Cours d’agriculture (Rozier)/PUITS À CHAPELET ou NORIA, PUITS À ROUE, ou SEIGNE

Hôtel Serpente (Tome huitièmep. 441-443).


PUITS À CHAPELET ou NORIA, PUITS À ROUE, ou SEIGNE, en Provence & Languedoc. C’est des maures que les espagnols ont emprunté la dénomination de noria, & sans le secours de cette mécanique qui fournit beaucoup d’eau, il seroit très-coûteux, & pour ne pas dire presque impossible d’arroser de grands jardins dans les provinces méridionales où la grande chaleur & la grande évaporation forcent à recourir à l’irrigation ; (consultez ce mot) tout autre arrosement à bras seroit ruineux & de bien peu d’utilité.

La noria n’est pas uniquement destinée à fournir l’eau nécessaire aux jardins, elle peut encore être d’un grand secours pour l’irrigation des prairies, si la source, le puits, &c. dont elle tire l’eau, en fournissent abondamment. On sent fort bien qu’il est très-possible, si le cours des vents est réglé dans le pays, de supprimer le cheval qui fait tourner la roue, & de suppléer sa force par celle des ailes d’un moulin à vent, ou par le courant d’un ruisseau assez profond, en supposant une roue horizontale qu’il feroit mouvoir, & qui, par un équipage convenable, s’adapteroit à la roue qui monte les seaux.

Les propriétaires de vastes jardins, soit potagers, soit d’agrémens, où l’on est obligé d’arroser à bras d’hommes, trouveront une grande économie à construire une semblable machine : il est facile d’entretenir & de remplir par son moyen, de très-grands réservoirs, de grands canaux qui serviroient autant pour la décoration que pour l’utilité. L’expérience m’a démontré qu’une seule qui travaille alternativement pendant deux heures consécutives, & se repose tout autant, élève par jour, & de dix pieds de profondeur, une quantité d’eau suffisante pour remplir un bassin de 36 pieds de longueur, 12 de largeur & 6 de profondeur. Si une mule relève l’autre lorsqu’on la sort du travail, si pendant plusieurs jours de suite & sans interruption, elles continuent à monter l’eau, il est aisé de calculer l’immense quantité d’eau qu’elles procurent : heureux si le vent peut suppléer le travail des animaux ; on n’aura d’autres dépenses que celles de l’entretien de la machine qui agira autant pendant la nuit que pendant le jour.

Ceux qui employent la noria, ont trouvé un expédient bien simple au moyen duquel ils sont assurés que les mules, les chevaux, &c. destinés à tourner la roue, ne s’arrêtent jamais pendant les deux heures que leur travail doit durer ; autrement il faudroit qu’il y eût près des mules un homme le fouet à la main, sans cesse occupé à les faire marcher.

On attache une petite sonnette à la barre, & elle est mise en action tant que l’animal marche, c’est par le bruit qu’elle fait qu’on s’aperçoit s’il travaille ; mais il faut l’accoutumer à ce travail & lui apprendre que dès que la cloche cesse de sonner, il est au moment de recevoir de grands coups de fouet. On commence par boucher les yeux de l’animal avec des lunettes, afin qu’il ne s’étourdisse pas en tournant circulairement ; ces lunettes sont faites en cuir, chacune ressemble à un bouclier très-creux ou à une des deux sections d’un hémisphère coupé en deux par le milieu. Il faut que dans sa capacité l’animal ait le mouvement libre de l’œil. Ces lunettes sont maintenues par deux lanières ; la supérieure passe derrière ses deux oreilles, & l’inférieure sous les deux branches de la partie supérieure des os de la mâchoire, où elle s’attache au moyen d’une boucle… Quatre hommes se placent, à des distances égales, à l’extrémité de la circonférence décrite par l’animal en tournant. Dès qu’il est mis en mouvement par la voix d’un des conducteurs, il doit régner le plus grand silence. Aussitôt que le cheval s’arrête, un des conducteurs, & celui qui se trouve le plus près, lui assène un grand coup de fouet sans faire le plus léger bruit, & ainsi de suite, pendant les deux heures du travail. Deux heures après, époque à laquelle on remet l’animal au travail, les mêmes hommes reprennent leurs postes, gardent le même silence, & le fouet agit au besoin. On continue ainsi pendant toute la journée, & il est très-rare que l’on soit obligé d’y revenir le lendemain. Cependant si la leçon donnée pendant la première journée ne suffit pas, on la réitère jusqu’à ce que l’animal ne s’arrête plus que pour être détaché de la barre.

Il est essentiel que les environs de cette machine soient plantés d’arbres, afin que leurs rameaux & leurs feuilles tiennent à l’ombre l’animal qui travaille, & les bois de la machine. La chaleur, jointe à l’eau dont ils sont sans cesse pénétrés, fait déjeter les bois, les tourmente & hâte leur destruction ;… les propriétaires aisés doivent faire couvrir le tout par un hangar.

Une attention particulière à avoir » c’est d’essuyer avec un linge les yeux du cheval lorsqu’on lui ôte les lunettes, & de ne pas le laisser exposé à un courant d’air : ces lunettes retiennent contre le globe de l’œil, & tout autour des paupières, la matière de la transpiration & de la sueur, & il est rare, même en hiver, que ces parties ne soient pas humides ou mouillées ; dès-lors elles sont susceptibles de se refroidir presque subitement ; puisque l’humide éprouve une grande évaporation, & que toute évaporation produit le froid ; de-là, le reflux de la matière dans le sang, de-là des fluxions, & souvent enfin la perte de la vue. Si on a un cheval ou un mulet aveugle, c’est le cas de le sacrifier à ce genre de travail, parce que le paysan en général n’est pas homme à prendre aucune précaution. Passons à la description de la machine. (Voyez Planche XXXV)

Imaginez un équipage ordinaire, A, B, C, D, conduit par un cheval, Les fuseaux verticaux d de la roue horizontale C, prennent en tournant les extrémités saillantes e des barres d’assemblage des deux portions circulaires de la roue verticale FFF, & la font tourner verticalement : sur cette roue verticale FFF, passe un chapelet de godets de terre, ggg, &c. contenus entre des cordes d’écorce, ou encore mieux, faites avec du spart. Ces godets ggg sont conduits au fond du puits HHH, ils s’y remplissent d’eau en y entrant par leur côté ouvert. Lorsqu’ils en sont remplis, comme ils prennent en remontant une position opposée à celle qu’ils avoient en descendant, leur ouverture est tournée en haut, & ils gardent l’eau qu’ils ont puisée jusqu’à ce qu’ils soient amenés par le mouvement à la hauteur de la roue F. Alors, à mesure qu’ils montent sur cette roue, ils s’inclinent ; quand ils sont à son point le plus élevé, ils sont horizontaux ; & quand ils ont passé le point le plus élevé, leur fond commence à se hausser & leur ouverture à s’incliner ; & lorsque les cordes sont tangentes à la roue, cette ouverture est tout-à fait tournée vers le fond du puits. Dans le passage successif de chaque godet, par ces différentes situations, ils versent leur eau à travers les barres de la roue F, dans l’auge ou basche KK, placée au dedans de cette roue, comme on le voit au-dessus de l’arbre, ne tenant, comme il est évident, ni à l’arbre ni à la roue, car il faut que la roue tourne & que le basche soit immobile. Ce basche est donc fixé latéralement à l’orifice supérieur du puits, lorsqu’il est de bois ; on peut le pratiquer en pierre. Il y a à cette auge ou basche une rigole qui conduit les eaux versées par les godets dans la capacité du basche à l’endroit destiné pour les rassembler… GG sont des portions de voûte qu’on a pratiquées à de certaines distances de la hauteur du puits, pour en rendre la maçonnerie plus solide. Elle divise la circonférence intérieure & elliptique du puits en deux portions, chacune semi-elliptique, par l’une desquelles le chapelet des godets descend pour remonter ensuite par l’autre… On a dans cette planche deux coupes verticales de puits. La seconde coupe K, L, M, montre l’eau L & le radier M placé au fond du puits, & servant d’assiette à la maçonnerie.