Cours d’agriculture (Rozier)/QUINCONCE

Hôtel Serpente (Tome huitièmep. 459-461).


QUINCONCE. On appelle ainsi une disposition de plant, faite par distance égale, en ligne droite, & qui présente plusieurs rangées d’arbres en différens sens. La beauté d’un quinconce consiste en ce que les allées s’alignent & s’enfilent l’une dans l’autre, & se rapportent juste. On ne met ni palissades ni broussailles dans ce bois ; on y sème quelquefois sous les arbres des pièces de gazon, en conservant des allées ratissées pour former des dessins. Si on veut avoir une idée exacte du quinconce, il suffit de prendre dans les cartes à jouer celles qui présentent des cinq de pique, de trèfle, &c.

Les quinconces accompagnent communément les avenues des châteaux, ou s’ils sont dans l’intérieur, c’est près des parterres & des deux côtés de l’habitation, afin qu’on trouve l’ombrage & la fraîcheur dès que l’on en sort. Ces plantations, placées près de la maison, purifient beaucoup l’air que l’on y respire. (Consultez le mot Air fixe)

Pour bien diriger un quinconce, on commence à planter un arbre à chaque coin ; ensuite trois hommes, outre les travailleurs, conduisent les alignemens. L’un aligne les arbres sur la ligne droite, l’autre sur la ligne qui croise, & la troisième sur la ligne diagonale.

On doit, pendant les premières années, faire travailler le pied des arbres sur un diamètre de six à huit pieds. Si après la première ou la seconde, un arbre est mal venant, il convient de lui en substituer un autre bien sain & bien enraciné, afin que sa tête & ses racines aient le temps de travailler avant que celles des arbres voisins s’emparent de tout le terrain. On plante & on replante en vain ; quand une fois les branches se touchent, on assure que les racines se touchent aussi. L’arbre nouvellement planté profite très-bien dans la première année, parce qu’il jouit du bénéfice de l’air dans la clarière formée par l’arbre mort & arraché, & ses racines travaillent dans la fosse qui a été rouverte pour le recevoir. Pendant cette première époque, les branches des arbres voisins, afin de profiter des bienfaits de l’air, se sont jetées du côté de la clarière autant qu’elles l’ont pu, & le vide a diminué. Les racines voisines sentant de la terre nouvellement remuée, ont imité les branches, & bientôt l’arbre planté s’est trouvé écrasé par l’ombre, & la substance des jeunes racines, dévorée par celles des arbres de la circonférence. Enfin le jeune arbre périt à la seconde ou à la troisième année : il va rarement à la quatrième : s’il subsiste plus long-temps, il reste foible & languissant. On a sans cesse cet exemple sous les yeux dans les promenades publiques, & cependant l’on replante sans cesse, parce que les entrepreneurs gagnent à replanter.

Je ne vois qu’un seul moyen de prévenir cet inconvénient, c’est 1°. d’augmenter le diamètre de la clarière en raccourcissant les branches des arbres de la circonférence ; 2°. de donner à la fosse destinée à recevoir l’arbre, 10 à 12 pieds de diamètre ; 3°. dans le milieu de l’espace qui reste entre les bords de cette fosse & le tronc de l’arbre voisin, de creuser un fossé de 4 pieds de profondeur sur 6 de largeur & 12 de longueur. Les racines nouvelles des arbres voisins s’amuseront dans cette fosse, la garniront, la tapisseront, & ne pénétreront dans le sol qui est au-delà, que lorsqu’elles auront rempli toute la capacité du fossé. Pendant cet intervalle, l’arbre nouvellement planté profitera en tête & en racines ; enfin il acquerra assez de force pour se défendre lui-même. Si cet arbre se trouve dans le centre du quinconce, ou entouré par d’autres arbres, on le circonscrira de toute part par le fossé de précaution dont on vient de parler ; mais le mal devient, pour ainsi dire, incurable, lorsque les arbres n’ont été, dans le principe, plantés qu’à 10 ou à 15 pieds. Lorsque l’on place un arbre en terre, on ne voit qu’un morceau de bois isolé, & l’espace d’un arbre à un autre arbre paroît immense. Que l’on considère actuellement un arbre isolé, par exemple, un noyer, un tilleul, un platane, &c. & on verra que ces arbres couvrent une surface de 60 à 80 pieds de diamètre. Je ne veux pas conclure de là que les arbres d’un quinconce doivent être plantés à cette distance ; cet exemple est cité seulement pour démontrer quelle peut être la portée d’un arbre, & prouver combien peu c’est entendre ses intérêts que de planter trop près. Il faut au moins aux marronniers, sycomores, tilleuls, platanes, ormeaux, &c. trente pieds de distance en tous sens. Si on veut promptement jouir, on plantera à 15 pieds, à condition toutefois, qu’à la sixième année on supprimera un rang entier. Il résulte des plantations rapprochées, que les branches ne tardent pas à se toucher ; que le jardinier se hâte de les incliner afin qu’elles se touchent plus promptement, & que ces branches, au lieu de s’élever avec majesté, ne poussent que des branches latérales, multipliées & chiffonnes. Il s’admire dans son ouvrage, contemple avec satisfaction un toit de verdure créé dans moins de dix ans ; le propriétaire applaudit à son travail, vient prendre le frais dans son quinconce, il y gagne des fluxions, des maux de dents, des rhumes, des transpirations arrêtées, &c. parce qu’il y règne une humidité qui n’est pas entraînée par un courant d’air, & qui ne trouve aucune issue pour s’échapper ; enfin, ce charmant quinconce si vanté, n’est plus que pour le plaisir des yeux, & devient funeste à ceux qui s’y reposent. Si on désire jouir sans crainte de sa plantation, les arbres doivent être espacés de 30 pieds, & ne commencer à produire des feuilles qu’à la hauteur de 25 pieds ; alors il sera sain & habitable sans danger. Je ne conçois pas quelle est cette manie de tourmenter les arbres afin que leurs branches forment un toit plat en dessus & en dessous, & parfaitement alignés sur les côtés. Je ne vois dans ce travail forcé, qu’un tour de force qui surprend au premier aspect, & qui ennuie un moment après. Il n’y a de beau que le vrai, & le vrai est naturel. Si on se promène à l’ombre de tels arbres, qu’aperçoit-on ? un amas de branches, & quoi encore, branches sur branches, & la pointe des bourgeons garnie de quelques feuilles. Quel contraste avec l’arbre naturel. Passe encore si l’on se contentoit de tailler en manière de charmille les bords extérieurs du quinconce, l’intérieur n’en souffriroit pas ; mais j’aime mieux l’arbre livré à lui-même, qui se montre tel qu’il est, & dont le prétendu désordre des branches augmente la beauté des nuances de la verdure.