gauche.

Je m’imaginais connaître les grandes chaleurs pour avoir été un peu hâlé par le printemps de la Sicile et le voyage de Naples ; mais vers la fin de juin je me vis obligé de convenir que, sous ce rapport, l’Italie ne s’était point encore révélée. Le ciel prit l’aspect de l’airain en fusion ; une vapeur brûlante vint remplacer le zéphyr du matin, et le soleil déchaîné mérita les épithètes qu’on ne donne ordinairement qu’à la tempête. Avant midi, tout le monde rentrait, fermait les persiennes, et s’étendait sur son lit jusqu’à cinq heures. La ville appartenait alors aux chiens et aux cigales. Le soir, on voyait les fenêtres s’ouvrir, les grisettes nonchalantes se montrer en peignoir, les marchands bâiller en rétablissant leur étalage, les cafés tirer les rideaux de leurs portes et les acquajoli remettre leurs verres dans le bassin des fontaines.

Pendant le temps consacré à la sieste, n’ayant pas la prétention d’être un parfait Romain, il m’arrivait souvent de ne point dormir. L’homme du nord ne s’acclimate pas tout de suite. Il apporte en lui, des régions boréales, une fraîcheur que son sang garde longtemps, comme ces bouteilles qu’on tire de la cave et qui demeurent froides au milieu des chaleurs du festin. Un jour, à deux heures après midi, je descendis bravement pour aller voir un peintre français qui demeurait à Monte-Cavallo. Le silence le plus profond régnait dans les rues, comme si la ville eût été frappée par la baguette d’une fée. Arrivé près du Quirinal je sonnai trois fois à une petite porte. Au bout de dix minutes, une vieille femme sortit sa tête par une lucarne et demanda :

Chi è ?

— Je viens, répondis-je, pour voir le signor ***.

La vieille me regarda d’un air hébété, puis elle referma la lucarne. Après dix autres minutes d’attente, elle appela Luigia, et n’obtint de réponse qu’au bout d’un long intervalle. Luigia dormait au fond du jardin. J’entendis enfin un cri languissant, et la petite fille arriva en se traînant le long d’un mur. Elle me fit, à travers la porte, la même question que la vieille, puis elle ouvrit. Mon jeune peintre ne dormait pas plus que moi ; il se reposait seulement sur une terrasse. Luigia courut au café chercher de ces sorbets excellents qu’on appelle granite.

— Il faudrait pourtant, disais-je, finir par adopter les habitudes du pays.

— Essayons, si vous le voulez, répondit le jeune artiste ; prenez un matelas de mon lit, et dormons jusqu’à cinq heures.

Je commençais à m’assoupir, lorsqu’au son aigu d’un fifre, mon compagnon s’éveilla en sursaut, et courut ouvrir une fenêtre :

— Levez-vous, me dit-il, et jetez comme moi un baïoc à ce mendiant.

— J’y consens, répondis-je ; mais si vous m’éveillez à chaque mendiant qui passera, le sommeil ne nous sera pas d’un grand profit.

— Pour les autres je ne vous dérangerai pas. Celui-ci est le Pifferaro. Entendez-vous son fifre ?

— Eh bien ! quand il jouerait de la clarinette ?

— Ne plaisantez pas. La rencontre de ce coquin porte infailliblement malheur à ceux qui ne lui donnent rien. C’est une chose connue dans le quartier. Regardez les voisins qui font pleuvoir les baïocs.

— Il paraît que le séjour de Rome vous a inoculé les superstitions populaires.

— J’aime mieux payer un faible tribut que de braver la mauvaise influence.

— Vous avez raison. Cela est prudent.

J’aperçus par la fenêtre un vieillard affublé de guenilles fort recherchées. Son chapeau, privé de fond, était orné d’une plume de faisan. À travers sa chemise en lambeaux, on voyait sur sa poitrine un collier de mosaïques. Une ardoise pendait à sa ceinture, à côté d’une fourchette de fer ; c’était sa vaisselle portative. Il avait sur le dos une besace de toile, et une espèce d’épée rouillée lui battait les mollets, attachée par une ficelle rouge en manière de baudrier. Sa barbe, ses traits amaigris et une paire de sourcils longs et retroussés, lui faisaient une figure sauvage et comique digne du crayon de Callot. Il ramassa l’offrande de mon compagnon en souriant d’un air gracieux ; deux ; mais mon baïoc n’eut pas l’avantage de lui plaire, car il me jeta un regard de travers avec des yeux jaunes comme des topazes.

— Est-ce que tu n’es pas content ? lui demanda le peintre.

Basta per lei, dit le mendiant, ma per un ricco forestiere è poco.

L’avidité plaisante des Napolitains m’avait habitué à ce « c’est trop peu, » qu’on ne saurait jamais éviter, quand on donnerait une piastre au lieu d’un sou ; je me mis à faire les gestes burlesques des mendiants de Naples, et je répondis au pifferaro que j’étais un poveretto trop mal pourvu de danaro pour lui faire un regalio digne d’un gentilhonnue si bien armé. Le drôle, voyant que je me moquais des superstitions et que je connaissais le pays des vrais et savants mendiants, me jeta un regard plus jaune que le premier et reprit sa marche paisible en soufflant dans son fifre.

— Vous aurez du bonheur, me dit le jeune peintre, s’il ne vous arrive rien de fâcheux aujourd’hui.

— D’abord, répondis-je, il va m’arriver un bonheur, puisque vous allez me raconter pour m’endormir l’histoire de ce birbo ; et puis nous verrons après.

J’allumai un cigare et m’étendis sur le matelas, tandis que le jeune peintre commençait en ces termes l’histoire du pifferaro.

— L’année dernière, ce mendiant demeurait de l’autre côté du Tibre ; au lieu d’errer dans les rues comme à présent, il se tenait auprès du pont Rotto, en face d’une petite osteria où il allait boire chaque soir les aumônes de la journée. Le cabaretier avait une très-belle fille de quinze ans, qui ne se déridait jamais, répondait aux propos galants par un soufflet, et se conduisait d’ailleurs honnêtement, donnant aux pauvres et remplissant bien ses devoirs. Deux jeunes Transteverins faisaient la cour en même temps à la belle Giovannina. L’un d’eux, don Vespasiano , avait six pieds de haut, une figure agréable, et pour tout bien sa vigueur musculaire, dont il ne daignait pas se servir pour travaillcr. L’autre, don Ambrogio, moins bel homme que son rival, était plus robuste encore ; il se posait comme un empereur romain devant le cabaret, se drapait dans un manteau troué qui ressemblait à une peau de lézard, et, n’ayant pas d’argent pour aller boire, il attendait que la Giovannina vînt causer avec lui sur le seuil de la porte. La jeune fille préférait Vespasien ; quand elle sortait pour chercher de l’eau, elle s’arrêtait volontiers au bord de la fontaine, où il dormait à l’ombre, et causait avec lui, au grand déplaisir de don Ambroise, à qui elle répondait toujours qu’elle avait trop de besogne dans la maison pour s’amuser dans la rue. Le père ne voulait aucun des deux prétendants pour son gendre ; il ouvrait de temps en temps la fenêtre et leur envoyait quelques malédictions énergiques, en les priant d’aller rôder plus loin. On lui ripostait par tous les accidenti et les guai ! du dictionnaire transtevérin, et on s’éloignait pour revenir au bout d’une minute.

Un dimanche, les deux rivaux se trouvèrent avoir quelque monnaie dans leur poche, et ils entrèrent à la locanda. Une ciasque de vin leur ayant échauffé la tête, ils commençaient à se jeter des regards farouches, lorsque le pifferaro du pont Rotto vint jouer de son fifre près de la fenêtre et leur demander l’aumône. Vespasien lui donna un baïoc ; mais Ambroise lui jeta une feuille de salade au visage en lui disant d’aller au diable.

— Don Vespasien, s’écria le mendiant, sois béni ; je te porterai bonheur. Tu réussiras dans tes projets.

Puis il tourna ses prunelles jaunes vers don Ambroise, et lui rit au nez en faisant une gamme sur sa flûte. Le lendemain, le père amena au logis le fils d’un tourneur, excellent ouvrier, et le présenta comme un homme dont il avait agréé la demande en mariage. Giovannina reçut le prétendant avec froideur, mais elle n’osa point parler de son amitié pour Vespasien. Don Ambroise, toujours à son poste, avait compris ce qui le menaçait. À la nuit, le tourneur, en sortant du cabaret, fut accosté par un passant enveloppé jusqu’aux yeux dans son manteau.

— Je te défends de revenir à cette locanda, lui dit l’inconnu.

Le jeune homme répondit qu’il y reviendrait tous les jours s’il lui plaisait. Alors Ambroise, qui tenait un couteau caché sous son manteau, en porta un coup dans la poitrine de ce pauvre garçon, puis il se jeta sur lui afin de l’achever. Vespasien et le pifferaro accoururent ensemble aux cris du blessé.

— Ne t’avise pas de le secourir, dit le mendiant. Songe à la loterie !

— Tu as raison, répondit don Vespasien. Le numéro 13 sortira.

Et ils laissèrent le meurtrier achever son homme. Le pifferaro possédait le livre de la Smorfia. Il composa un ambe sur les mots Meurtre et Jalousie. Don Vespasien emprunta quelques paoli à ses amis, et, soit hasard ou divination, l’ambe sortit au tirage suivant. Huit cents paoli que gagna Vespasien étaient presque une fortune pour lui. Ambroise fut arrêté par la police, et le tourneur étant mort, don Vespasiano épousa la belle Giovannina. L’aventure fit du bruit. Le crédit du pifferaro s’établit aussitôt dans le peuple, et, depuis ce moment, tous ceux qu’il rencontre lui donnent des baïocs et lui demandent des numéros. Il demeure à présent à la porte de Bélisaire, dans une cabane percée de plusieurs trous et où vous auriez scrupule de loger une bête de somme. Cependant il recueille une moisson abondante chaque fois qu’il sort. On ne le voit jamais dans le beau quartier ; il exploite de préférence les rues désertes comme celle que j’habite. Malheur à celui qui refuse le faible tribut d’un baïoc ! L’accidente plane sur sa tête, et avant la fin du jour il se repent de son imprudence.

— Eh bien ! accidente per me, répondis-je en fermant les yeux.

— Je vous citerai un exemple frappant de la jettature de cet homme.

Le jeune peintre me raconta sans doute une fort belle anecdote ; mais je ne saurais la rapporter ici, parce que je m’étais endormi dès le premier mot. Le narrateur m’imita, et, quand nous nous éveillâmes, il faisait nuit noire ; l’Angélus était sonné depuis une heure. Les traiteurs ne voulaient plus nous servir ; le dîner en souffrit beaucoup. La villa Borghèse était fermée, et on avait joué la moitié du spectacle quand nous entrâmes au théâtre Valle. Tel fut le résultat de la malédiction du pifferaro.

Une mesure dont je n’ai pas saisi l’importance avait fait changer la Norma de Bellini en Forêt d’Irminsul sans que du reste l’autorité eût rien supprimé ni corrigé dans la pièce. La cantatrice n’était autre que Mlle Olivier, de l’Opéra-Comique parisien. Étonnantes transformations de la vie d’artiste ! Pendant un an, on porte le chapeau de bergère à la salle Favart, on gazouille des ariettes entre deux pavillons ornés de pots de fleurs, et on épouse un jeune officier à la dernière scène. L’année suivante, on est à Rome, coiffée de feuilles de chêne ; on lève le poignard tragique sur des enfants blonds, et le tamtam résonne dans la forêt d’Irminsul. Mlle Olivier a fait des progrès extraordinaires en vocalisation ; elle manie fort habilement le trille et la cadence, aux dépens des muscles du visage, qui paraissent fâchés de l’exercice violent de son gosier. Comme le public débonnaire l’applaudissait à outrance, et que j’avais l’honneur d’être son compatriote, il ne m’appartenait pas de faire le difficile. Don Asdrubal, à qui je demandais un soir ce qu’il lui semblait de la prima donna française, me répondit, en rabaissant les coins de sa bouche par une contraction tout à fait carthaginoise :

Eh ! ha una vocetta.

En songeant aux larynx puissants et sonores de la Sicile , je fus obligé d’avouer que pour lui la voix de la signera méritait le nom de vocette.

Au bout d’un mois de séjour à Rome, j’avais pris les habitudes italiennes. Je dormais dans la journée ; on m’apportait du café à la glace. Je dînais le soir sous les arbres de Lepri. La nonchalance du pays commençait à me gagner. À Tivoli, j’avais eu besoin d’une journée entière pour considérer la grande cascade et le petit temple de Vesta. À Frascati, je consacrai six heures à un pin en forme de parasol qui me plaisait singulièrement. Dans les rues de Rome, une guitare, deux joueurs à la murra, un costume de la campagne, suffisaient pour m’occuper. La nuit, après le spectacle, je fumais quatre cigares autour de la colonne Antonine. Lorsque enfin je me décidais à rentrer à la maison, des milliers de ces jolies mouches luisantes appelées lucciole transformaient le figuier du jardin en buisson ardent, et j’étudiais leurs évolutions jusqu’à trois heures du matin. Le jour je parcourais les galeries de tableaux, mais je sortais ensuite pour aller je ne sais où, faire je ne sais quoi, changeant de place sans regret, demeurant immobile avec plaisir, et me trouvant parfaitement satisfait partout.

Un jour, sur la place d’Espagne, j’étais assis au bord de la fontaine, et je regardais avec le plus vif intérêt deux enfants qui jouaient des citrons à la poussette. Un sculpteur français, sortant du palais Médicis, vint me frapper sur l’épaule.

— Vous flânez, me dit-il, vous êtes pris. Dans six mois, nous vous aurons encore à Rome.

— Non pas, s’il vous plaît, répondis-je. Avant trois jours je pars.

— Tarare ! vous ne partirez point.

Une semaine après cette rencontre, j’admirais à la porte du Peuple, une charrette attelée de deux gros buffles sournois et dociles, dont la physionomie était fort originale. Le même sculpteur vint à passer.

— Croyez-moi, dit-il, ne vous en défendez plus ; vous êtes séduit. Faites vos arrangements, et restez avec nous jusqu’au printemps prochain.

Je compris alors mon état, et je sentis en effet que la matrone enchanteresse me tenait en sa puissance. Résolu à ne point manquer pour elle le reste du voyage, je cherchai des compagnons, et je pris une place dans un voiturin pour Florence. Cependant trois fois je payai le dédit au conducteur afin de rester un jour de plus à Rome. Le Carthaginois me représenta que j’avais aussi regretté Naples, que probablement je regretterais Florence, et que d’ailleurs je m’exposais à voir Venise dans la mauvaise saison, si je tardais davantage. Son éloquence africaine m’entraîna, et je montai en voiture avec lui vers le milieu de juillet, par une matinée si belle qu’il n’y avait pas moyen d’éprouver la moindre tristesse.