Cours d’agriculture (Rozier)/TOILES


TOILES, (Économie rurale et domestique.) Nouveau procédé pour doubler la durée des toiles à voile, des cordages pour la marine, des filets pour la pêche, etc. On sait que les substances végétales, exposées à l’action alternative ou réunie de l’air et de l’eau, finissent bientôt par éprouver des altérations sensibles, et qu’elles ne tardent pas ensuite à se détruire : c’est pour prévenir en partie ces inconvéniens, qu’on goudronne les cordages pour la marine, et qu’on enduit de vernis les toiles dont on n’a pas besoin de conserver la souplesse : mais il n’en est pas de même de celles qui doivent avoir la flexibilité et la légèreté nécessaires aux usages auxquels on les destine ; par exemple, les toiles à voiles pour la marine, celles à l’usage des tentes pour les armées, celles qui sont fixées aux ailes des moulins à vent, enfin les filets pour la pêche, ne peuvent recevoir aucune préparation, d’après les procédés ordinaires, sans plus ou moins changer leurs propriétés physiques. Cependant l’avantage qu’il y auroit à augmenter la durée des substances végétales tissées, eu égard à la grande consommation qui s’en fait depuis quelques années, auroit bien dû fixer l’attention du gouvernement, et l’engager à mettre sous les yeux des chimistes la nécessité de trouver un moyen d’augmenter la durée des toiles servant à la marine et aux armées, mais avec la condition de ne rien changer à leurs propriétés physiques : sa demande certainement auroit provoqué la découverte de ce procédé, et son application auroit déjà procuré au trésor public une économie de plusieurs millions : cependant, comme il est toujours utile de revenir sur tout ce qui peut intéresser le gouvernement et la société, j’ai cru entrer dans ses vues, en me livrant à la recherche d’un procédé qui pût remplir les conditions proposées.

Je ne citerai ici aucune des expériences infructueuses que j’ai faites, je me bornerai seulement à décrire le procédé qui m’a réussi, et d’après lequel je suis parvenu à doubler et au delà la durée des toiles que j’avois soumises à mes expériences, et qui étoient comparées avec celles qui n’avoient subi aucune préparation.

Procédé. On prendra cent kilogrammes de colle fraîche de tanneur[1], qu’on fera dissoudre dans le double de son poids d’eau ; lorsque la dissolution sera achevée, (ce qui n’a lieu ordinairement qu’après une longue ébullition) on l’écumera en observant que la quantité d’eau évaporée pendant l’opération soit remplacée par une égale quantité, afin que la dissolution représente toujours un poids de trois cents kilogrammes. On entretiendra cette dissolution à soixante degrés de chaleur, et pendant une heure on y fera macérer les toiles, cordes ou filets qu’on voudroit soumettre à l’opération. Au bout de ce temps, on les fera sécher à l’ombre sans les avoir exprimées ; on observera de ne pas les laisser sécher à fond, afin d’éviter qu’elles ne prennent trop de roideur, ce qui les empêcheroit de se plier facilement. Immédiatement après cette opération, on les mettra dans un très-grand cuvier. Si on a employé suffisamment de toile pour avoir absorbé deux cents kilogrammes de la dissolution de colle, on prendra cinq hectolitres d’eau de tan chargée de tannin à deux degrés, qu’on versera sur la toile contenue dans le cuvier : on laissera le tout en repos pendant quarante-huit heures, au bout de ce temps on fera sécher la toile à fond et à l’ombre ; ensuite on la lavera à l’eau courante pour la faire sécher pour la dernière fois ; dans cet état elle est aussi souple qu’elle peut l’être : sa couleur est d’un beau fauve, ce qui ne nuit nullement aux usages auxquels on la destine : en vieillissant, l’intensité de la couleur augmente de plus en plus, et jusqu’à ce qu’elle soit arrivée au brun très-foncé.

De la toile ainsi préparée peut être plusieurs mois dans une cave humide, sans éprouver d’altération sensible, tandis que le tissu de celle qui auroit été exposée au même lieu et qui n’auroit subi aucune préparation seroit en partie détruit.

On expliquera facilement cette nouvelle propriété des toiles ou cordes de la toile ainsi préparées, si on compare la gélatine avec une peau tannée. En effet, ne sait-on pas que rien n’est plus destructible que la peau des animaux, et que cependant l’art est parvenu à la rendre imputrescible, et à lui communiquer, en la végétalisant, un degré d’indestructibilité tel, qu’une peau bien préparée peut être conservée plusieurs siècles sans éprouver de la part de l’air et de l’eau une destruction complète ?

Je ne dois pas omettre de faire remarquer ici que l’intromission de la combinaison végéto-animale dans le tissu de la toile ou de la corde est une addition à sa contexture, et que cela doit, indépendamment de son indestructibilité, la faire résister plus long-temps aux frottemens qu’elle peut éprouver dans les usages auxquels on la destine.

D’après la réunion de ces deux avantages, il n’y a pas de doute que l’application de ce nouveau moyen ne devienne très-avantageux dans tous les cas où on aura des toiles, des cordes, etc., à exposer à l’action réunie de l’air et de l’eau. (Curaudau.)

  1. Si elle étoit sèche, trente kilogrammes suffiroient ; plus, l’eau nécessaire pour avoir une dissolution de trois cents kilogrammes. Si on vouloit se servir de la colle ordinaire, vingt-cinq kilogrammes suffiroient, parce que dans cet état elle est pure ; mais alors l’opération reviendroit plus cher.