Cours d’agriculture (Rozier)/PINCER PINCEMENT
PINCER PINCEMENT. C’est couper avec deux ongles, dans les mois de mai, de juin, suivant les climats, les bourgeons encore très-tendres & les ravaler suivant leur force ; en un mot, c’est disposer & convertir un gourmand à se métamorphoser en branche à fruit.
Cette opération, pour être bien faite, suppose beaucoup d’intelligence dans le cultivateur. Chaque personne, chargée de la conduite des arbres, pince indistinctement toute espèce de branches ; elle s’applaudit d’avoir du fruit en abondance pendant les années suivantes. Ce succès redouble son zèle ; elle redouble les pincemens, les productions se multiplient encore plus ; elle admire son savoir ; dans peu d’années l’arbre est épuisé, l’arbre périt, & alors que de regrets superflus ; & ce charpenteur d’arbre n’a pas le bon sens de voir que cette mort anticipée est son ouvrage.
Pour juger sainement de l’action de pincer, il suffit de considérer la végétation d’un gourmand. (Consultez ce mot) Il s’élance avec force, & avec plus de force encore à mesure que la base qui se supporte approche de la perpendiculaire ; il se charge de feuilles de distance en distance ; ces feuilles nourrissent des boutons à bois sur les arbres à pépins & à fruit : sur les arbres à noyaux, ils restent tels pendant l’année ; c’est-à-dire, qu’ils ne deviennent pas bourgeons ; cependant, sur les arbres vigoureux, tels, par exemple, que les abricotiers dans les provinces du midi, il arrive très-souvent que les gourmands les plus vivaces fournissent des bourgeons même assez forts pendant la même année, ainsi que les sarmens dans les vignes ; mais ce ne sont pas les plus communs & ils font exception à une loi à peu près générale ; cette modification tient au climat, à l’année, au sol, &c.
Lorsque l’on pince ce gourmand encore assez tendre pour que la partie supérieure soit séparée de l’inférieure par le moyen de l’ongle qui fait l’office de scie, l’organisation du gourmand est interrompue, la séve qui est obligée de refluer sur ce qui reste, fait grossir cette partie, mais comme elle ne peut acquérir plus de volume sans que toutes ses parties n’en acquièrent en même temps, les yeux ou boutons hâtent leur développement & gagnent une année, & voilà comment ils se mettent à fruit pour les années suivantes.
Si au contraire le gourmand a déjà de la consistance, s’il est déjà ligneux, on ne peut plus pincer, la serpette devient nécessaire, on raccourcit ; mais les yeux qui restent ne se développent pas, ou du moins ceux qui dardent, sont maigres & fluets, tandis que l’œil supérieur s’approprie toute la force de la séve, & s’emporte presqu’avec autant de vivacité que le premier gourmand. Cette différence vient de ce que dans le bois déjà formé, la séve trouve déjà la charpente remplie, & ne peut dans ses interstices y déposer les parties terreuses & salines qu’elle contient ; tandis que, dans le gourmand supposé encore tendre, le tissu n’est, pour ainsi dire, qu’aqueux, que mucilagineux, dans lequel le résidu terreux de la séve trouve à se loger, s’y loge en effet, & remplit les mailles de son tissu, & lui fait acquérir proportionnellement plus de grosseur que si, au mois de juillet ou d’août, on eût rabaissé le gourmand avec la serpette.
Le pincement contraint la partie inférieure du gourmand pincé, à produire des bourgeons, dès-lors la nourriture se partage entre la mère & les enfans, tout reste soumis à l’ordre & ne s’emporte plus ; mais ce pincement dérange l’ordre général de la végétation de l’arbre, puisque toutes les parties sont correspondantes les unes aux autres, de la même manière qu’elles le sont dans le corps humain ; ainsi, plus l’on multiplie le pincement, plus l’on multiplie les efforts locaux, & on diminue d’autant la force générale de l’arbre. L’expérience de tous les jours apprend que plus un arbre livré à lui-même est vigoureux, & plus il donne de bois, qu’à mesure que la pétulance de sa séve se modère, le nombre des boutons à fruit augmente en proportion de la diminution des boutons à bois ; enfin, dans la suite, lorsqu’il approche de sa vieillesse, il n’est presque plus couvert que de boutons à fruit. Le pincement multiplié métamorphose donc de jeunes arbres en vieillards prématurés.
Si on pince sur un bourgeon foible, on obtiendra le même effet que sur le gourmand, avec cette différence que les yeux de celui-là s’ouvriront & donneront des jets amaigris & devenus chiffons par leur multiplication & par leur rapprochement. Dès-lors que doit-on penser de la conduite de ces amateurs de la ligne droite, qui veulent que la surface de leurs pommiers, de leurs poiriers taillés en éventail, soit, dans tous les temps de l’année, aussi égale que celle d’une palissade de charmilles ? Sans cesse la serpette à la main, ils coupent, ils rognent, retranchent ; & une feuille tremble & craint de dépasser sa voisine sans la permission du propriétaire.
On dit communément, je pince, parce que mes arbres sont trop vigoureux ; ils se chargent de trop de bois, ils ne se mettent pas à fruit, &c. À qui en imputer la faute, à l’arbre ou à celui qui les taille ? au dernier ; c’est le mot. Pourquoi s’emportent ces arbres, c’est que les branches, au lieu d’être toutes dirigées sur la ligne oblique, le sont sur la perpendiculaire. Dès-lors la séve cède à l’impulsion naturelle qui la porte vers le haut ; elle suit la loi naturelle, & elle obéit à la lumière du soleil qui l’attire ; tandis que, dans l’arbre en éventail ou en espalier, cette tendance vers le haut est modérée par l’inclinaison des branches, qui les force à se mettre à fruit ; ce que ne fait pas toujours le pincement, ou du moins, ce qu’il opère quelquefois très-mal, & presque toujours au détriment de l’arbre. Il y a donc très-peu de cas où le pincement soit utile ; il l’est sur les bourgeon cloqués ; (consultez le mot Cloque) sur les bourgeons surpris par la gelée ; il l’est, lorsque dans le milieu d’un arbre taillé en espalier, il se trouve un gourmand qu’on pince afin de garnir une place vide.
Telle est la méthode généralement suivie ; mais cette méthode est-elle sans exception ? c’est ce qu’il faut examiner. Je ne vois aucune raison qui oblige de pincer les arbres à pepins, puisqu’on obtiendra les mêmes résultats par la taille d’été. Il est une époque plus ou moins avancée, suivant les climats, où les pousses de l’année sont dépourvues de feuilles au dernier bouton de leur sommet ; cette observation neuve, & de la plus grande importance, est due, ainsi que je l’ai dit dans cet Ouvrage, à M. de la Bretonnerie. La chute des feuilles du bouton terminal, annonce que la première séve est finie, & que la seconde, vulgairement nommée séve du mois d’août, pousse d’août, va commencer. Cette indication est réelle dans tous les climats, mais seulement plus ou moins avancée ou retardée dans les uns que dans les autres. Si avant cette époque on commence la taille d’été, autrement dit l’ébourgeonnement, le bouton supérieur de la partie qui reste, pousse avec vigueur, & les yeux placés sur la partie inférieure restent fermés jusqu’à l’année suivante. On épuise donc l’arbre en pure perte, puisqu’à la taille d’hiver on sera obligé de ravaler cette pousse, tandis que le bourgeon taillé à l’époque convenable se met à fruit par le développement de ses yeux. Le cassement des branches équivaut à peu de chose près au pincement lorsqu’il est fait avant la saison, c’est-à-dire, qu’il fait naître beaucoup de faux-bourgeons qu’on est obligé de rabaisser ou de casser de nouveau. Ces plaies multipliées sur l’arbre, ce dérangement dans le cours de la séve, nuisent essentiellement à l’arbre, & prématurent son dépérissement, lorsque l’on ne suit pas les indications données par la nature.