Cours d’agriculture (Rozier)/SPHACÈLE

Hôtel Serpente (Tome neuvièmep. 277-283).


SPHACÈLE. Médecine rurale. La sphacèle est le dernier degré de la gangrène ; mais comme il est très-difficile de pouvoir bien traiter le sphacèle, sans connoître plutôt le principe d’où il dérive, nous parlerons de la gangrène, & nous la définirons un commencements de mortification & de corruption dans les parties molles du corps, accompagnée d’insensibilité, ayant une couleur livide & une odeur cadavéreuse, & qui arrive lorsque le jeu de la circulation commence à diminuer dans une partie.

Le sphacèle au contraire consiste dans l’extinction totale des forces vitales, & dans la mortification entière d’une partie du corps, causée par interruption de la circulation du sang & des autres humeurs, & par la corruption de la partie.

On divise ordinairement la gangrène en sèche, en humide & en gangrène blanche : on distingue dans cette maladie trois degrés. Le premier est connu sous le nom de gangrène imminente ; le second sous celui de gangrène confirmée ; & le troisième est appelé sphacèle.

Beaucoup d’auteurs donnent une autre distinction de ces maladies. Ils disent qu’une partie est gangrenée lorsque le jeu de la circulation est diminué dans la partie, mais seulement dans la superficie ; au lieu que dans le sphacèle, il l’est jusqu’à l’os.

La gangrène est presque toujours le produit de l’inflammation : elle se manifeste quelquefois chez les vieillards à leurs extrémités, sans qu’il ait précédé le moindre vestige inflammatoire, par une petite vessie pleine d’eau, qui répand & laisse voir au fond, dès qu’elle est ouverte, une liqueur jaunâtre de très-mauvaise odeur : quelquefois la partie devient molasse, & tourne aussi vers la gangrène. D’autre fois elle est due à une compression violente, ou à la rupture des nerfs ou des vaisseaux sanguins.

La gangrène peut aussi dépendre d’un grand froid qui, en resserrant les fibres, condense les humeurs, ou d’une trop grande chaleur qui augmente l’inflammation. Il n’est pas rare de la voir survenir à la suite d’un froid excessif, sur-tout lorsque imprudemment on approche du feu le membre gelé, tout comme dans les fortes chaleurs de l’été dans les tumeurs inflammatoires.

La différence qu’il y a entre la gangrène & le sphacèle, est, comme l’a très-bien observé M. de l’Amure, que dans la première, il reste encore quelques vaisseaux libres & entiers par lesquels la circulation s’exécute, quoique difficilement, au lieu que dans le sphacèle, il n’y a aucun vaisseau entier & libre ; plus de circulation & de principe de vie ; plus de commerce avec le reste du corps ; la partie est absolument morte,

Quand cette maladie vient par une cause inflammatoire, après avoir combattu l’inflammation par les remèdes convenables, les symptômes, bien loin de diminuer, acquièrent un plus grand degré d’intensité, La partie devient beaucoup plus rouge, les douleurs plus vives & plus aiguës. À cet état succèdent une forte fièvre, des inquiétudes, une insomnie, le délire ; les malades chassent aux mouches, ils s’agitent sans cesse. On observe des phlyctènes ou vessies qui s’élèvent sur la peau, & autres symptômes qui sont toujours une sûre annonce d’une corruption dans les humeurs, ou d’un grand obstacle à leur circulation. Ce sont là les symptômes de la gangrène imminente. Les signes suivans caractérisent toujours le second état de cette maladie, c’est-à-dire, la gangrène confirmée. Les symptômes dont on vient de donner l’énumération, diminuent ; la partie devient molasse ; on distingue fort bien par le toucher, l’insensibilité, l’extinction de la chaleur naturelle dans la partie offensée ; sa lividité, sa noirceur & sur-tout la puanteur cadavéreuse qu’elle laisse exhaler, ne laisse aucun doute sur son existence.

Dans le troisième degré, je veux dire dans le sphacèle, l’épiderme se détache aisément, & le membre sphacélé répand une odeur fétide.

La gangrène produit le sphacèle, & le sphacèle la mort, a moins qu’on n’y apporte promptement les anti-septiques convenables.

On ne peut dissimuler que la gangrène & le sphacèle des parties internes, sont presque toujours le présage d’une mort assurée. On peut porter le même pronostic de la gangrène & du sphacèle des parties tendineuses externes qu’on ne peut pas extirper, parce que les progrès ordinairement sont très-rapides.

Astruc regarde ces maux comme toujours mortels dans les vieillards, dans les hydropiques & dans les phtisiques, &c. Il ajoute que la syncope, le hoquet, les frissons sont des signes mortels dans la gangrène & le sphacèle ; & que la gangrène qui vient de cause interne est plus dangereuse & plus difficile à guérir que celle qui vient de cause externe.

On ne peut guère se promettre de guérir la gangrène accidentelle, que dans un corps jeune, sain & bien constitué ; encore faut-il qu’elle se fixe sur une partie qui puisse en favoriser l’extirpation dans le cas de nécessité, ou tout au moins supporter des scarifications & des brûlures, sans craindre le moindre inconvénient.

Le traitement de la gangrène consiste, 1°. à gouverner le mode inflammatoire de telle sorte qu’il ait un degré médiocre & constant de l’activité qui lui est nécessaire : 2°. à résoudre les obstacles qui s’opposent à la formation du pus.

Le mode inflammatoire peut être excessif & déterminé tel par la douleur ; il faut sans doute le modérer par l’application des cataplasmes émolliens & anodins, tels que la jusquiame, le solanum & autres stupéfians. Mais ce n’est que lorsque la douleur est dominante, qu’on peut avoir recours à ces remèdes, comme la très-bien observé Scules. Platner veut qu’on ait recours à un mélange d’huile, & de l’esprit ardent, lorsqu’il y a tuméfaction dans la partie affectée.

On doit rapporter à la gangrène, où domine le mode inflammatoire, celle qui reconnoît pour cause l’étranglement & la construction spasmodique dans une partie nerveuse. C’est ce spasme excessif qui produit le dégagement de l’air fixe dans les solides & les fluides, & qui donne raison de la bouffissure qui se forme aux bords.

On avoit autrefois attribué cette constriction spasmodique & cette bouffissure à un vice vénéneux répandu dans les humeurs, & dans cette vue on donnoit des remèdes actifs, fortifiants & spiritueux qui, bien loin de diminuer le spasme, ne faisoient que l’augmenter. Les observations faites à ce sujet, ont démontré l’absurdité de ce système, & la nécessité de la saignée, l’emploi des relâchans, d’une diète sévère, & du débridement de la plaie s’il peut avoir lieu.

Il doit en être de même de ces gangrènes qui forment des croûtes épaisses, noires, où l’on ne doit avoir en vue que de relâcher l’activité du mode inflammatoire, par le moyen de simples fomentations d’eau tiède.

La gangrène excitée par la brûlure, exige les mêmes indications, c’est-à-dire, le calme de la douleur & du mode inflammatoire. On parvient néanmoins à détruire le spasme & la tension qui en sont presque toujours inséparables, par les onguens, par le cérat combiné avec le camphre ; par l’extrait de saturne.

M. Quesnay exclut toute espèce de corps gras, qu’il regarde avec juste raison comme plus pernicieux que salutaires. Il veut qu’on cautérise plutôt les chairs à demi ruinées par l’action du feu, ou en se servant d’un acide très-concentré, tel que l’eau de Rabel, ou l’esprit de nitre dulcifié, avant de mettre en usage les émolliens. Cette pratique est digne d’éloge, & mérite d’être suivie. On pourroit encore suivre cette méthode, lorsque la nécessité veut qu’on cautérise légèrement quelque tendon, ou quelque aponévrose.

Il ne suffit pas toujours dans les cas de gangrène, de modérer l’activité du mode inflammatoire ; il faut au contraire le ranimer, lui imprimer une certaine force, sur-tout lorsqu’il est trop languissant pour produire & exciter une suppuration assez forte & propre à détacher la partie morte de la vivante. C’est dans cette espèce que Quesnay comprend les gangrènes qui dépendent d’une lésion maligne, & qu’il appelle avec raison gangrenés mortes.

On doit encore y rapporter celle qui est avec stupéfaction & commotion violente, produite par des plaies d’armes à feu. Elles exigent un traitement bien différent. Outre les dilatations qu’il faut faire, & qu’il ne faut pas trop étendre de peur de donner naissance à une plus grande propagation de gangrène, il faut éviter les émolliens & les remèdes froids & humides ; on doit au contraire relever le ton languissant, exciter le mode inflammatoire déja affoibli, en employant les sinapismes, l’eau-de-vie camphrée, les acides minéraux comme escarrotiques & autres digestifs anti-putrides, à la circonférence de la plaie, & en donnant intérieurement du quina, du bon vin rouge, & autres cordiaux.

M. Barthez ne veut pas qu’on coupe jusqu’au vif. Il pense qu’il vaut mieux attendre qu’il paroisse un cercle rouge, & couper deux doigts au-dessus de ce même cercle.

Le quina doit être administré comme le meilleur anti-septique, sur-tout si l’on croit à l’existence des miasmes gangreneux & putrides sur la partie affectée. Mais ce n’est pas dans cette seule vue qu’il doit être employé. S’il y a attonie, défaut d’activité, inertie dans le mode inflammatoire, on le donnera alors comme tonique, à des doses bien différentes, tout comme si on avoit à combattre des fièvres malignes. M. Petit pense qu’on guériroit plus de gangrènes qu’on ne fait, si on les traitoit comme des fièvres malignes par de fortes doses de quina & les vésicatoires.

Dans la gangrène des membres gelés par l’excès du froid, on doit éviter d’y exciter la suppuration. Il faut rappeler peu à peu la chaleur ; il est aisé de juger du mal qu’on feroit en l’y rappelant tout de suite, par l’analogie des plantes couvertes de gelée, qui meurent si on les expose au soleil, avant que la gelée soit fondue ; l’évaporation que produit la chaleur porte le froid à son dernier degré, & le ravage de la gelée à un point incurable.

Le plus sûr parti qu’il y a à prendre dans pareil cas, est de plonger successivement le membre gelé, une liqueur très-froide dans une autre qui le soit moins, & qui soit propre à lui redonner sa chaleur naturelle. Dans la Sibérie on se contente de les frotter avec des flanelles, lorsqu’il n’y a pas long-temps qu’il est gelé ; mais lorsqu’il l’est depuis un assez long espace de temps, on le plonge dans la neige, puis dans l’eau froide, & enfin on parvient à rappeler le mouvement tonique par des frictions douces.

2°. Ce n’est pas tout que d’avoir gouverné le mode inflammatoire, il faut encore résoudre les principaux obstacles qui s’opposent à la formation d’une suppuration avantageuse. Le premier est la corruption putréfactive gangreneuse dans les chairs & dans les fluides. On a prétendu que cette corruption n’est à proprement parler, qu’une fermentation putride alkaline. L’odeur d’une partie gangrenée, qui est bien différente de celle de la putréfaction, prouve le contraire : en outre, s’il y avoit une vraie putréfaction chimique, ne seroit-elle pas augmentée par les remèdes septiques & alkalins ? Cela est si vrai que la lavure de bière qui est une des substances alcalines la plus forte, appliquée à des membres qu’on alloit amputer, y a souvent rappelé la vie, au témoignage de M. Quesnay. Ce n’est pas cependant qu’il ne puisse s’exciter dans des cas extrêmes de sphacèle, une vraie putréfaction, & même qu’il ne s’y engendre des vers. Il faut convenir que ces cas sont très-rares, & qu’il faut que le sphacèle existe depuis long-temps & soit bien dégénéré. Les anti-septiques, dans cette-circonstance, sont les vrais spécifiques.

Ludowi : pense qu’on pourroit empêcher la dégénération gangreneuse, en embaumant la partie.

Boerhave a eu plus de confiance que lui dans certains remèdes appropriés au sphacèle externe ; il a cru qu’ils réussiroient constamment dans les viscères sphacélés, & qui quelquefois ne sont susceptibles que d’embaumement : le quina est le plus sûr anti-septique dans les gangrènes où domine un vice putréfactif, tant extérieurement qu’intérieurement.

On arrête les progrès de la putréfaction dans les chairs voisines de la gangrène par divers remèdes, 1°. par des balsamiques ; 2°. par des spiritueux anti-septiques, tels que la teinture de mirhe & d’aloès ; il ne faut pas cependant porter trop loin l’usage de ces remèdes, parce qu’ils pourroient occasionner la roideur des fibres ; 3°. par des anti-septiques salins, pris dans la classe des neutres qui méritent toujours la préférence sur les volatils alkalins qui peuvent être trop forts. D’après cela, Pringle recommande beaucoup l’esprit de sel ammoniac dans les maux de gorge gangreneux, pour exciter le mode inflammatoire languissant, & dans les gangrènes froides des vieillards, des pituiteux, qui sont très-fréquentes en hiver, tandis qu’il seroit trop actif, & même vénéneux dans les sujets trop irritables, & dans les gangrènes chaudes d’été, accompagnées d’une dissolution des humeurs. Les anciens employoient le feu dans les gangrènes putrefactives. Baglivi a vu l’inconvénient que pouvoit avoir cette méthode. Les caustiques trop forts, les escarotiques sont aussi très-dangereux. L’escarre qu’ils forment, étant très-épaisse, empêche la volatilité du miasme putride & l’efflorescence du dépôt gangreneux : cette escare en se détachant trop tôt, augmente la dégénération gangreneuse, par l’exposition trop subite des parties au contact immédiat de l’air libre. Les escarotiques doux peuvent mettre des bornes à la propagation de cette altération putréfaction, & agissent d’une manière plus sûre & plus efficace que le feu qui, en général, n’est pas trop avantageux.

Les incisions, les scarifications sont très-utiles dans les gangrènes humides qui abondent en humeurs, & qu’il faut nécessairement dégorger. Elles facilitent & favorisent l’action des digestifs animés qui établissent une bonne suppuration. Le sel ammoniac est très-propre à bien dégorger une partie, à la faire beaucoup saigner ; c’est en cela qu’il a un avantage réel sur les sels acides.

Pour faciliter une suppuration assez forte dans les plaies d’armes à feu, on fera des scarifications, on dilatera la plaie jusqu’à un certain point, par la raison que la stupeur qui est inséparable de ces sortes de plaies, est peu susceptible d’excitation, & qu’il y auroit à craindre d’augmenter la largeur qui n’est déjà que trop considérable.

Dans les gangrènes humides, on doit changer quelquefois les topiques, suivant l’apparence que la gangrène affecte, & la nature du tempérament. Le mode inflammatoire est tantôt trop fort, & tantôt trop languissant, & comme le vice de ce mode inflammatoire en excès, ou en défaut, est très-difficile à estimer, il faut nécessairement savoir bien apprécier l’effet du premier remède, & insister si la maladie ne présente point de contre-indication, y ajouter quelque chose, s’il est besoin, ou même les changer entièrement, s’ils sont visiblement contraires, mais toujours peu-à-peu revenir sur ses pas & avec lenteur, afin de ramener cet état à une médiocrité confiante & salutaire, il seroit très-dangereux de passer trop vite du froid au chaud.

Dans la gangrène sèche, de cause interne, il faut attendre que la maladie qui y a donné lieu, & qui se termine par un abcès, ait cessé, & soit bien guérie, & que la gangrène soit fixée, alors on l’emportera, pourvu que le cercle livide & autres indices annoncent la séparation du mort d’avec le vivant ; sans cette considération on s’expose à voir la gangrène se régénérer sur une autre partie. Degner veut qu’on ampute dans le mort & non dans le vif, afin de ne pas reméler le suc sévreux avec le sang figé, et régénérer un principe de corruption putride. Il ne faut pas aussi détacher trop tôt l’escarre, qui s’oppose au contact de l’air, qui étendroit la gangrène, & qui arrête d’ailleurs le progrès de la suppuration qui entraîneroit la perte totale de la partie, l’énerveroit & l’exposeroit de nouveau a la gangrène ; il vaut mieux attendre que la nature qui excite cette crise, ait atteint son temps, & repris ses forces, & donner des cordiaux, des toniques analeptiques pour relever les forces du malade, & remonter la nature énervée qui a besoin de toute sa vigueur dans le grand ouvrage qu’elle fait, puisqu’elle ne peut conserver le reste du corps, que par la perte d’une partie considérable. De plus, les douleurs sont quelquefois excessives & insoutenables ; elles pourroient, par une suite d’irritations, être le principe d’une nouvelle fluxion, qui doit alors déterminer l’usage des narcotiques qui doivent être subordonnés aux cordiaux. Hoffman conseille les spiritueux & les huiles essentielles. L’observation a démontré que le quina ne réussissoit point aussi bien dans les gangrènes sèches, que dans les humides ; Degner veut le donner à la dose d’une once ou de deux dans les 24 heures ; Quesnai pense le contraire ; sans doute que le défaut de conformité de leurs assertions tient aux divers temps de l’application qu’on en a faite, ou à des circonstances particulières. Peut-être le quina seroit-il utile, lorsque le cercle est formé, & lorsque la nature semble avoir décidé l’arrêt de la gangrène, tandis qu’il pourroit être dangereux en le donnant de trop bonne heure, dans le commencement, & qu’il empêcheroit la révolution lente que la nature doit exciter pour la solution de cette maladie.

Dans le sphacèle, il n’y a d’autre parti à prendre que d’amputer le plutôt possible tout ce qui est sphacelé, ou de l’extirper, surtout si la partie affectée ne peut pas être amputée, & si la gangrène n’a pas été jusqu’à l’os.

Dans le sphacèle superficiel, on se contente de le scarifier jusqu’au vif, & d’y appliquer ensuite une dissolution de mercure dans l’esprit de nitre, à moins qu’il ne paroisse une ligne de séparation entre le mort & le vif, qui est toujours un signe d’un très-bon augure, sur-tout s’il en suinte un peu d’humidité : alors on se contente d’étuver & de fomenter la partie avec l’esprit de vin seul, camphré ou aiguisé avec le sel ammoniac ; l’escarre une fois tombée, il ne reste plus qu’à traiter l’ulcère comme une plaie simple.

Astruc veut qu’on prenne garde que dans le sphacèle le mal s’étend principalement de trois façons ; dans la membrane adipeuse sous la peau ; dans l’intervalle des muscles, ou le long des gros vaisseaux ou des tendons. C’est à quoi il faut apporter beaucoup d’attention, & ne pas se contenter d’en juger sur l’extérieur de la peau, qui paroit quelquefois saine, quoique le mal ait fait beaucoup de progrès par dessous. M. AMI.