Cours d’agriculture (Rozier)/SCORBUT

Hôtel Serpente (Tome neuvièmep. 143-148).


SCORBUT. (Médecine rurale.) Jusqu’ici on a beaucoup écrit sur le scorbut. Ronsseus & Echtius, médecins de l’antiquité, en avoient fait une maladie du foie : leur sentiment fut adopté par les médecins qui vinrent après eux ; mais il étoit réserve à Sennert, a Forestus, à Horstius, à Reusnerus, & à Villisius, de combattre cette erreur. Les différentes recherches & découvertes qu’ils firent sur des cadavres infectés de scorbut, les empêchèrent d’accréditer cette opinion, parce qu’ils trouvèrent ce viscère (la rate) dans l’état le plus naturel, & exempt de la plus légère trace scorbutique.

On ne sauroit dissirmuler qu’on a souvent trouvé cet organe gâté & corrompu ; mais on ne doit pas pour cela en conclure que la rate soit plus particulièrement affectée dans cette maladie, puisqu’on a observé les poumons, le péricarde, le cœur, le mésentère, l’épiploon, & les autres viscères abdominaux plus ou moins atteints de la même corruption.

Enfin, comme le scorbut ne peut pas être défini, à cause de la variété de ses symptômes, il doit être regardé comme une maladie très compliquée, difficile à connoître, & encore plus pénible à guérir.

On en distingue deux espèces, le scorbut de mer, & celui de terre, ou bien le scorbut chaud, & le scorbut froid. Dans chacune de ces espèces on distingue trois degrés progressifs ; le commencement ou le prélude, l’augmentation & sa confirmation.

Le scorbut s’annonce toujours par une nonchalance & une paresse extraordinaires, par une aversion pour tout exercice, par le plus grand désir de rester toujours assis ou couché, & par la plus obscure retraite. Ceux qui en sont atteints deviennent pâles & bouffis du visage ; à la couleur naturelle de la peau succède la couleur verdâtre des lèvres ; le corps devient à son tour pâle, obscur, & même livide ; la tristesse, la crainte & la consternation s’emparent de leur ame, leurs membres sont engourdis, leurs jambes fléchissent, ils conçoivent le plus grand dégoût pour la marche, le moindre mouvement augmente leur fatigue.

Le pouls dans cet état, s’éloigne peu du naturel, & si on y observe quelque différence, elle ne consiste que dans la lenteur & la dureté de l’artère. À tous ces différens symptômes se joignent la difficulté de respirer, le gonflement des hanches, le battement de l’artère épigastrique, la démangeaison de tout le corps, le saignement des gencives qui laissent couler un sang dissout, qui prend bientôt après une couleur rouge, & une consistance mollasse & noirâtre ; il n’est pas même possible d’approcher de trop près les malades, sans être infecté par la puanteur de leur haleine. Il manifeste sur la peau des taches rouges, ensuite bleues, qui finissent par devenir plus nombreuses, plus livides & plus noirâtres : elles varient par leur forme ; les unes sont rondes, & les autres plates.

Le scorbut ne reste pas long-temps dans cet état, ses progrès deviennent rapides, & les mêmes symptômes prennent & acquièrent un second degré d’intensité. La respiration devient beaucoup plus laborieuse ; les malades sont presque toujours hors d’haleine, & croient être suffoqués au moindre mouvement. Leurs cuisses enflent, & se désenflent, les tendons fléchisseurs des jambes les retirent vers le fémur, & les roidissent. On a vu des vieillards dont les talons s’étaient insensiblement retirés vers les fesses. Les douleurs qu’ils éprouvent sont très vives, & peuvent être comparées à celles du rhumatisme le plus aigu, de la goutte, ou de la sciatique la plus douloureuse. Le ptyalisme qui survient à certains, leur fait aussi jeter les hauts cris. Il y en a qui ont évacué par la bouche, dans moins de vingt-quatre heures, plus de deux pintes de salive. À tous ces symptômes succèdent les crampes, le resserrement de la poitrine, les foiblesses, les sincopes ; les hémorragies du nez, des gencives, de l’anus, de la matrice, le crachement du sang, des ostrocopes ; enfin la corruption faisant toujours de nouveaux progrès, les taches deviennent plus considérables, & se changent en écquimozes.

Dans le troisième degré du scorbut, c’est-à-dire dans sa confirmation, les ulcères qui s’étoient formés auparavant, donnent un pus fétide & sanieux. Les anciennes cicatrices s’ouvrent, la peau des jambes craque, on y voit des tumeurs livides, molles & douloureuses, des fistules fangeuses & sanguinolentes : les malades sont attaqués de fièvres putrides colliquatives avec des sueurs froides & des hémorragies mortelles. Il leur survient quelquefois la jaunisse, l’ascite, une constipation opiniâtre, une difficulté de respirer qui les étouffe subitement, ou des douleurs très-vives autour de la vessie, presque toujours suivies d’une évacuation d’urine peu abondante, fétide & rouge, qui est toujours un sûr présage des fréquentes défaillances, & d’une mort prochaine.

Lister, Cokburnius & autres, ont regardé la nourriture salée dont les marins font usage, comme la vraie cause du scorbut ; ce sentiment, est encore adopté par un grand nombre de médecins modernes, qui ne connoissent point, sans doute, les expériences multipliées du célèbre Lind, médecin Anglois, & notamment celle par laquelle il conste avoir guéri dans l’espace de quinze jours, deux pilotes vraiment scorbutiques, en leur donnant à boire deux pintes d’eau marine dans le jour. Ces deux malades avaient les gencives putréfiées, les tendons des jambes racornis, & les cuisses œdémateuses.

Nitschius, Bachstromis & Russel regardent le sel marin comme le préservatif du scorbut ; Bartholin a arrêté, avec le plus grand succès, par le seul usage de l’eau de mer, les progrès de la corruption scorbutique.

La nature & les effets du scorbut démontrent assez que sa cause prochaine est la coagulation du sang, & la séparation de la lymphe qui, ne s’unissant plus ensemble, lui impriment un degré d’âcreté, qui s’accroissant de jour en jour, dégénère en corruption putride.

Le Meilleur croit que dans le nombre des causes occasionnelles, il n’y en a pas de plus active & de plus énergique, que la suppression de la transpiration insensible. Une infinité de causes peut concourir à sa suppression ou à sa diminution ; telles qu’un air froid & humide, une chaleur très-forte, le séjour dans des lieux froids, humides & mal-sains, où l’air ne se renouvelle que très-rarement ; les tristes affections de l’ame, uns vie oisive & trop sédentaire, les chagrins & les travaux du corps trop long-temps soutenus, la cessation très-prompte des exercices accoutumés, le défaut des fruits, & d’alimens pris dans la classe des végétaux. L’usage des alimens grossiers, visqueux, pourris & durcis à la fumée, celui du vieux fromage, du beurre ranci, la trop modique boisson d’eau douce, le besoin qu’on en a dans les longs voyages de mer, l’excès dans les plaisirs de l’amour, la crapule, l’usage abusif des liqueurs spiritueuse, & la mal-propreté. Le scorbut peut être la suite des maladies chroniques, des fièvres intermittentes anomales, qui ont été mal traitées, de la suppression des menstrues, ou des hémorroïdes, & des fréquentes & grandes hémorragies.

Il faut encore ajouter à cette énumération la mastication & la fumée du tabac en herbe, que Rouppe, Evérard Mayn-Waringe & Gilbert regardent comme une cause très-puissante.

Il n’est pas aisé, dans tous les cas, de distinguer le scorbut de la vérole ; néanmoins il est prouvé que le scorbut affecte plus particulièrement les gencives & les dents. La vérole au contraire établit presque toujours son siège dans les glandes amigdales, sur la luette & le voile du palais ; les ulcères qu’elle produit ne sont ni sanguinolens, ni ichoreux. Le scorbut laisse des taches sur la peau, mais il la met à l’abri des nœuds & des tumeurs ; les douleurs qu’il excite sont plus aiguës & reviennent par intervalles. Dans la vérole, elles sont plus rongeantes, & plus constantes, & redoublent toutes les nuits. Enfin l’urine des vérolés est presque toujours pâle & plus trouble que celle des scorbutiques qui est très-montée en couleur.

Le scorbut n’exerce sa cruauté que sur mer, dans les pays septentrionaux, dans les lieux humides & marécageux, dans les cêtes maritimes, dans le voisinage des étangs, & dans les prisons & autres dépôts publics. Les pays du nord, ceux qui sont fort élevés, en sont à l’abri ; & si on l’y observe quelquefois, c’est toujours sur des personnes sales & mal-propres, qui n’ont aucun soin de leur peau, qui ne la brossent jamais, & qui ne transpirent que peu, ou point du tout. C’est toujours sur celles que des affaires malheureuses tiennent renfermées dans des lieux peu aérés, mal exposes au vent du nord, ou que la misère a forcées à se retrancher dans des maisons étroites, humides & creusées dans la terre, où l’air extérieur ne pénètre que très-rarement & avec beaucoup de peine, & qui ne peuvent se nourrir que d’alimens grossiers & malsains.

Les jeunes gens & les vieillards sont les plus exposés a cette maladie. Les personnes foibles & valétudinaires, celles qui ont la fibre lâche, sont très-disposées à la contracter ; dans cette classe doivent être comprises les femmes délicates, celles qui donnent dans la lubricité, & qui font bonne & grande chère ; les vaporeuses, celles qui sont sujettes à des pertes utérines & à des hémorragies très-fréquentes.

Le scorbut est une maladie cruelle, dangereuse & difficile à guérir, surtout si elle est invétérée, & si le malade a les hypocondres livides, ou qu’il éprouve de cruelles douleurs au bas ventre. Rembertus Dodonœus a très-bien observé que la mort ne tardoit pas long-temps a survenir à cet état.

Le danger de cette maladie est toujours en raison du nombre & de la gravité des symptômes qui l’accompagnent.

La léucoplegmatie, l’ascite, la tympanite, l’atrophie, la diarrhée ou l’ictère, qui surviennent au scorbut, sont toujours des signes mortels.

La contracture des genoux est quelquefois incurable, tandis que les autres symptômes disparoissent. Le docteur Hyves a vu un matelot anglois dans ce cas Les remèdes qu’il lui prescrivit firent disparoître .les autres symptômes graves, mais il n’a jamais pu parvenir à la guérison de la contraction de la cuisse, & le malade a vécu pendant très-long-temps avec le talon collé sur ses fesses.

Adoucir l’âcreté des humeurs, s’opposer aux progrès que la stagnation du virus favorise, en en procurant l’excrétion, travailler enfin à le détruire par les moyens spécifiques, sont les indications que l’on doit se proposer dans le traitement du scorbut.

1°. On prescrira aux malades un régime adoucissant, & directement opposé à celui qui a pu déterminer le scorbut. Ils feront un usage des tisannes & boissons rafraîchissantes, telles que la limonade, l’orangeade, le petit-lait bien clarifié, & acidulé avec suffisante quantité d’acide vitriolique jusqu’à agréable aigreur.

Celui des herbes potagères combiné avec le lait, le pain frais, la bière nouvelle, les pommes, les oranges, les citrons, la groseille, l’oseille, les tamarins, le cresson, le cochléaria, le mouron, sont encore des remèdes qui manquent rarement de guérir le scorbut, sur-tout dans son commencement.

On doit encore les nourrir avec des légumes, tels que les choux, les raves, les poirées, les betteraves, & quelque peu de viande fraîche.

2°. La saignée est très-bien indiquée lorsque le sujet est jeune & pléthorique, & sur-tout si le scorbut a précédé une suppression des mois ou de flux hémorroïdal ; elle est d’autant plus recommandable, qu’elle donne de la fluidité aux humeurs en diminuant leur volume, & favorise l’excrétion abondante des urines, & la transpiration insensible, qui est si utile dans cette maladie.

Le célèbre Lind ne connoît pas de meilleurs remèdes que les sudorifiques pour combattre promptement le scorbut, & les peuples de l’Inde septentrionale n’en emploient point d’autres : c’est la nature qui les leur a suggérés. Les chirurgiens du cap de Bonne-Espérance excitent de bonne-heure les sueurs, donnent pour cet effet des bouillons composés avec la chair de tortue & les bois sudorifiques, font coucher les malades pendant quatre ou cinq heures du jour & ont le soin de les faire couvrir de plusieurs couvertures, pour provoquer & compléter la crise parfaite que la sueur doit opérer.

On peut encore donner dans cette même vue une légère infusion de fleurs de sureau & de coquelicot, & faire brosser la peau des malades ; les sudorifiques trop forts seroient dangereux, parce qu’ils pourroient les jeter dans un abattement de forces.

Les vésicatoires offrent encore un moyen presque sûr d’évacuer la matière morbifique : MM. Poissonier, des Perrieres & Rouppe les ont employés avec succès. Le dernier, avec ce remède, a guéri, dans une nuit, un matelot, de douleurs très-fortes qu’il éprouvoit sur les genoux ; il faut néanmoins éviter de les appliquer aux jambes de peur d’y occasionner des plaies, qui pourroient dégénérer à leur tour en ulcères du plus mauvais caractère, & c’est toujours dans le commencement du mal qu’il faut y avoir recours, & jamais lorsqu’il y a infiltration & dissolution des humeurs, ils pourroient alors être très-nuisibles en provoquant la gangrène.

La saignée & les vésicatoires n’excluent point les laxatifs & les diurétiques ; on doit toujours choisir les plus doux, & s’abstenir de donner ceux qui agissent d’une manière trop énergique. Sous ce point de vue, on doit prescrire la décoction des pruneaux, des raisins, à laquelle on ajoute, en tant que de besoin, la crème de tartre, la manne, la rhubarbe, le polipode de chêne, le tamarin, la casse.

Le petit-lait, combiné avec le sel polycreste, est un remède qui produit toujours de grands effets. J’ai vu l’usage du miel commun, marié avec la crème de tartre, relâcher le ventre & produire de grandes évacuations, sans abattre les forces. Le docteur Addington recommande beaucoup l’eau marine prise à jeun le matin à la dose de deux à trois verres, deux ou trois fois par semaine ; le sel dont cette eau est chargée, purge doucement, & répond aux bons effets qu’on doit en attendre.

3°. On tâchera de détruire le virus scorbutique par les remèdes spécifiques. Pour y parvenir, on donnera, matin & soir, deux onces chaque fois de suc de cresson, mêlé avec égale quantité de cocléatia & de beccabunga, en y ajoutant une demi-once de sirop antiscorbutique.

Le petit-lait combiné avec ces mêmes sucs, l’eau de goudron, la décoction des jeunes branches de pin, doivent être employés.

On doit encore donner les plantes antiscorbutiques sous forme de bouillons ou d’apothèmes, dans lesquels on fait entrer la racine de patience, de raiffort sauvage, à la dose de demi-once chacune.

Morton & Coste ne veulent point qu’on donne aucune espèce de lait aux scorbutiques ; mais Buchan a très-souvent éprouvé des effets extraordinaires du lait, pour toute nourriture dans le scorbut de terre : « cet aliment, ajoute-t-il, préparé par la nature, renferme un mélange des propriétés des animaux & des végétaux qui sont les plus propres de toutes à rétablir une constitution délabrée, & à corriger cet acrimonie des humeurs qui paroît constituer la véritable essence du scorbut ».

Le docteur Kramer regarde le petit-lait, coupé avec trois ou quatre onces de suc d’orange ou de citron, & pris à la dose d’une pinte deux fois par jour, comme le véritable remède spécifique contre le scorbut, & il assure avoir guéri avec ce seul remède une infinité de scorbutiques. Le quinquina réussit quelquefois ainsi que les martiaux ; ce n’est que lorsque les organes digestifs sont affoiblis qu’on doit y avoir recours. Les taches qui surviennent a la peau n’exigent aucun topique ; leur rentrée ou disparition seroit funeste aux malades. Les ulcères des gencives ne demandent qu’un gargarisme d’eau d’orge miellée, à laquelle on ajoute quelques gouttes d’esprit de cochléaria.

On ne sauroit assez recommander aux scorbutiques la gaîté, l’amusement, la dissipation, & sur-tout un exercice modéré à un air libre & pur ; il est prouvé que le changement d’air & le régime végétal ont guéri le scorbut confirmé & invétéré, sans le secours d’aucun autre remède ; ils doivent s’interdire toute sorte de plaisirs qui entraînent après eux la satiété & le dégoût & dont l’usage ne peut que les jeter & les entretenir dans l’oisiveté & la nonchalance, qui sont toujours inséparables de leur état. Nous ne devons pas passer sous silence les bons effets que la décoction de la grande patience a opérés dans les douleurs scorbutiques anciennes ; Buchan compose cette décoction en faisant bouillir dans trois pintes d’eau, jusqu’à réduction de deux, une livre de cette racine, & en fait prendre depuis un demi-setier jusqu’à une chopine par jour : nous ne saurions assez en recommander l’usage.