Cours de Littérature française – tableau du dix-huitième siècle de M. Villemain
L’ouvrage de M. Villemain a pris les devans sur la critique ; six mois de publication ont suffi pour le mettre au nombre de ces vieux et excellens livres dont il ne reste plus qu’à analyser le mérite. Sans faire précisément de fracas dans le monde, sans jouir d’une de ces vogues passionnées où il entre toujours un peu de caprice, et qui sont sujettes à de si fâcheux retours, le Tableau du dix-huitième siècle est venu tout simplement se placer dans cette élite de livres qu’on garde après les avoir lus. Il a enchanté les vieillards, heureux de retrouver, dans les pages brillantes et animées de M. Villemain, comme un dernier reflet de ce siècle de littérature et de philosophie où ils ont vécu ; il nous a ravis, nous dont la jeunesse commence aussi à s’éloigner tristement, par le souvenir, par la représentation toute vive de ces matinées de la Faculté des lettres qui nous rendaient nos études si douces, et nous renvoyaient à nos livres avec une si ardente soif de savoir ; il a causé à tous ceux qui aiment les lettres pour elles-mêmes, qui mettent les jouissances qu’elles donnent au-dessus de toutes les jouissances, une charmante surprise par ce goût de pure littérature qu’on y respire. M. Villemain a une passion vraie, naïve, chose rare aujourd’hui ! et cette passion, c’est l’amour des lettres ! Elle se répand comme une douce chaleur sur tout ce qu’il écrit ; elle est son inspiration, son ame. On éprouve, en le lisant, quelque chose du plaisir qu’il ressent lui-même à orner ses idées de la lumière d’un beau langage, à achever avec amour une phrase spirituelle et fine. On se réjouit presque d’avoir trouvé avec lui une expression si ingénieuse, un tour si heureux, un mot si éclatant et si juste. Qui a la mémoire plus éloquente que M. Villemain ? et cette éloquence de la mémoire, d’où vient-elle, si ce n’est de la sensibilité d’une ame que le beau touche profondément ? qui sait mieux que lui l’art de faire trouver une saveur toute nouvelle dans les morceaux qu’il cite ou plutôt qu’il détache de son propre fonds où le goût les a gravés ? Qui a comme lui la puissance de rajeunir les impressions les plus émoussées, par la jeunesse et la fraîcheur de ses impressions personnelles ? En écoutant les leçons de M. Villemain (car ces leçons écrites ont encore toute la chaleur et tout le naturel des leçons improvisées), on croit lire, pour la première fois, et lire avec lui, Buffon et Montesquieu, Fontenelle et Voltaire, Diderot et Jean-Jacques ; on découvre avec ravissement des vers de Lucrèce, de Virgile, de Térence, de Racine, qu’on savait par cœur ; on voudrait être débarrassé de tout pour n’avoir plus qu’à vivre, dans le coin le plus obscur et le plus solitaire du monde, avec cette famille de poètes et de penseurs, l’honneur du genre humain !
Quelle est l’ame sensible aux lettres qui n’ait pas fait ce rêve d’une vie toute plongée dans l’étude et dans la lecture ? qui ne s’est figuré, avec délices, une petite retraite bien sûre, bien modeste, où il n’aurait plus à s’occuper que du beau et du vrai en eux-mêmes, où il ne verrait plus les hommes et leurs passions, les affaires et leurs ennuis, l’histoire et ses terribles agitations, qu’à travers ce rayon de pure lumière que le génie des grands écrivains répand sur tout ce qu’il représente ? Quelles charmantes matinées que celles qu’on passerait, par un beau soleil, dans une allée bien sombre, au milieu de ce bruit des champs, immense, confus, et pourtant si harmonieux et si doux, à relire tantôt une tragédie de Racine, tantôt l’histoire des origines du monde, racontées par Bossuet avec une grace si majestueuse ! quel plaisir de ne se sentir pas tiré, au milieu de ces charmantes études, par l’affaire qui vous rappelle à la maison, de ne pas porter au fond de l’ame l’idée importune de l’ennui qui vous a donné rendez-vous pour ce soir ou pour demain, et qui ne sera, hélas ! que trop exact à l’heure ; de ne rentrer chez soi que pour changer de livres et de méditations, ou pour se livrer à ce repos absolu qui est doux comme le sentiment d’une bonne conscience ! Aujourd’hui, c’est Montesquieu qui fera les frais de la journée ; demain, ce sera Tacite. On se crée des semblans d’étude, on se ménage des récréations. Le fond de la vie, c’est un abandon complet aux lettres, sans ambition personnelle, sans autre passion que celle d’embellir et d’épurer son intelligence. Une vie, formée sur ce modèle, serait-elle heureuse ? Cette contemplation éternelle n’enfanterait-elle pas le dégoût, la paresse, la folie peut-être ? C’est possible. Il vaut mieux l’imaginer que la posséder ; mais on avouera au moins que l’idée en est délicieuse.
L’idée m’en est cent fois venue en lisant l’ouvrage de M. Villemain. Je me suis dit avec amertume que je ne lisais pas assez ; je me suis promis d’allonger ces heures que tout homme qui sait vivre réserve pour lui seul et dont on ne jouit jamais mieux qu’en les employant à des études de goût. J’ai pris avec moi-même l’engagement d’esquiver cent sottes affaires dont on s’embarrasse étourdiment, pour m’adjuger non seulement des heures, mais des jours entiers, un petit nombre de jours bien nets d’affaires, bien religieusement consacrés à mon propre plaisir, n’appartenant qu’à moi et à mes livres. M. Villemain, au milieu des mille occupations qui l’accablent, membre du conseil de l’Université, secrétaire perpétuel de l’Académie, pair de France et orateur de l’opposition, trouve bien du temps pour son immense et infatigable lecture ! Quel est le livre qu’il n’ait pas lu ? quel est le poète dont il ne sache pas les vers par cœur, pour peu que ce poète en ait fait qui soient dignes d’être retenus ? Vous vous rappelez confusément que Cicéron a dû dire telle chose : attendez ; n’allez pas chercher votre Cicéron, et fouiller péniblement l’Index que quelque savant allemand a mis dix ans à compiler : M. Villemain est là ; voici le passage tout entier que vous auriez eu plus de peine à retrouver que M. Villemain n’en a eu à l’apprendre. Vous balbutiez la moitié d’un vers de Térence ; M. Villemain achève avec cette liberté et ce feu de débit qu’il fait passer, je ne sais comment, dans ses citations écrites. Vous nommez quelque poète latin moderne : M. Villemain l’a lu, il y a vingt ans peut-être, c’est-à-dire qu’il le sait par cœur. Il n’y a pas un coin dans notre littérature française que M. Villemain n’ait soigneusement visité. Dans ce dix-huitième siècle, où tout le monde a écrit, je ne sais pas un mérite si humble, si caché, que M. Villemain ne l’ait découvert, et le pieux Mesenguy, dont je croyais bien le nom oublié partout ailleurs que dans le ciel, a sa place à côté de vingt poètes auxquels il est arrivé de rencontrer un vers heureux.
Ce n’est pas tout. Les deux littératures de l’antiquité et la littérature française depuis son origine jusqu’à ce que j’ai bien peur qu’il ne faille appeler sa fin, ne se sont pas partagé tout le temps de M. Villemain et toute son ardeur de savoir et de comparer : M. Villemain connaît la littérature anglaise aussi bien que la nôtre. Cela est fâcheux quelquefois pour nous ; non pas que M. Villemain ne soit un admirateur passionné de notre littérature ; mais la passion n’est guère exclusive et fanatique que quand elle est ignorante. M. Villemain en sait trop pour croire que nous ayons tout embelli. Voltaire, qui ne souffrait pas la comparaison avec Sophocle, se fâcherait fort de voir la préférence qu’avec tous les respects et tous les ménagemens du monde M. Villemain se hasarde quelquefois à donner à Shakspeare. Cette science des littératures comparées relève la critique de M. Villemain jusqu’à la hauteur d’une analyse de l’esprit humain. Sous des formes littéraires, c’est une philosophie profonde et judicieuse, et les lois du goût, par le rapprochement de ce qui a plu aux hommes de tous les temps et de tous les pays, prennent un caractère de nécessité qui les rattache à Dieu même ou à la nature des choses. Tant de science, je l’avoue, n’est pas indispensable pour sentir le beau et le vrai ; les hommes de génie s’en passent fort bien, et il y a des siècles heureux où le goût est comme une grace naturelle et simple qui se répand sur tout le monde et qu’on apporte en naissant : cette grace-là, il ne faut pas nous la demander à nous. À sa place, ce que nous devons chercher, c’est un art savant qui n’est ni la poésie, ni la grande éloquence, mais qui les imite par un effort de réflexion et par un profond retour sur soi-même et sur les autres ; notre temps est celui de la critique. Ne le dédaignons pas pour cela ; car la critique a aussi sa place, et une glorieuse place, dans l’histoire des lettres, et, en voulant être naïfs, nous ne serions plus que ridicules ; notre ignorance préméditée, pour être gauche, n’aurait pas l’air plus naturel et plus inspiré que la science.
M. Villemain qui a, je pense, autant d’esprit naturel et de talent inné que qui que ce soit, a tout lu. Non seulement il connaît les livres ; il sait leur histoire, leur histoire publique et privée. Il vous dira quel jour ils sont nés, sous l’influence de quel signe, comment ils ont fait leur fortune et souvent aussi comment ils l’ont perdue. Cette histoire, presque secrète ou au moins très oubliée, des livres n’est pas moins nécessaire en littérature que le sont les mémoires en politique pour expliquer bien des choses. Un livre n’est qu’un morceau détaché de la pensée, de la vie d’un auteur ; l’auteur lui-même appartient à son siècle. Son siècle ! Le mot est bien ambitieux. Son génie dépend de mille petites circonstances, du lieu de sa naissance, de son éducation, de l’humeur des gens dans la société de qui il a passé ses premières années. Tout cela fait l’auteur et tout cela fait le livre. Rousseau n’a jamais pu effacer la tache de domesticité que la honte et l’orgueil avaient fait entrer jusqu’au fond de son ame. Elle était invisible pour tout le monde ; lui seul la voyait et toujours, toujours ! Ni la gloire, ni le fol enthousiasme du monde, ni l’âge, ni la philosophie, rien n’a lavé la malheureuse tache qui reparaissait à ses yeux au milieu des plus brillans succès ; rien n’a fait taire la voix qui lui disait : Tu as été valet. Et je ne sais, malgré l’esprit élégant de Voltaire, ses triomphes, sa cour de rois, je retrouve dans l’effronterie d’un grand nombre de ses pages l’homme de lettres ivrogne et libertin du commencement du XVIIIe siècle, soupant volontiers chez les grand seigneurs, et se vengeant de ses complaisances un peu basses par des épigrammes plus basses encore ! La magnificence des dentelles de Buffon va on ne peut mieux avec la parure et la pompe de son style ; la forme épigrammatique que Montesquieu donne souvent à ses pensées les plus profondes est d’un homme qui, avant d’écrire dans la retraite, avait vécu dans une société de femmes spirituelles et d’esprits recherchés. En tout il n’y a presque pas un livre de ce temps-là qui ne vous dise à chaque page : Quel effet ferais-je dans les salons de Paris ?
Il faut donc savoir, non seulement ce que sont les livres, mais ce qu’ont été les auteurs ; la biographie est une partie principale de la critique. M. Villemain connaît admirablement les mémoires secrets de la littérature. Il rapproche les ouvrages de la vie des auteurs, il montre le livre dans l’homme, il explique les défauts du goût par les faiblesses de l’ame ; et presque toujours, graces en soient rendues à la justice divine, le talent a failli par où la moralité a manqué. Voulez-vous voir tout de suite la distance qui sépare le langage d’un homme vertueux, simple, sincère en tout, des traits recherchés d’un bel-esprit parfaitement égoïste ? Un passage d’une admirable simplicité, pris dans une lettre du bon Rollin, un trait de déclamation souverainement froid et ridicule échappé à Fontenelle et recueilli par M. Villemain, vous mettront à même de juger du cœur des deux hommes. Rollin écrit au roi, protestant et philosophe, Frédéric : « Votre majesté descend du trône jusqu’à son serviteur et par là trouve le moyen de se mettre de niveau avec lui pour en faire son ami. Oui, sire, je le serai toute ma vie. Mais c’est trop peu pour moi : que me reste-t-il à vivre ? Je souhaite l’être pendant toute l’éternité : cet unique vœu dit beaucoup de choses. » Écoutons maintenant le sage Fontenelle recevant à l’Académie le cardinal Dubois qui succédait à M. Dacier. « Quel honneur, dit Fontenelle, pour M. Dacier dont le nom, déjà lié par ses travaux à ceux de Platon, de Plutarque, de Marc-Aurèle, le sera désormais à celui du cardinal Dubois ! »
L’heureux rapprochement ! Quelle gloire pour M. Dacier d’avoir traduit Platon et d’être mort assez à propos pour céder sa place dans l’Académie française au cardinal Dubois ! Que la comparaison est bien trouvée entre Marc-Aurèle et l’abbé fripon qui eut l’habileté d’escroquer jusqu’à un chapeau de cardinal ! Quelle vie à ajouter à celles des grands hommes de Plutarque que la vie de Dubois ! Je suis bien sûr que M. Dacier, dans sa candeur d’helléniste, n’aurait jamais fait au cardinal Dubois un compliment comme celui-là ! Il aurait pu outrer l’éloge, comparer le valet du régent au cardinal de Richelieu, dont Dubois était bien loin d’avoir la hauteur d’ame, ou au cardinal Mazarin, aussi fin et aussi corrompu que Dubois, plus homme d’état que lui ; il aurait pu sacrifier à Dubois la gloire de tous les cardinaux du monde, et même de tous les papes ; mais Marc-Aurèle, mais Platon, mais Plutarque ! oh ! ces hommes-là, le bon M. Dacier n’en aurait pas fait le sacrifice à tous les premiers ministres de France et d’Angleterre ! On voit bien que Fontenelle se moquait des anciens et faisait à peu près le même honneur aux modernes !
Ceci est malheureusement un des traits caractéristiques du XVIIIe siècle, malgré de nobles exceptions. Voltaire rachetait ses libertés par des flatteries qui ne lui coûtaient rien, qui coulaient de source. Un premier ministre était toujours à peu près sûr d’être son meilleur ami. Les réputations les plus pures de l’histoire ancienne et moderne, les noms les plus vénérés, ceux de Sully, de Colbert, de Marc-Aurèle, de Socrate, viennent sous sa plume arrondir un compliment et enjoliver une phrase caressante, ce qui n’empêche pas Voltaire de reprocher amèrement au XVIIe siècle les pompeux mensonges de quelques dédicaces et de quelques oraisons funèbres. Oui, le XVIIe siècle aussi a été flatteur, mais il est presque toujours digne, jusque dans l’excès de ses flatteries, parce que celui qui flatte se tient à une distance respectueuse de celui qui est flatté, et n’a pas l’air d’un valet qui étudie le faible et les vices de ses maîtres pour entrer plus avant dans leur confiance et dans leur familiarité. C’est un hommage, une adoration, un culte, si l’on veut, mais un culte sincère, qui s’adresse à la grandeur, à la naissance, aux dignités, puissances dans lesquelles le XVIIe siècle avait foi. Cette foi, le XVIIIe siècle ne l’avait plus. Il flatte et il se moque dans l’ame de ses flatteries. Il est courtisan et il n’est pas sujet soumis et respectueux. Voltaire, il est vrai, aimait naturellement les grands seigneurs, tout en les méprisant. Sa philosophie épicurienne est faite pour les gens comme il faut et pour les traitans, surtout pour les gens qui ont un bon estomac, des maîtresses et une loge au spectacle ; elle aurait de la peine à se passer de cent mille livres de rente. Voltaire flattait donc les grands seigneurs, les riches, les puissans, par un penchant naturel qui n’en est pas plus estimable ; il se rapprochait d’eux par une communauté de morale légère et de goût du faste et du plaisir. Il leur allait au cœur par ses poèmes libertins, et savait admirablement l’art de faire passer ses hardiesses en philosophie, et même en politique, sous le couvert d’un conte licencieux.
J’en suis fâché pour le XVIIIe siècle et pour sa littérature, si belle à d’autres égards ; son immoralité est une tache que tant d’éloquence et de génie n’effacera pas. On se demande, malgré soi, si cette philosophie était sérieuse, si elle avait réellement pour but d’élever et d’épurer l’esprit humain en l’affranchissant, ou de mettre les passions à l’aise en corrompant le cœur. Je ne vois pas que, dans l’antiquité, Socrate et Platon, Cicéron et Sénèque, qui ne se gênaient certes pas avec les préjugés et les superstitions de leur temps, aient profité de la liberté d’esprit qu’ils se donnaient pour relâcher aussi la morale, qui est la règle du cœur, tandis que, par une triste fatalité, je ne sais quel air de corruption respire jusque dans les écrivains les plus graves du XVIIIe siècle ; il y a toujours, dans leurs ouvrages, quels qu’ils soient, un coin pour la licence. On a peine à se former une idée exacte de ce qu’ils appellent la vertu, quoique ce mot revienne à tout bout de champ sous leur plume. Dans Voltaire, il semble que la vertu, ce soit l’art de jouir de la vie le plus possible, et de parer le plaisir d’un certain vernis d’élégance. Dans Rousseau, c’est une exaltation de l’imagination, une sorte de mysticisme philosophique qui se passe tout en rêves, en pensées sublimes, et ne s’abaisse pas jusqu’à l’humble et terrestre soin de régler les actions et de les soumettre à la loi bourgeoise du devoir. Dans Montesquieu même, la vertu ne s’élève guère au-dessus du type assez grossier, et imaginaire peut-être, que les anciens nous ont laissé de la vertu politique. Si on descend plus bas et jusqu’à certains écrivains du second et du troisième ordre dans le XVIIIe siècle, oh ! pour le coup, la vertu, c’est le vice tout bonnement, le vice effronté, déclamateur, content de lui-même. Convenez que les Bijoux indiscrets font un singulier effet à côté de ce titre magnifique de philosophe, et que Leibnitz ou Descartes, sans remonter plus haut, auraient eu de la peine à reconnaître la philosophie et l’idée de la vertu dans Jacques le Fataliste.
S’il faut juger d’un système par son dernier mot, et de l’esprit d’un siècle par sa fin, la philosophie du XVIIIe siècle, serait-ce un épicuréisme tout cru, tout vert, un matérialisme brutal ? Le XVIIIe siècle aurait-il trouvé la morale si étroitement unie au christianisme qu’il n’aurait pu attaquer celui-ci sans briser celle-là ? Aurait-il été obligé de favoriser les mauvais penchans du cœur pour ébranler la foi et de passer par la corruption pour arriver à l’incrédulité ? Ce serait un grand éloge et une magnifique apologie pour le christianisme ! Vrai ou faux dans un sens absolu, il faudrait au moins que le christianisme eût une vérité relative bien extraordinaire et fût entré bien avant dans la connaissance de l’homme pour s’identifier avec ses plus nobles penchans et avec toutes les vérités morales et sociales ! Faut-il attribuer les égaremens du XVIIIe siècle à cette espèce d’entraînement qui pousse les esprits d’un excès à l’autre, et ne sait pas plus tenir le milieu dans la liberté que dans la soumission ? Est-ce une loi fatale qu’on ne s’affranchisse du joug que pour tomber dans la licence, et Voltaire ne pouvait-il être l’apôtre de la tolérance sans l’être du cynisme et de l’impiété ? La licence des écrivains de ce temps est-elle enfin une faute du temps lui-même ? L’excuse de leur immoralité est-elle dans l’hypocrisie des prêcheurs officiels de morale ; l’excuse de leur impiété dans l’incrédulité des ministres de la foi qui, ne croyant plus, persécutaient encore ; l’excuse de leur acharnement à frapper pêle-mêle les abus et les vérités sociales dans le défaut de liberté publique ? Si Voltaire eût pu faire imprimer publiquement à Paris ce qu’il y a de bon et de sain dans sa philosophie, n’eût-il pas fait imprimer clandestinement en Hollande ses vers licencieux et ceux de ses ouvrages où le scepticisme va jusqu’à l’impiété ? Ou, en tous cas, la liberté eût-elle élevé une concurrence d’esprits religieux et moraux qui se seraient chargés de faire front à la licence que les arrêts du parlement, la Bastille et la censure ennoblissaient et n’étouffaient pas ?
Cette opinion paraît être celle de M. Villemain. Il y revient souvent dans son ouvrage. Il cite l’exemple de l’Angleterre où, presque à la même époque, l’impiété, mise à la mode par de beaux-esprits, trouva à qui parler dans de savans et d’éloquens apologistes du christianisme. Admirateur passionné du génie de ces grands écrivains du XVIIIe siècle, épris comme eux de l’amour des lettres et de la liberté, M. Villemain ne fait pas grace, pour cela, à la licence et à l’impiété, il les flétrit avec une indignation qui vient de l’ame, même sous la plume de Voltaire, même parées de toutes les graces de la poésie, à plus forte raison sous la plume de Diderot. La juste mesure avec laquelle M. Villemain fait la part du bien et du mal, rend justice aux qualités de l’homme souvent meilleur que le philosophe et le moraliste, analyse les maladies du génie et le plaint en l’admirant ; ce mélange de compassion et de sévérité, d’enthousiasme et de discernement fait d’un ouvrage de critique et de goût une œuvre excellente de morale. Le goût pour le beau s’allie si naturellement à l’amour du bien ! En renvoyant à une société corrompue, à un gouvernement de despotisme sans gloire, la responsabilité de la licence qui déshonore trop souvent la littérature du XVIIIe siècle, M. Villemain a-t-il fait connaître le secret de cette étrange alliance du génie du bien et du génie du mal, dont les inspirations semblent se mêler dans les écrits de cette époque ?
Je voudrais le croire ; je le crois presque à force de le désirer. Je serais heureux de rejeter sur un gouvernement déshonoré toute la fange d’un siècle dont nous n’aurions hérité que la liberté et l’esprit d’examen ; j’aimerais à penser qu’en renversant ce gouvernement et en fondant une société nouvelle, le XVIIIe siècle a expié, dans son sang généreusement répandu, ses complaisances pour la corruption des belles dames et des grands seigneurs, et les erreurs de sa philosophie ; je rendrais avec joie aux abbés libertins et incrédules de ce temps tous les romans, tous les contes, tous les poèmes scandaleux, tous les pamphlets athées, tous les catéchismes matérialistes qui ont fait leurs délices avant que la philosophie ne leur enlevât leurs gros revenus. J’ai vu souvent avec indignation des gens qui regrettent, dans l’amertume de leur cœur, les abus, les désordres politiques et sociaux dont la partie licencieuse de la littérature du XVIIIe siècle n’a été que l’accompagnement naturel, imputer hypocritement tout le mal aux lettres et à la philosophie. Je n’écoute pas des énergumènes qui crient que Rousseau a renversé les fondemens de la société, quand j’aperçois que ce qu’ils appellent la société et ses fondemens, c’est quelque chose comme le despotisme incohérent de Louis XV. S’il faut choisir, j’aime mieux la maxime : L’insurrection est quelquefois le plus saint des devoirs, que celle-ci : La résistance n’est jamais permise. Je suis peu touché, très médiocrement édifié des malédictions que certaines gens ont toujours à la bouche contre l’irréligion de Voltaire, quand je reconnais que ce qu’ils nomment la religion, c’est l’établissement politique du clergé avant la révolution de 1789, l’intolérance et la suprématie orgueilleuse et tyrannique d’un culte sur les autres. Si je regrette une aristocratie, ce n’est certainement pas celle dont la révolution a fait justice. En un mot, l’envie que j’aurais de condamner sans ménagement des écrivains et des philosophes qui n’ont pas su se préserver de la corruption commune, tombe quand je vois que l’arrêt qu’on demande contre eux est un arrêt de réhabilitation pour tous les abus que leur voix vengeresse a fait écrouler.
Je ferai donc avec M. Villemain, dans le jugement définitif que je veux porter sur les écrivains du XVIIIe siècle, la part du temps, et je la ferai la plus grosse possible. Quand nous ne serions pas tout-à-fait équitables pour la société et pour le gouvernement de Louis XV, il n’y aurait pas grand mal à cela. Belles duchesses de Versailles, marquises et comtesses qui faisiez et défaisiez les ministres dans l’alcove du roi, voilà les vers galans que Voltaire adressait à votre pudeur sans craindre de l’effaroucher ; reprenez-les, ils sont bien à vous. Comme nous pouvons être libres penseurs sans nous faire pardonner la hardiesse de notre esprit par le dévergondage de nos mœurs, nous laisserons dans les boudoirs du XVIIIe siècle les romans de Crébillon le fils et ceux de Diderot. Nous croirons en Dieu, s’il vous plaît, parce qu’il n’y a plus de Sorbonne dont les décisions orthodoxes soient soutenues d’un arrêt du parlement ou d’une lettre de cachet. Le matérialisme et l’athéisme ne se montrent plus à nous entourés de cette espèce de faveur qu’ils avaient surprise par un air d’opposition et de liberté ; il n’en reste qu’une odieuse doctrine dont la corruption et l’égoïsme sont la fin. Si le doute règne encore dans un grand nombre d’esprits, il n’y a plus heureusement de haine dans les cœurs contre le christianisme, parce qu’on ne persécute plus personne au nom de l’Évangile. Nous ne trouvons pas plus de goût au cynisme de l’impiété qu’au cynisme de l’immoralité ; et, pleins de reconnaissance pour les grands génies qui nous ont enrichis de tant de vérités utiles et dont l’éloquence fera l’admiration de tous les siècles, nous les plaignons de n’avoir pas su être aussi hauts de cœur qu’ils l’étaient d’esprit.
Les erreurs de la philosophie du XVIIIe siècle ont eu pourtant une autre cause encore que la corruption des mœurs et la licence générale, une cause plus noble, source d’égaremens, mais source féconde de découvertes hardies et sublimes. Cette cause, c’est le procédé même, c’est la méthode employée par le XVIIIe siècle. Mécontens de tout ce qu’ils avaient sous les yeux, de la société qu’ils méprisaient en partageant ses désordres, d’un gouvernement hypocrite et lâche qui les persécutait plus pour le bien qu’ils pouvaient faire que pour le mal qu’ils faisaient, et souvent aussi, je le crois, mécontens d’eux-mêmes, les écrivains du XVIIIe siècle, dans leurs recherches morales et politiques, ont voulu remonter tout droit et par la seule vigueur de leur esprit à la vérité absolue. Comme Descartes, ils ont fermé les yeux ; ils ont tâché d’oublier tout ce qu’ils avaient appris, tout ce qu’ils avaient vu ; ils ne se sont embarrassés ni des traditions, ni des lois, ni des mœurs ; ils n’ont pas cherché la nature humaine dans les hommes, mais dans l’image de l’homme, telle que leur esprit se la formait. Quoi ! l’homme, serait-ce cette cohue de gens de loi, de magistrats, de marchands, qui du matin au soir vendent et achètent, aunent du drap, criaillent au palais ou rendent des arrêts dans un style ridicule ? L’homme, serait-ce ces bourgeois qui, pour que leur mariage soit légitime, ont besoin d’un curé escorté d’un bedeau ; qui, pour élever leurs enfans, les envoient au collége griffonner des thèmes, et pour honorer Dieu s’en vont à vêpres chanter des psaumes dans un latin barbare ? Serait-ce encore ces grands seigneurs dont la vanité se rengorge des flatteries d’un monde de valets ? La belle étude que celle de tous ces gens-là pour un philosophe ! Imaginons l’homme, puis nous imaginerons pour lui une société, des lois, et, si cela ne ressemble guère à ce qu’on a vu jusqu’ici, tant mieux !
Cette méthode qui a surtout été celle de Rousseau, et, après lui, de tant d’autres, est admirable, je l’avoue, pour abattre les préjugés ; elle est nécessaire, je crois, à certaines époques pour débarrasser l’esprit d’une multitude de conventions arbitraires qui l’oppriment, et rafraîchir en lui le sentiment et le goût du vrai ; il est bon que la société soit soumise, de loin en loin, à ces orages qui l’épurent : sans cela, tout finirait par être une affaire de forme ; la religion dégénérerait en idolâtrie, les rapports les plus doux de la société en complimens, le pouvoir et l’obéissance en réglemens de police. Le temple resterait debout, le Dieu n’y serait plus. Mais il faut convenir aussi que cette méthode est terriblement hasardeuse, et qu’il est comme impossible qu’en recréant, pour ainsi dire, l’homme et la société, la philosophie ne prenne pas souvent ses caprices pour l’œuvre de Dieu et de la nature. Voyez Rousseau ! À force de vouloir se rapprocher de la nature, il s’est, en bien des occasions, tellement éloigné de la vérité, que l’enfant qu’il élève, la société à laquelle il donne des lois, et dont la forme est la seule qu’il reconnaisse pour légitime, l’homme tel qu’il prétend que Dieu l’a fait, de son propre aveu, n’ont jamais été et ne seront jamais dans le monde. Je crois, Dieu me pardonne, que Rousseau lui-même n’est devenu fou que par le désespoir de se voir toujours dans le miroir de son imagination avec des vertus, des perfections, qu’il ne retrouvait pas, hélas ! dans le Rousseau réel ! Descartes, avec son doute universel et ses recherches a priori, a fait une révolution en métaphysique. En morale et en politique, le doute universel est bien plus infailliblement révolutionnaire, et, à côté de sublimes vérités, on peut parier à coup sûr qu’il enfantera des monstres.
Pour nous, ce côté d’erreurs du XVIIIe siècle commence à être bien moins redoutable. L’expérience, dans son impitoyable crible, a secoué, pendant cinquante ans, toute cette philosophie mêlée de tant de bien et de mal ; quelques grandes vérités sont restées d’un côté et ne périront plus ; beaucoup de paradoxes sont tombés de l’autre et vieillissent dans l’oubli. Quand il s’agit de licence et d’immoralité, que la condamnation soit rigoureuse ! Pas de pitié pour la corruption. Tout ce que nous pouvons faire par respect pour le talent, c’est de passer en baissant les yeux. Quand il s’agit de ces erreurs qui sont le prix de la découverte des grandes vérités, c’est autre chose. Il faut se souvenir de la faiblesse humaine à laquelle n’échappe pas l’élite même de l’humanité. Il faut avoir plus de reconnaissance pour une vérité conquise que de rancune pour la peine qu’on a eue à tirer cette vérité des erreurs qui l’enveloppaient. On n’élève plus d’Émile, mais nos femmes allaitent leurs enfans ; on ne nous moule plus des constitutions, tous les matins, sur le type impossible du Contrat social, mais nous avons des droits qu’aucune puissance au monde ne nous ôtera. Le temps des Brutus et des Cincinnatus est passé, il faut l’espérer ; mais nous avons une tribune. Le XVIIIe siècle a d’ailleurs trop chèrement expié ses erreurs théoriques pour que nous ayons le droit de ne les lui pas pardonner. J’aime bien mieux l’éloquente sympathie de M. Villemain, qui ne l’empêche pas de repousser d’une main sévère le faux, le dangereux, le mauvais, qu’une colère aveugle dont la prévention semble n’être sensible qu’au plaisir de condamner et de maudire.
Et puis, je le confesse, le XVIIIe siècle a quelque chose qui me désarmerait, quand nous ne lui aurions pas tant d’autres obligations ; c’est son amour pour les lettres. Jamais siècle n’a été plus littéraire que celui-là ! Jamais ce bel instrument du style n’a été manié avec plus d’habileté ! Jamais on ne s’est laissé plus enchanter par l’éloquence ! Jamais le langage écrit, ce magnifique perfectionnement du langage parlé, n’a été aimé et cultivé pour lui-même avec tant de passion, je dirais presque de fanatisme ! Jamais la pensée n’a coulé de la plume sous plus de formes brillantes, ingénieuses, sans cesse renouvelées ! On respectait peu de choses dans le XVIIIe siècle, mais on respectait souverainement un livre. Ces penseurs hardis n’auraient pas laissé échapper une phrase sans lui avoir donné tout le poli, tout le fini, toute la grace ou toute la magnificence qu’elle comportait. Voltaire rit de tout ; mais, quand il est question d’une situation théâtrale, il ne rit pas. Il discute avec la gravité et la subtilité d’un docteur de Sorbonne. Il revient cent fois à la charge, il consulte tout le monde, il en perd le boire et le manger, il ne dort pas. Un vers dur le fait sauter sur son fauteuil ; une faute de goût le met en colère même contre une impiété, et la seule chose qu’il ne pardonne pas à un philosophe, c’est de mal écrire. Vous haussez les épaules de cette passion pour les mots ? Eh bien ! avec votre dédain pour ces futilités littéraires, ayez, je vous prie, la grace et la légèreté de Voltaire, écrivez avec plus de naturel et de liberté que lui, faites pétiller plus d’idées dans un style plus coulant et plus simple ! Le style, c’est la beauté de la pensée, comme les bois, les eaux, la lumière, sont la beauté du monde.
Les hommes les plus graves du XVIIIe siècle, ceux même dont les hardiesses politiques ont fini par enfanter des révolutions et par remuer le monde, ont sacrifié, avant tout, aux lettres ; oui, même Montesquieu. Qu’on le prenne pour un reproche, si l’on veut : je suis convaincu que l’auteur de l’Esprit des lois a voulu faire, avant tout, un beau livre. Je suis certain qu’il a eu sans cesse devant les yeux, en écrivant, ce type du beau, cet idéal de la forme que Cicéron consultait avant de prononcer contre Catilina ou Antoine ses foudroyantes harangues, et Tacite avant d’imprimer sur Tibère ou Néron ces flétrissures que l’éternité même des siècles n’effacera pas. N’est-ce pas pour cela que Montesquieu avait placé à la tête d’un des livres de l’ouvrage le plus grave du XVIIIe siècle une invocation aux muses ? Voyez avec quel art calculé tantôt il aiguise sa phrase en épigramme, tantôt il la jette avec une sorte de négligence et de fougue ! Comme il achève un tableau, ou comme il n’en dessine que quelques traits avec l’insouciance du génie que l’abondance de ses conceptions presse de passer à autre chose ! Buffon, le grand naturaliste, est encore plus amoureux de l’éloquence et de la beauté du style que le grand publiciste. Il en est trop amoureux, j’en conviens ; il se farde ; il est brodé et doré sur toutes les coutures ; il sacrifierait, je crois, une vérité, s’il ne pouvait l’exprimer en termes qui satisfissent son goût de magnificence. Mais, après tout, il est lu de l’univers entier ; cela n’arrive guère aux naturalistes. La finesse des tours de Fontenelle est l’œuvre de l’art le plus délicat. Il met dans chacun de ses mots tout l’esprit qu’il peut contenir, et cet homme, qui n’était étranger à aucune science, physique, astronomie, géométrie, est le plus merveilleux constructeur de phrases ingénieuses que je connaisse.
Et les sauvageries de Rousseau, qu’y a-t-il de plus littéraire au monde ? Rousseau a rompu avec les salons de Paris ; il a vendu sa montre ; il a pris une perruque ronde et un habit gris ; le voilà ermite et reclus. Mais à quoi songe-t-il sous ces beaux arbres, dans ces vertes clairières de la forêt de Montmorency ? Il songe à transporter dans son style la fraîcheur des ombres, la limpidité des eaux, la vague immensité des champs ; il a renoncé à tout, moins, je lui en demande bien pardon, pour être plus philosophe que pour être plus éloquent. La sagesse n’a que le second rang dans son cœur ; la beauté, sous la forme que lui donne le vêtement du langage, a le premier. Oh ! que la brusquerie de son humeur et la bizarrerie de sa vie vont fournir à sa verve oratoire de traits piquans, de déclamations brillantes ! Comme il rentrera dans ces salons qu’il a quittés, dans ces académies qu’il dédaigne et qui le haïssent, dans toute cette société littéraire, armé de paradoxes et d’éloquence ! Comme il aura le droit d’être grondeur, frondeur, moraliste et misantrope, et de faire d’admirables livres contre les livres, de la philosophie contre les philosophes, des romans mondains contre le monde ! Il ne s’épargnera pas lui-même, et il ne sera jamais plus éloquent qu’en dévoilant les fautes de sa propre vie. À Dieu ne plaise pourtant que je veuille dire que Rousseau n’a cherché dans sa philosophie que des effets oratoires ! Je veux dire que, comme tous les hommes de son temps, il a eu pour première passion la passion des lettres ; il leur a tout confié, ses peines, ses erreurs, ses amours ; il n’a pas eu un sentiment qu’il n’ait écrit, une espérance ou une angoisse, une idée sublime ou folle, qu’il n’ait fixée par la beauté de son style dans des pages qui ne mourront pas.
Avec tout cela, je le sais bien, le XVIIIe siècle n’a que la seconde place en littérature, peut-être même parce qu’il a été trop littéraire. Sous Louis XIV, une tragédie de Racine ou une oraison funèbre de Bossuet n’étaient pas une si grande affaire, et Voltaire a plus passé que Racine, Rousseau que Bossuet. Les hommes de lettres n’avaient pas le premier rang dans le monde ; c’est pour cela sans doute qu’ils l’ont conservé dans la littérature. Le naturel et la simplicité de leur vie est demeuré dans leurs ouvrages ; leur talent a la candeur de leur cœur. Boileau ne croyait pas du tout que l’art de faire des vers l’égalât à Louis XIV ou même aux ministres et aux grands seigneurs de la cour ; Auteuil n’était que la petite maison d’un poète ; on n’y médisait que des mauvais auteurs ; on y respectait Dieu et les puissances, et une question de théologie y paraissait bien plus sérieuse qu’une question de littérature. La Fontaine n’écrivait pas ses fables pour changer la société, quoique les bêtes qu’il fait parler donnent de si bonnes leçons aux hommes. Bossuet voulait être éloquent pour toucher et pour convertir, et se souciait bien moins de sa réputation que de son salut. La Bruyère, le censeur des ridicules et des vices, ne déclame jamais ; il ne s’érige pas en tribun ; il juge et il blâme comme un honnête homme qui veut corriger, s’il est possible, et non se faire une matière de triomphe personnel de l’amertume et de l’exagération de ses censures. Tous ces hommes-là, après Dieu et le roi, ne respectaient rien tant que les anciens ; ils les étudiaient au lieu de s’en moquer, et toute leur ambition était, non pas de les surpasser, quelle vanité ! non pas même de les égaler, mais d’en approcher du moins loin possible. La récompense de leur modestie est de n’être jamais tombés dans le faux et dans le déclamatoire ; voilà pourquoi ils sont et resteront les premiers.
Mais en littérature la seconde place est encore bien belle. Le dirai-je ? si les hommes du premier siècle ont plus de naturel, d’abandon, de grace, les hommes du second ont plus de force. Chez eux, la puissance de la réflexion est plus marquée ; ils doivent plus à eux-mêmes et moins au bonheur de leur naissance ; ils ont besoin d’appeler à leur aide tous les savans calculs de l’art ; on voit qu’ils ont la conscience bien claire de ce qu’ils veulent faire et de ce qu’ils font. Ils ont pesé davantage sur la route par laquelle ils sont parvenus ; on retrouve avec plaisir la trace de leurs pas, on devine le secret de leur talent, on surprend les artifices de leur génie ; on entre pour ainsi dire en partage de leur travail et de leur succès, et il y a un vif plaisir d’amour-propre à pénétrer si avant dans le mécanisme de leur éloquence. Cela même prouve leur infériorité sans doute, puisqu’ils ne désespèrent pas la vanité de celui qui les étudie ; mais cela est aussi un charme et une jouissance. Dans le second siècle, on aime les lettres pour les lettres ; on est amoureux de la parole pour elle-même, on l’assouplit à toutes les formes ; elle brille en traits délicats et fins, elle jaillit en passions tumultueuses, elle affecte un air grave et philosophique par sa concision, elle sait même imiter la grace par une sorte de négligence et de laisser-aller. C’est la poésie qui perd le plus dans le second siècle, parce que la poésie a besoin, avant tout, d’inspiration naïve et de vérité simple. La prose, à force d’art et de science, soutient mieux la comparaison ; quelquefois même elle a, dans le second siècle, une vigueur et une plénitude qui valent presque la simplicité et la sévérité des écrivains de la première époque. Tacite a de la recherche et du mauvais goût ; mais quelle énergie dans l’expression ! quelle majesté dans l’ensemble ! avec quelle science il dispose tous les traits d’un tableau ! Montesquieu est moins naturel que Bossuet ; mais quel habile usage de la langue ! quel relief il donne à sa pensée ! que de sens il enferme dans ses mots ! Pline le jeune est souvent faible, si on le compare aux écrivains du siècle d’Auguste ; mais quel amour naïf de son art ! quelle religion de la forme ! comme il se prépare quand il doit parler ! comme il corrige ce qu’il a écrit ! comme il parvient quelquefois à imiter heureusement, par l’étude des secrets du style, une éloquence dont la source vive est tarie !
Plût à Dieu que nous eussions conservé quelque chose, nous autres, de cet amour de l’art et de ce culte de la forme ! c’est ce qui nous manque, et c’est pour cela que si peu de nos œuvres échapperont à une infaillible et prompte mort. Voyez nos orateurs, ils brillent à la tribune ; mais, trois jours après, que reste-t-il de leurs discours ? c’est qu’ils n’ont pas étudié l’art ; c’est qu’ils ne font rien pour lui ; c’est qu’ils n’ont pas sans cesse devant les yeux, comme les anciens, le type de l’orateur. Que leur importe l’art ? Leurs amis leur serrent la main ; on les complimente, ils calculent tout bas de combien de degrés le succès d’un jour les rapproche du ministère : quelques beaux traits, quelques mots heureux, épars dans une profusion de paroles négligées, voilà ce qu’on appelle aujourd’hui un beau discours. Les orateurs anciens avaient l’art pour but principal, et comme hommes d’état pourtant, comme citoyens, ils ne le cédaient pas, je pense, aux nôtres ; aussi vivent-ils encore après vingt siècles passés sur eux, et la plupart des nôtres verront leur réputation s’éteindre avant eux. L’art n’est pas plus respecté dans nos livres ; nos livres eux-mêmes ne sont que des improvisations, et il n’y a que M. Villemain qui ait le talent de faire, avec ses improvisations, de bons et de durables livres. Nous sommes si riches de fonds, que nous avons, en vérité, bien le droit de mépriser la forme, et de ne pas nous embarrasser de la propriété des mots, de la construction des phrases, du choix des termes, comme ces fabricans de paroles du XVIIIe siècle, Montesquieu, Rousseau, Buffon !
M. Villemain est un des derniers et des plus fidèles dépositaires du bon goût. Ce qu’il prescrit il le fait, et si quelque chose pouvait nous rappeler au respect des lois du beau, à l’amour et à l’étude des modèles, ce serait cette critique qui semble se monter au ton des grands écrivains qu’elle juge, et prendre les formes de leur talent pour en mieux faire sentir le charme. En appréciant Fontenelle, M. Villemain est fin et délicat comme lui. Son expression est grave, brillante, légère, éloquente, selon le génie des divers membres de cette glorieuse tribu d’écrivains qu’il passe en revue. L’histoire, la biographie, les détails de mœurs vivifient sa critique ; une inflexible morale, un dévouement vrai et de cœur à tout ce qui honore, console et relève l’humanité, la liberté, la religion, la vérité, semblent rendre encore son goût plus pur et plus sévère ; cet enchaînement de tableaux historiques, d’anecdotes racontées avec l’esprit le plus brillant, de réflexions morales et d’analyses judicieuses et profondes, qui se mêlent sans confusion, conduit le lecteur jusqu’au bout du livre sans qu’il ait un moment l’envie de s’arrêter. On n’a pas fait, depuis bien des années, un ouvrage plus piquant et plus instructif, plus propre à être goûté par tout le monde, jeunes et vieux ; le succès a été complet ; il devait l’être. Et pourtant ce sont bien là les leçons que M. Villemain improvisait à la Sorbonne au milieu de nos applaudissemens, et souvent au bruit de la foule qui se pressait aux portes ! Je les reconnais ; je retrouve mes vieilles impressions. Voilà ces mots heureux, ces expressions énergiques et vives, qui sortaient comme d’elles-mêmes de la bouche du professeur ! Je me souviens avec quelle grâce M. Villemain nous contait ces anecdotes, avec quelle finesse malicieuse il aiguisait en épigramme la fin de ce compliment ! Que le maître reçoive donc encore une fois les applaudissemens de ses disciples. Leur reconnaissance et leur affection le suivront partout ; cet ouvrage, nous l’avons presque fait ensemble : pendant que M. Villemain nous échauffait le cœur par sa parole éloquente, nous l’inspirions par le désir qu’il avait de nous faire goûter le beau et aimer le bien.