Cours d’agriculture (Rozier)/MANNE

Hôtel Serpente (Tome sixièmep. 413-414).


MANNE. Suc concret, d’un blanc jaunâtre, soluble dans l’eau, d’une odeur approchant celle du miel, d’une saveur douce & un peu nauséabonde. Telle est la substance sèveuse principalement du frêne, n°. 2. (Voyez ce mot) & de plusieurs autres plantes. Il est inutile d’examiner ici si ce que nous entendons par le nom de manne doit être appliqué à celle dont il est parlé dans l’écriture, & qui servit de nourriture aux Hébreux dans le désert ; il n’existe à coup sûr aucun rapport entr’elles & la manne du commerce ; les Israélites, avec celle-ci, auroient bien mieux été purgés que nourris.

Dans la Calabre & dans la Sicile, dit M. Geoffroi dans sa Matière Médicale, la manne coule d’elle-même ou par incision. Pendant les chaleurs de l’été, à moins qu’il ne tombe de la pluie, la manne sort des branches & des feuilles du frêne ; elle se durcit par la chaleur du soleil en grain ou en grumeaux. L’époque de l’écoulement, naturel, dans la Calabre, est depuis le 20 juin jusqu’à la fin de juillet, & il a lieu par le tronc & par les branches. La manne commence à couler vers midi, & elle continue jusqu’au soir sous la forme d’une liqueur très claire ; elle s’épaissit ensuite peu-à-peu, & se forme en grumeaux, qui durcissent & deviennent blancs. On ne les ramasse que le lendemain matin, en les détachant avec des couteaux de bois, pourvu que le temps ait été serein pendant la nuit, car s’il survient de la pluie ou du brouillard, la manne le fond & se perd entièrement. Après qu’on a ramassé les grumeaux, on les met dans des vases de terre non vernissés, ensuite on les étend sur du papier blanc, & on les expose au soleil jusqu’à ce qu’ils ne s’attachent plus aux mains : c’est-là ce qu’on appelle la manne choisie du tronc de l’arbre.

Sur la fin de juillet, lorsque la liqueur commence à couler, les paysans font des incisions dans l’écorce du frêne jusqu’au corps de l’arbre ; alors la même liqueur découle encore depuis midi jusqu’au soir, & se transforme en grumeaux plus gros. Quelquefois ce suc est si abondant, qu’il coule jusqu’au pied de l’arbre, & y forme de grandes masses, qui ressemblent à de la cire ou à de la résine ; on y laisse ces masses pendant un ou deux jours, afin qu’elles se durcissent, ensuite on les coupe par petits morceaux & on les fait sécher au soleil ; c’est ce qu’on appelle la manne tirée par incision : elle n’est pas si blanche que la première ; elle devient rousse & souvent même noire, à cause des ordures & de la terre qui y sont mêlées.

La troisième espèce est celle que l’on recueille sur les feuilles. Au mois de juillet & au mois d’août, vers midi, on la voit paroître d’elle-même, comme de petites gouttes d’une liqueur très-claire, sur les fibres nerveuses des grandes feuilles & sur les veines des petites ; la chaleur fait sécher ces petites gouttes, & elles se changent en petits grains blancs de la grosseur du millet ou du froment ; elle est rare & difficile à ramasser.

Les Calabrois mettent de la différence entre la manne tirée par incision des arbres qui en ont déjà donné d’eux-mêmes, & la manne tirée des frênes sauvages qui n’en ont jamais donné d’eux-mêmes. On croit que cette dernière est bien meilleure que la première, de même que la manne qui coule d’elle-même du tronc est bien meilleure que les autres. Quelquefois, après & dans l’incision faite à l’écorce, on y insère des pailles, des fétus, ou de petites branches. Le suc qui coule le long de ces corps s’y épaissit, & forme de grosses gouttes pendantes en forme de stalactite, que l’on enlève quand elles sont assez grandes ; on en retire la paille, & on les fait sécher au soleil. Il s’en forme des larmes très-belles, longues, creuses, légères, & comme cannelées en-dedans, & tirant quelquefois sur le rouge ; quand elles sont sèches on les renferme bien précieusement dans des caisses : on en fait grand cas, & on a raison, car elles ne contiennent aucune ordure ; on les appelle manne en larmes.

La manne est un purgatif doux, avantageux dans tous les cas où l’évacuation des matières fécales est indiquée, où il est essentiel en même temps d’entretenir, d’augmenter le cours des urines, d’enlever les graviers & les mucosités qui embarrassent les voies urinaires ; où l’on ne craint point d’augmenter la soif, la chaleur de l’estomac, des intestins, de la vessie & de la poitrine ; elle calme la colique néphrétique causée par des graviers & par la goutte ; elle rend l’expectoration plus abondante, & elle irrite même les bronches ; en conséquence elle est contre-indiquée dans la phtisie pulmonaire essentielle ; l’hémophtysie par disposition naturelle & par pléthore : chez les phtisiques elle rend la fièvre lente plus vive, la toux plus fréquente, l’expectoration plus forte ; chez l’hémophtysique, le crachement de sang plus fréquent & plus abondant.

La manne en larmes naturelle ou factice, est préférable à toutes les autres espèces : la dose est depuis une once jusqu’à trois, en solution dans cinq onces d’eau.

On vend, dans le commerce, une espèce de manne, connue sous le nom de briancon. Des Italiens traversent les Alpes, & viennent en faire la récolte dans les environs de cette ville. Il est certain que le frêne, n°, 2, ou fraxinus oraus. Lin. fournit de très-bonne & très-belle manne dans nos provinces du midi, & surtout près de la Méditerranée. Je me suis amusé à en ramasser quelques onces pour juger de sa qualité, & l’expérience m’a prouvé qu’elle étoit aussi bonne que celle de Calabre. Il est donc clair que si l’on vouloit en prendre la peine, il seroit possible de récolter dans le royaume celle que l’on y consomme.