Cours d’agriculture (Rozier)/LUZERNE

Hôtel Serpente (Tome sixièmep. 335-351).


LUZERNE. (Voyez planche VIII, pag. 293.) Von Linné la classe dans la diadelphie décandrie, & la nomme Medicago sativa. Tournefort la place dans la quatrième section de la dixième classe, destinée aux herbes à fleurs de plusieurs pièces irrégulières, en papillon, qui portent trois feuilles sur le même pétiole. Il l’appelle Medicago major, erectior, floribus purpureis.

Fleurs. En papillon, composée de cinq pétales. B représente le supérieur ou l’étendard. C les latéraux, ou aîles, mais un seul est dessiné ; l’inférieur D, ou la carene, est représenté ouvert. Les étamines E, réunies à la base de leur filet, un seul excepté. Cette réunion, par la base, forme une espèce de membrane, & en F elle est représentée ouverte. C’est cette membrane qui compose le tube E. Le pistil est figuré en G ; le calice H est divisé en cinq dents égales & pointues.

Fruit. I. Légume contourné en spirale comme les sillons de la coquille d’un limaçon. Cette spirale s’ouvre en deux battans, sur toute sa longueur, & dans sa parfaite maturité laisse échapper les semences K qui sont attachées à la nervure de cette gousse qui leur sert de placenta.

Feuilles. Trois à trois sur un pétiole ; les folioles ovales, ou en forme de fer de lance ; dentées à leur sommet.

Racine. A. Blanche, ligneuse, profondément pivotante.

Port. Tige d’un pied au moins de hauteur, & souvent de deux, suivant les saisons ; sans poil, lisse, droite ; les fleurs portées par des pédoncules, sont disposées en grappes deux fois plus longues que les feuilles. Les pédoncules sont terminés par un filet ; les feuilles sont placées alternativement sur les tiges ; elles ont des stipules au bas de la pétiole.

Lieu. Naturelle à l’Espagne & à la France méridionale. La plante est vivace.

Von Linné compte huit espèces de luzerne, que je ne décrirai pas, à cause de leur peu de qualité relativement à celle dont on a parlé, & parce qu’elle ne fait pas d’ailleurs l’ornement des jardins. La luzerne en arbre fait exception à cette régle. Comme elle est toujours verte & fleurie pendant toute l’année, à l’exception du temps des gelées, ses feuilles sont toujours vertes, & on peut placer la plante sur le devant des bosquets. Elle est originaire des isles de la Méditerranée, & dans nos provinces du nord elle demande l’orangerie pendant l’hiver, ou du moins de bons abris. Elle diffère de la précédente par sa tige en arbre, par ses légumes en forme de croissant. Von Linné la nomme Medicago arborea. Elle aime les terres qui ont beaucoup de fond ; mais pour l’usage ordinaire, on doit préférer la luzerne.


§. I. Du sol qui convient à la luzerne.


Plusieurs auteurs avancent quelle réussit dans toutes sortes de terreins. Cette assertion est vraie quant à sa généralité, & très-fausse dans le particulier. J’ai dit très-souvent dans le cours de cet ouvrage, que l’on pouvoit établir une règle sûre en agriculture, quant à la nature du sol que demandent les plantes, par la seule inspection de leurs racines. Celle de la luzerne est pivotante, peu fibreuse, & plonge tant qu’elle trouve la terre qui lui est propre. Il n’est pas rare de trouver des luzernes dont la racine a six & même jusqu’à dix pieds de longueur. Il est clair, d’après ce fait que je certifie, que cette plante réussira mal dans un terrein purement caillouteux ou sabloneux, dans un terrein gras & argilleux, craieux, ou entièrement plâtreux ; dans celui où la couche de terre végétale de six à douze pouces d’épaisseur, recouvrira un fonds de gravier ou d’argille, &c. La racine alors cesse de pivoter, & à la moindre sécheresse elle souffre, languit & ensuite périt. Le point essentiel est de chercher une terre qui ait beaucoup de fond.

La meilleure terre, sans contredit, est-celle qui est légère & substantielle. Les anciens dépôts formés par les rivières, ont communément cette qualité, parce qu’ils sont remplis d’humus ou terre végétale, dissoute, entraînée & déposée par l’eau ; les sables gras, les terres tourbeuses viennent ensuite, & assez généralement tous les terreins situés au pied des montagnes, parce qu’ils sont sans cesse enrichis par les terres qu’entraînent les pluies.

De la qualité du sol dépend la durée & la beauté de la luzerne. Lorsqu’il lui convient, lorsque des accidens particuliers, dont on parlera dans la suite, ne la détruisent pas, une luzerne dure, dans les provinces méridionales, depuis dix jusqu’à vingt ans. Sa durée diminue en raison du sol, & suivant sa qualité, elle est épuisée après quatre ou cinq ans, & même moins. Il ne valoit pas la peine de la semer, à moins qu’on ne veuille alterner, (Voyez ce mot) ou remettre un champ fatigué par des récoltes successives de bled.


§. II. Du choix de la graine & du temps de la semer.


I. Du choix de la graine. On ne cueille communément la graine que sur de vieilles luzernes qu’on veut détruite, & on la laisse pour ainsi dire sécher sur pied, c’est-à-dire qu’on attend, pour la cueillir, l’approche des premiers froids. Dans les provinces du midi, après avoir fait la première coupe en avril ou en mai, suivant la saison & le climat, on ne la coupe plus, & la graine est mûre en octobre ou en novembre. Comme le légume qui contient la graine, est tourné en spirale, & que ses valvules s’ouvrent difficilement, on n’est pas pressé pour le moment de la récolte. Dans les provinces du nord, on ne doit point couper la luzerne pendant la dernière année, si on désire que la semence acquiert une parfaite maturité. Cette maturité est bien essentielle ; la graine qui n’est pas mûre, & qui n’a pas acquis une couleur brune, ne lève pas, & sans cette précaution la luzerne lève trop clair, & ne garnit pas assez le champ. Le défaut de la graine, récoltée sur une luzernière à détruire, est d’être mêlée avec toutes sortes de mauvaises graines, & surtout avec celles des roquettes dans les provinces du midi, & ailleurs avec celles des graminées des prairies. On obvieroit à cet inconvénient, si on conservoit une place à part dans le champ, & dans la partie la mieux garnie de luzerne, parce que les tiges, placées près-à-près & très feuillées, étouffent les mauvaises herbes, & les empêchent par conséquent de grainer : c’est le seul moyen d’avoir une graine nette & pure. La bonne graine est luisante, brune & pesante.

Lorsqu’on juge que la plante est bien mûre, on la fauche par un temps sec, on la laisse exposée à l’ardeur au soleil pendant plusieurs jours de suite ; enfin elle est portée sous un hangard dans un lieu sec, afin d’être battue pendant l’hiver par un temps sec.

J’ai dit que le légume s’ouvroit difficilement, & que la semence avoit beaucoup de peine à s’échapper ; il faut donc ne pas se lasser de battre avec les fléaux, d’enlever les gros débris, de vanner souvent, & de battre de nouveau ce qui vient d’être vanné ; en un mot, il faut de la patience pour séparer la graine, c’est pourquoi l’on choisira pour cette opération la saison de l’hiver où l’on est le moins occupé. On doit bien se garder de porter au fumier les petits débris, ils retiennent encore trop de graines, & le fumier transporté sur les champs, elles germeroient, & donneroient ensuite beaucoup de peine à détruire.

Plusieurs auteurs avancent que la graine cueillie depuis plus d’une année ne lève pas ; cela leur est peut-être arrivé, puisqu’ils le disent, mais je réponds, qu’ayant fait arracher des mûriers dans une luzernière, & n’ayant pas de graine fraîche, j’en hasardai une de quatre ans, qui a très-bien réussi ; cependant, dans le doute & pour prendre le parti le plus sûr, il vaut mieux choisir de nouvelle graine, mais dans le besoin ne pas négliger l’ancienne. Ne pourroit-on pas attribuer cette diversité d’opinions aux effets de la diversité des climats sur la plante ; la luzerne est indigène aux provinces du midi du royaume, & exotique à celles du nord, où on la naturalise de plus en plus, si toutefois l’assertion des auteurs à cet égard est vraie.

II. Du temps de la semer. Indiquer une époque fixe seroit induire en erreur ; elle dépend & du climat, & de la saison. Dans les provinces du midi il y a deux saisons, l’une dans le courant de septembre, & l’autre à la fin de février, de mars, & au plus tard, à moins que les circonstances accidentelles ne s’y opposent, jusqu’au milieu d’avril. Les semailles faites en septembre, gagnent une année ; dans la suivante on coupe cette luzerne comme les autres ; il faut cependant observer qu’elle fleurit plus tard, & qu’ordinairement on a une coupe de moins. Dans celles du nord, on doit semer dès qu’on ne craint plus l’effet des gelées ; c’est le point d’après lequel on doit se conduire, & laisser de côté l’époque de la fête de tel ou tel saint, ou bien ne l’admettre que comme une généralité pour le canton. La longueur de l’hiver de 1785 a singulièrement mis en défaut cette espèce de calendrier. Une gelée un peu forte détruit la luzerne lorsqu’elle sort de terre. Il sera prudent de ne pas se hâter de jouir, & de ne se permettre d’abord qu’une seule coupe, afin de ne pas épuiser la plante, &, surtout pour que son ombre ait le temps de faire périr les mauvaises plantes.

À l’époque où l’on ne parloit en France que de nouveaux semoirs, de nouvelles machines, totalement oubliées aujourd’hui, leurs partisans s’en servoient, & trouvoient admirable de voir les tiges de luzerne bien allignées, peu serrées, &c., enfin de les entretenir telles à l’aide d’une charrue, (Voyez ce mot) nommée cultivateur. Ces opérations sont très-inutiles ; une fois que la luzerne a pris pied dans un champ, qu’elle est bien sortie, elle ne demande pas d’autre soin : à force de vouloir perfectionner les cultures simples & bonnes, on multiplie les frais sans augmenter les produits dans la même proportion. Ces mêmes cultivateurs recommandent encore de semer très clair, afin que de la racine il sorte un grand nombre de tiges ; spéculation encore inutile. Je recommande au contraire de semer épais, parce que toutes les graines ne germeront pas, & parce que les plantes les plus fortes détruiront peu-à-peu les pieds les plus foibles, & qui les incommodent. C’est un point de fait que j’ai sans cesse sous les yeux ; il faut convenir cependant que le trop d’épaisseur, supposé égal, nuit au champ entier.

Je crois, mais je ne l’ai pas essaye, qu’on pourroit semer la luzerne comme les treffles sur les bleds, (Voyez ce mot) & sur-tout au moment que la neige commence à fondre, parce qu’alors l’eau enterreroit la graine. Il n’est pas possible d’évaluer au juste la quantité de graine considérée par le poids, relativement à une surface de terrein donnée ; cette quantité dépend de la nature du sol & de l’époque des semailles. On doit semer plus dru en septembre ou en octobre qu’au renouvellement de la chaleur. À la première époque la graine a à redouter les fourmis, les oiseaux, les pluies trop abondantes, les eaux stagnantes pendant l’hiver ; au renouvellement de la chaleur, elle est sujette à moins d’accidens. On peut cependant dire que sur une superficie de quatre cent toises quarrées, on doit semer un peu plus de la seizième partie d’un quintal de graine, poids de marc, & au plus la douzième, parce que la semence est très menue & garnit beaucoup. Si on peut se procurer une graine bonne & bien choisie, d’une province un peu éloignée, la plante gagnera par le changement de climat si des obstacles s’opposent à l’échange, celle du pays suffira. On a été longtemps persuadé dans le nord qu’on devoit absolument faire venir la graine des provinces du midi, & on avoit raison alors, parce que la plante n’étoit pas encore assez acclimatée, mais aujourd’hui ces longs transports, quoiqu’utiles, ne sont plus indispensables je crois même qu’il y auroit dans ce moment plus d’avantage de tirer la graine du nord, & de la semer au midi, parce qu’ici elle n’a jamais été renouvelée. Je le répéte, l’échange est avantageux pour la luzerne, mais pas aussi essentiel que pour le froment, &c.


§. III. Des préparations que la terre demande avant d’être ensemencée, & de la manière de semer.


À quelqu’époque que l’on seme, la terre doit être extrêmement divisée, puisque toute graine enfouie sous une motte ne germe pas ; dès lors on sent la nécessité de diviser la terre par de fréquens labours multipliés coup-sur-coup. Si on herse après chaque labour, l’opération sera moins longue. Il est donc difficile de prescrire le nombre des labours nécessaires, il dépend de la qualité de la terre, dont le grain est plus ou moins tenace, & dont les molécules sont plus ou moins faciles à être divisées.

La forme de la racine indique la nécessité absolue où l’on est de donner les labours les plus profonds ; ici on ne doit épargner ni temps ni peine, & mettre plutôt deux ou trois paires de bœufs à la charrue, que de labourer avec un seul. La durée & la bonté, d’une luzernière dépend, en grande partie, de ses succès dans la première année ; si la graine germe mal, si elle est semée trop clair, la mauvaise herbe prend le dessus. Si on n’est pas dans la coutume de se servir de fortes charrues, il convient alors de faire passer les petites deux fois dans le même sillon, au moins pour les deux premiers labours croisés & de défoncement.

Si on seme après l’hiver, on a le temps nécessaire à la préparation du sol ; deux labours donnés avant l’hiver faciliteront beaucoup la fouille profonde de la terre par la charrue, d’ailleurs la terre sera bien émiettée par les gelées : l’hiver est un excellent laboureur.

Lorsque la terre est bien divisée & prête à recevoir la semence, il est bon, si les sillons sont un peu profonds, de faire passer la herse & de semer ensuite. Sur le semis, on passe aussitôt la herse, soit du côté des dents en terre, soit du côté du plat, & ainsi tour-à-tour, afin que la graine soit enterrée, mais pas trop profondément. Il est bon encore d’attacher derrière la herse des fagots d’épine, chargés de quelques pierres ou de pièces de bois, ils régaleront la terre, & contribueront à mieux enfouir la semence : cette pratique n’est pas à négliger. En général, le point essentiel est de bien diviser la terre, de la diviser profondément, de ne pas trop enfouir la graine & de la bien recouvrir ; si après les semailles il survient une pluie chaude, chaque graine germera, & on ne tardera pas à voir les plantes pulluler de toute parts.


§. IV. Des soins que demande la luzerne après avoir été semée.


Lorsque le fond de terre lui convient, lorsqu’elle a été bien semée, enfin lorsqu’elle a bien germé, elle n’exige aucuns soins. Cette assertion ne s’accorde pas avec celle des auteurs qui prescrivent, comme une condition nécessaire à la réussite, de sarcler le champ de toutes les mauvaises herbes, & autant de fois qu’elles reparaissent : précaution inutile, dépense superflue, toutes les fois que la luzerne n’a pas été trop claire. Dans ce tas, qui dépend ou de la mauvaise qualité de la graine, ou de la faute du semeur, ou de l’effet de la saison, il vaut mieux faucher les mauvaises herbes, les laisser pourrir sur le champ, & resemer de nouveau à l’époque convenable au climat. Dans les pays où les chaleurs sont modérées, & où l’on est sûr de la pluie en été, on peut essayer de resemer jusqu’à la fin du mois d’août ; mais cette ressource est interdite dans les provinces du midi dans les mois de juillet & d’août, la sécheresse & la chaleur y mettent obstacle.

À peine eus-je choisi le Languedoc pour le lieu de ma retraite, que je fis semer de la luzerne, &, plein des écrits que j’avois lus autrefois, & des pratiques que je connoissois, je fis sarcler rigoureusement une partie d’un champ que je venois de convertir en luzerne. Les paysans plaisantaient entr’eux de ma sollicitude ; je leur en demandai la raison : la luzerne, me dirent-ils, en fait plus que vous, laissez-la faire, elle tuera les mauvaises herbes sans votre secours. Pour cette fois ils eurent raison : la partie du champ qui n’avoit pas été sarclée, fut, l’année suivante, aussi belle que celle qui l’avoit été. Depuis ce temps-là je n’ai pas eu la fantaisie de sacrifier de l’argent en pure perte.

On ne manquera pas d’objecter que les luzernes périssent à la longue, parce que les mauvaises herbes ou les plantes graminées les gagnent ; je reponds que ces plantes graminées, &c. &c. ne végètent que dans les places où les pieds sont déjà morts, & que tant que les pieds conservent de la vigueur, ils se défendent contre les mauvaises herbes, sur-tout s’ils sont encore assez rapprochés les uns des autres. Un seul coup d’œil jeté sur une luzernerie dans ses différens états, prouvera plus que tout ce que je pourrois dire.

Le grand destructeur & le plus terrible pour la luzerne, avant que l’âge la dégrade, c’est le ver du hanneton (Voyez ce mot & planche XXVII, page 678 du Tome VI, lettre D, fig. 6) ainsi que celui de l’insecte nommé moine ou rhinocéros ; c’est le Scarabaus Rhinocéros. Lin. J’avois chargé le graveur de le représenter dans la même planche que celle du hanneton, & il l’a oublié. Il est aisé de reconnoître ce scarabé, plus gros que le hanneton, à une corne unique qu’il porte sur la tête, & qui l’a fait nommer Rhinoceros ; son corselet n’est pas moins singulier & irrégulier ; il s’élève sur le derrière, & forme une éminence transverse, à trois angles, & qui ressemble à une espèce de capuchon, d’où on lui a donné le nom de moine; cette éminence est bien moins considérable dans la femelle, qui n’a point non plus de corne sur la tête. Tout le corps de l’animal est d’un brun châtain, ses étuis sont lisses, & son ventre est un peu velu ; on le trouve en grande quantité dans les couches, dans les jardins potagers & dans les bois pourris ; sa larve ressemble entièrement à celle du hanneton. Telle est la description que M. Geoffroi donne de cet insecte.

J’ignore si sa larve ou ver demeure aussi longtemps en terre, avant de passer à l’état de chrysalide, que celle du hanneton ; je le croirois cependant, parce que j’en ai trouvé, à la même époque, de grosseur très-disparate, pour parvenir dans la même année au même volume ; je trouve que sa larve diffère de celle du hanneton, non par la forme, mais un peu par la couleur. Celle du rhinocéros est d’un gris bien plus foncé, & les petits points placés sur les côtés des anneaux, d’une couleur assez noire. Quoi qu’il en soit de ces différences, peut-être accidentelles, il n’est pas moins vrai que les larves de ces deux insectes parviennent en peu d’années à détruire une luzernière, sur-tout si elles sont multipliées.

J’ai suivi de près la marche de ces vers destructeurs, & j’ai toujours observé que le hanneton, dans son état d’insecte parfait, choisissoit, lorsqu’il vouloit s’enterrer pour déposer ses œufs, l’endroit qui étoit recouvert par l’excrément des bœufs, ou des chevaux, ou des mules, dont on s’étoit servi pour enlever la luzerne du champ. Ces excrémens en masse empêchent l’évaporation de l’humidité de la terre, lui conservent sa fraîcheur & la rendent moins difficile à être pénétrée par l’insecte : c’est ce qui se passe dans les provinces du midi ; la terre y est quelquefois si dure, si sèche à sa superficie, que l’insecte est obligé de recourir & ce petit, mais ingénieux stratagème. Je ne pense pas qu’il en soit ainsi dans les provinces du nord, plus favorisées par les pluies, la terre y est par conséquent plus perméable à l’animal ; cependant au besoin le même instinct doit le conduire.

Ce fait paroîtra peut être extraordinaire, mais je m’en suis convaincu d’une manière si positive, que je ne puis aujourd’hui le révoquer en doute : voici ce qui a donné lieu à cette vérification. Une bouse de bœuf, après s’être desséchée au soleil, étoit soulevée dans toutes ses parties par la nouvelle luzerne qui repoussoit par dessous ; d’un coup de pied je jetai au loin cette croûte : je vis, à la place qu’elle occupoit auparavant, la terre beaucoup plus humide que dans les environs, & elle étoit criblée de trous ronds. Je crus d’abord qu’ils avoient été faits par le scarabé jayet, Scarabeus totus niger capite inermi, le scarabé gris, scarabeus pillularius, enfin par les différens insectes nommés bousiers & copris en latin, qui vivent sur les bouses. Je retournai au logis sans y faire plus d’attention, parce que mon esprit étoit prévenu d’une idée naturelle ; mais chemin faisant la largeur de l’orifice des trous me frappa, & me fit naître des doutes. Le hanneton ne pouvoit pas passer par des trous ouverts par les autres scarabés, dont on vient de parler ; ils auroient été plus larges s’ils eussent été l’ouvrage des cigales au moment qu’elles s’enterrent. Dans cette incertitude, je pris le parti de revenir sur mes pas, de faire ouvrir la terre, & après l’avoir enlevée à huit à dix pouces de profondeur, je trouvai les hannetons, mais non pas en nombre égal à celui des trous que j’avois vus ; les autres avoient déjà pénétré au-dessous de la fouille que j’avois faite. Quelque temps après j’eus occasion de faire encore la même opération, & au lieu de hannetons, je trouvai le scarabé rhinoceros. Ces deux places furent aussitôt marquées, chacune par un piquet fiché en terre, presque jusqu’à son sommet, afin qu’il ne pût être enlevé.

J’étois fort content de mon observation, & que l’on juge de mon étonnement, lorsque, l’année suivante, je ne vis aucune trace des dégâts causés par les larves de ces insectes ; mais il n’en fut pas ainsi à la seconde année, parce que leurs vers ou larves n’étoient pas assez forts pendant la première année pour attaquer les racines pivotantes de la luzerne. À la seconde année je vis des pieds de luzerne bien verds la veille, se flétrir le lendemain, & être desséchés trois ou quatre jours après ; alors, saisissant ces tiges avec la main, je les arrachai sans peine de terre, ainsi que la partie supérieure de leurs racines qui étoit cernée, rongée & coupée. Je ne doutai plus que ce ravage ne dût être attribué au hanneton & au rhinoceros, & une fouille m’en convainquit aussitôt. Il seroit trop long de décrire mes recherches postérieures, mais en voici le résultat :

Ces vers ou larves marchent toujours entre deux terres sur une ligne circulaire, & forment à la longue ce que l’on appelle des tonsures, ou espaces vides de luzerne, & dont peu-à-peu l’herbe s’empare. Le ver commence par le premier pied qu’il rencontre, passe au second, & vient ensuite au plus voisin du premier, & peu-à-peu il établit sa galerie, & ainsi de suite ; on diroit que la place qu’il a dévorée a été tracée avec la faulx. Si dans cette espèce de cercle on voit des crochets, des proéminences, c’est que plusieurs vers travaillent en même temps sur différentes lignes, & quelquefois deux tonsures se joignent, & ne sont séparées que par une seule rangée de pieds de luzerne ; souvent même, dans le milieu de ces tonsures, il reste deux à quatre plantes qui ont été épargnées. Le dégât continue jusqu’à ce que la larve devienne insecte parfait, c’est-à-dire hanneton. Dans cet état il sort de terre pour s’accoupler, & s’enterrer ensuite. (Consultee le mot Hanneton) Ce qui m’a fait présumer que le rhinoceros restoit aussi longtemps dans son état de larve que le hanneton, c’est que ses excursions & ses dégâts duroient autant d’années. Les tonsures ne sont plus agrandies lorsque l’insecte est devenu hanneton. Si dans cet intervalle d’autres hannetons se sont enterrés dans leur voisinage, on peut s’attendre à de nouveaux dégâts, & qui dureront autant que les premiers, & ainsi de suite. La source du mal est connue, comment la tarir ?

J’ai toujours observé que les luzernières, placées près des bois, près des arbres, & des peupliers sur-tout, étoient plus endommagées que les autres ; la raison en est simple : ces arbres servent de retraite aux hannetons, lors de leur sortie de terre, ils se nourrissent de leurs feuilles, ils y sont à couvert de l’ardeur du soleil ; rassemblés pour ainsi dire en famille, ils y trouvent sans peine leurs compagnes, & l’époque de s’enterrer étant une fois venue, ils trouvent dans le voisinage de quoi remplir le but de leur conservation & de leur reproduction. De la théorie, passons à la pratique.

1°. Faire enlever avec soin de dessus le sol de la luzernière, tout le crotin de cheval, d’âne, de mulet, &c., & toutes les bouses de vaches & de bœufs ; ces excrémens y sont sur-tout multipliés lorsqu’on y met ces animaux pendant l’hiver. Faire emporter également ces excrémens lorsqu’après les coupes on voiture la luzerne. Ceux-ci sont encore plus dangereux que les premiers, puisqu’ils conservent l’humidité de la terre qu’ils recouvrent, à l’époque assez ordinaire où le hanneton s’enterre.

2°. Aussitôt qu’on s’aperçoit qu’un pied de luzerne sèche, il faut faire ouvrir une tranchée tout autour, y découvrir la larve & la tuer. Le maître vigilant ne s’en rapportera qu’à lui-même pour la visite de sa luzernière, & il ne quittera l’opération que lorsqu’elle sera complettement finie ; il fera très-bien encore d’avoir avec lui un petit sac rempli de graine de luzerne, & il en répandra sur la terre nouvellement remuée, & la fera enterrer, n’importe à quelle époque du printemps ou de l’été qu’il se trouve ; le pire c’est de perdre un peu de graine. Cette première visite faite, il doit la recommencer souvent, & ne pas se lasser ; ce petit travail conservera sa luzernière : cependant ces semis partiels seront peu utiles si la luzernière est vieille, parce que l’intérieur du sol est rempli de racines qui ont absorbé l’humus ou terre végétale, & les racines des nouvelles plantes ne trouveroient pas de quoi s’y nourrir : dans ce cas, on agira ainsi qu’il sera dit ci-après.

§. V. Des différentes récoltes la luzerne.

Si on en croit l’assertion de M. Hall, Anglois, & d’ailleurs auteur d’un grand mérite, les provinces méridionales de France ont l’avantage de faire jusqu’à sept coupes par an ; malheureusement pour elles il n’en est rien, quelques avantageuses que soient les saisons, même quand on auroit les élémens à sa disposition, & l’eau nécessaire pour arroser le champ à volonté. Sion coupe la plante avant qu’elle soit en pleine fleur, on n’obtient qu’une herbe aqueuse, de peu de consistance, & qui perd les trois quarts de son poids par la dessication ; elle est en outre peu nourrissante. En supposant que la première coupe soit faite du commencement au milieu d’avril, ce qui est le plutôt, est-il possible de concevoir que la luzerne ait eu le temps de fleurir sept fois avant les premiers froids ? Il est rare qu’on puisse faire plus de cinq coupes. L’ordinaire, dans les provinces dont parle M. Hall, est quatre coupes ; si la saison a été favorable, c’est une belle & très-riche production. Aucun champ ne rend numériquement autant qu’une bonne luzernière, c’est un revenu clair & net pendant dix ans, qui ne demande aucune culture, aucune avance, excepté celle de bien préparer le champ, l’achat de la graine, & la paye des coupeurs. Quatre cent toises quarrées de superficie sont communément affermées, dans le pays que j’habite, de cinquante & soixante livres par année. Heureux le propriétaire qui a beaucoup de champs propres à la luzerne.

Beaucoup d’auteurs prétendent, ainsi qu’il a été déjà dit, que la luzerne vient par-tout ; si cette assertion étoit aussi vraie qu’elle est fausse, une grande partie de la Provence & du Languedoc seroit couverte de luzerne, puisque les prairies naturelles y sont rares par le manque presque absolu d’irrigation ; mais l’expérience a prouvé, de la manière la plus tranchante, que dans ces provinces surtout, la luzerne demande un terrein qui ait beaucoup de fond, qui na soit pas argilleux, & que le grain de terre ne soit ni trop tenace ni trop sablonneux.

Si dans tout le courant de l’année on a la commodité d’arroser les luzernières, les plantes s’élèveront fort haut, seront très-aqueuses, & ne donneront qu’un fourrage de bien médiocre qualité ; il vaudroit beaucoup mieux convertir ce champ en prairie naturelle, le foin en seroit meilleur.

Dans les champs trop sablonneux, ou qui n’ont pas assez de fonds, la luzerne souffre beaucoup de la chaleur & de la sécheresse de l’été, mais s’il survient une pluie, elle regagne en quelque sorte le temps perdu ; l’humidité développe bien vite une végétation qui étoit concentrée.

Dans les provinces du centre du royaume, on fait trois coupes dans les années ordinaires, & quatre dans les années les plus favorables ; deux à trois, au plus, dans les provinces du nord.

Règle générale, on ne doit faucher que lorsque la plante est en pleine fleur. Avant cette époque la plante est trop aqueuse, & ses sucs mal élaborés. Cette époque passée, elle devient trop sèche & trop ligneuse.

Il en est de la fauchaison des luzernes, à-peu-près comme de celle des soins. On la donne à prix fait, ou on fait le prix à journées. Ce dernier parti est bien plus dispendieux mais le travail en vaut mieux. Les ouvriers à prix fait n’ont d’autre but que de vite gagner leur argent ; alors, pour expédier le travail, ils coupent trop haut, & laissent des chicots qui nuisent essentiellement au collet de la racine, par où doivent sortir les nouvelles tiges. Le collet de la racine est recouvert de mammelons qui deviennent successivement des yeux & ensuite des bourgeons, les chicots se dessèchent, & font périr les mammelons qui les environnent ; c’est pourquoi il est de la plus grande importance, lorsqu’on a semé la graine, de faire régaler exactement la superficie de la luzernière, de n’y pas laisser parcourir le gros bétail après la dernière coupe & pendant l’hiver, lorsque la terre est trop humide ; le sommet de la racine, ou la tête de la plante cède à la pesanteur, à la pression de leurs corps, & leurs pieds les enfouissent avec la terre qu’ils compriment. On sent bien que la faulx passant sur ces petites fosses, ne peut aller chercher le collet des tiges, & qu’ainsi il doit rester beaucoup de chicots, & que la luzernière doit en souffrir. Si ces fosses sont très-multipliées, il convient, à la fin de l’hiver, de faire passer plusieurs fois consécutives, la herse à dent de fer, sur le champ, afin de les combler, & encore de labourer légèrement la superficie, & de herser ensuite. Ce petit travail a bien son mérite, & la beauté de la luzerne dédommage amplement, dans la première coupe, des frais de labourage.

Si la saison le permet, si on a à sa disposition le nombre de faucheurs convenable, les charrettes & les animaux nécessaires, il faut choisir un bon vent du nord, un jour clair & serein, enfin, un temps assuré, & se hâter de couper pour en profiter. Il vaut mieux payer quelques sols de plus par journées, ou par prix fait, afin d’être servi lestement. La luzerne coupée & mouillée par les pluies, perd, en grande partie, ou totalement sa couleur verte, sur-tout, s’il y a eu des alternatives de pluies & de soleil elle perd alors réellement en qualité intrinsèque, & plus encore en valeur aux yeux de l’acheteur.

En admettant qu’elle ait été coupée dans les circonstances les plus favorables, & qu’elle paroisse bien sèche, on ne doit jamais la lever de dessus le champ, pour la mettre sur la charrette & l’enfermer, qu’après que le soleil aura, pendant quelques heures, dissipé la rosée. Si la chaleur est trop vive, & la luzerne trop sèche, on court le risque de laisser sur le champ une grande partie de ses feuilles, & de n’emporter que des tiges ; cependant la bonté de ce fourrage tient beaucoup à ses feuilles. Ainsi, autant que les circonstances pourront le permettre, on ne doit pas manier ou botteler la luzerne dans le milieu du jour, sur-tout pendant les grandes chaleurs de l’été. Cette exception est plus ou moins essentielle, & relative au climat que l’on habite.

Un autre point, non moins essentiel, & qui entraîne après lui les effets les plus fâcheux, c’est de ne jamais fermer dans le fénil la luzerne qui n’est pas bien sèche. Elle fomente, s’échauffe, prend feu, & bientôt l’incendie devient général. La luzerne qui a fermenté, qui est échauffée, devient une très-mauvaise nourriture. Elle perd sa couleur verte ou paille, suivant les circonstances qui ont suivi sa dessication ; elle prend alors une couleur plus ou moins brune, proportionnée au degré d’altération qu’elle a éprouvé. Lorsque l’altération est parvenue à un certain point, il est prudent, si on ne veut pas perdre son bétail, de ne l’employer que pour la litière.

Je n’entre ici dans aucun détail sur les moyens d’accélérer sa dessication sur le champ, de conserver sa couleur. Lisez l’article Foin où ces moyens sont décrits.

Il faut observer que la première coupe est la moins bonne de toutes, parce que la luzerne est mêlée avec beaucoup d’autres plantes qui ont végété avec elle. La seconde coupe est la meilleure ; la troisième est ordinairement encore très-bonne ; les sucs de la plante, dans la quatrième, sont appauvris, & la luzerne elle-même se ressent de ses végétations précédentes.


§. VI. Des moyens de rajeunir une luzernière.


Le temps & les insectes sont les destructeurs de la luzerne. Avec de petites attentions, on prévient, ou on arrête les dégâts cuises par les animaux ; mais tout cède & doit céder à la loi impérieuse du temps. Il ne reste donc aucune ressource contre la dégradation causée par la vétusté ; mais on peut retarder cette époque par différens engrais.

Le premier, qui seroit le plus prompt, le plus commode, & nullement dispendieux, seroit de faire parquer les moutons sur la luzernière aussitôt après que la dernière coupe est levée, & même pendant une partie de l’hiver.

Cette assertion paroîtra ridicule à un très-grand nombre de lecteurs, puisqu’aux époques indiquées, ils ont grand soin de renfermer les troupeaux dans des bergeries rigoureusement fermées & calfeutrées ; afin d’interdire toute communication entre l’air extérieur, & l’air étouffé, & presque méphitique du dedans. Consultez les mots Bergerie, Laine. Il se prépare une heureuse révolution en France, & nous la devons au zèle & aux lumières de M. d’Aubenton, qui a démontré, par une expérience de quatorze années, dans l’endroit le plus froid de la Bourgogne, que les troupeaux y peuvent passer toute l’année en plein air, même pendant les pluies, la neige & les froids. Les bergers, instruits à son école, & qui retourneront dans leurs provinces, prouveront le fait par leur exemple, & cet exemple prouvera plus démonstrativement que le livre le mieux écrit & le mieux raisonné. Aux expériences de M. d’Aubenton, on peut ajouter celles de M. Quatremere-Disjonval, sur des troupeaux nombreux, tirés de la Sologne, accoutumés à être renfermés, & qui tout-à-coup ont passé, en plein air, les hivers de 1784 & 1785. Il ne peut donc plus exister aucun doute sur la possibilité du paccage habituel. Peu-à-peu la vérité percera, & l’intérêt particulier des propriétaires les forcera à la reconnoître. D’après les faits cités, & depuis un temps immémorial, confirmés par l’exemple des troupeaux anglois & espagnols, qui n’entrent jamais dans la bergerie que pour y être tondus, je persiste à dire que le paccage est le moyen le plus sûr & le plus économique, quand on veut ranimer les forces d’une luzerne, & j’ajoute qu’on doit faire parquer à l’entrée de l’hiver, afin que les pluies ou les neiges de cette saison, aient le temps de délayer les crotins du mouton, & de pénétrer, chargés de leurs principes, jusqu’à une certaine profondeur du sol.

On objectera que pendant l’hiver, les troupeaux sont fréquemment conduits sur la luzernière, & qu’ils l’engraissent. Cela^est vrai jusqu’à un certain point. Mais, quelle différence n’y a-t-il pas entre la somme des urines & des crotins d’un troupeau qui a parqué pendant plusieurs nuits de suite à la même place, & celle d’un troupeau qui y passe rapidement, afin de chercher sa nourriture ? Personne de bon sens ne peut mettre en problême, laquelle des deux manières est la plus avantageuse.

M. Meyer proposa, en 1768, le gyps, ou plâtre, pour rajeunir les luzernes, & fit part à la Société économique de Berne, de diverses expériences qu’il avoir faites dans les années précédentes. M. Kirchberguer les a répétées avec soin ; & en voici le résultat sommaire.

1°. Il est démontré par ces expériences, qu’une mesure de gyps calciné, égale à celle de l’avoine, suffit pour la superficie de terre que la mesure d’avoine doit ensemencer.

2°. Que le gyps réussit mieux sur les bonnes terres en luzernière, que sur celles dont le sol est maigre & sabloneux.

3°. Qu’il produit un plus grand effet à la première qu’à la seconde année.

4°. Qu’il est moins actif dans un terrein humide, & qu’il lest davantage sur un sol sec.

5°. Si on répand le plâtre aussitôt après l’hiver, la première coupe se ressent de cet engrais. Si on attend après cette coupe pour le semer, la seconde en profite.

Je conviens, d’après ma propre expérience, que le plâtre est très-avantageux sur les luzernières qui commencent à dépérir ; qu’il favorise singulièrement la végétation du grand treffle (Voyez ce mot) ; qu’il est très-utile sur les prairies chargées de mousse ; mais peur-on employer le plâtre dans tous les climats, & seroit-il aussi avantageux ? La solution de ce problême tient à deux objets. Au prix du plâtre, & à la manière d’être de l’atmosphère dans le pays que l’on habite.

L’engrais du plâtre est moralement impossible à être employé dans plus de la moitié du royaume, à cause de son trop haut prix ; mais par-tout où il est commun & à bon compte, on fera très-bien de s’en servir. Cependant j’estime que la chaux éteinte à l’air, & réduite ainsi en poussière, mériteroit la préférence, & seroit bien supérieure au plâtre. L’une & l’autre de ces substances n’agissent que par leurs sels, & l’alkali de la chaux est en plus grande quantité, & plus développé que celui du plâtre ; dès-lors la combinaison savonneuse, qui réunit & assimile les parties constituantes des plantes, est plutôt & mieux faite. Lisez le dernier chapitre du mot Culture, les articles Amendement & Chaux. Veut-on encore que la grande atténuation de ces deux substances serve mécaniquement d’engrais, en procurant une plus grande division entre les molécules du sol ? Soit ! Mais la chaux éteinte à l’air, est bien plus divisée, & réduite en poussière plus fine que ne sera jamais le plâtre le mieux battu ou le mieux pulvérisé par le moulin. Ainsi, la chaux mérite la préférence, sur-tout lorsqu’elle est à bas-prix, & on se servira du plâtre, s’il est beaucoup moins cher que la chaux.

Dans les provinces maritimes du royaume, l’engrais du plâtre ou de la chaux y sera de peu d’utilité, & même nuisible, à mesure qu’on s’approche de la mer, parce que la terre ne manque pas de sel, mais bien plutôt de substances graisseuses & huileuses ; & lorsque le sel surabonde, la plante souffre, à moins que de fréquentes pluies ne l’entraînent. Ces pluies sont excessivement rares au printemps & en été dans les provinces du midi. D’après ce simple exposé, il est clair que si on veut y faire usage du plâtre ou de la chaux, on doit les répandre avant l’hiver, & à différentes époques de l’hiver, à mesure qu’on s’éloigne de la mer. Enfin, l’avantage de ces deux engrais augmente à mesure qu’on s’approche du nord. Dans tous les climats du royaume, je préfère le paccage du troupeau sur la luzernière pendant l’hiver. Quand ouvrira-t-on les yeux sur un fait aussi important, aussi peu coûteux, & si utile pour la perfection des laines & la santé des troupeaux ?

Quelques auteurs ont proposé de transplanter les luzernes, au lieu de les semer, & M. de Châteauvieux, fort partisan de cette méthode, conseille d’en couper le pivot, afin de forcer la plante à pousser des racines latérales. Je suis très-mortifié de ne pas être de l’avis de cet agriculteur, & de plusieurs auteurs qui ont répété la même chose d’après lui. Je ne crains pas de le dire, c’est ouvertement contrarier la loi naturelle de la plante, dont la force de la végétation tient à son pivot ; la luzerne ne réussit jamais mieux que lorsqu’elle peut enfoncer profondément ce pivot ; & cette plante ne tire sa subsistance que par lui, sans lui elle dessécheroit sur pied dans les provinces méridionales. Je ne crois pas que dans les provinces du nord, la plante qui a subi cette opération, doive subsister en bon état pendant plusieurs années. Les travaux de l’agronome ont pour but d’aider les efforts de la nature, & de ne la jamais contrarier. Si ce pivot, énorme par sa longueur dans le sol qui lui convient, étoit superflu à la plante, la nature n’auroit pas été inutilement prodigue en sa faveur. Je l’ai déjà dit, & je le répéterai souvent, l’inspection seule des racines d’une plante, décide l’homme instruit sur la culture qu’elle exige. Cette théorie ne porte pas sur des données, sur des problèmes, mais sur une loi immuable. Ayons des yeux, & sçachons voir !

Le même auteur ajoute que le replantement des luzernes n’est pas plus dispendieux que la destruction des pieds surnuméraires qui ont été semée à la volée. Il me paroît difficile d’établir la parité dans les dépenses ; d’ailleurs la dépense de l’extraction des pieds surnuméraires est inutile, parce que petit-à petit le pied le plus fort affame & fait périr le plus foible, & à la longue il ne reste que les pieds qui peuvent se défendre les uns des autres. Je n’ai jamais vu de luzernière, avoir à sa quatrième année, un nombre de pieds inutiles. Ces raffinemens d’agriculture sont très-jolis dans le cabinet, & rien de plus.

M. Duhamel propose, pour regarnir les places vides, de faire des boutures avec les plantes voisines. Je n’ai pas fait cette expérience, mais je crois ce procédé avantageux, surtout pour repeupler ce qu’on appelle les tonsures. Je ne doute point de l’authenticité du fait, puisqu’un auteur aussi estimable l’avance ; il en coûte si peu de l’essayer au temps de la première coupe, en ouvrant une fosse de huit à dix pouces de profondeur sur l’endroit qu’on veut regarnir. On couche alors la tige, on la recouvre de terre, à l’exception de l’extrémité qui doit déborder la fosse. Il me paroit essentiel d’en couper les fleurs, afin de forcer les sucs à se concentrer dans les tiges enterrées, & les obliger à donner des racines : c’est du moins le parti que je prendrois.

M. Duhamel dit encore avoir fait tirer de terre de vieux pieds de luzerne, ménager avec grand soin les racines latérales, couper le pivot à huit pouces, les avoir fait planter dans une terre neuve, & avant l’hiver ; & qu’enfin tous avoient repris au printemps suivant. Il auroit peut-être dû nous apprendre combien d’années cette luzernière avoit resté en bon état.


§. VII. Des qualités alimentaires de la luzerne.


La luzerne perd de sa qualité à mesure qu’elle s’éloigne de son pays natal ; c’est-à-dire qu’elle n’est plus aussi nourrissante, parce que les sucs qui la forment sont trop aqueux, & ne sont pas assez élaborés. Malgré cela, aucun fourrage ne peut lui être comparé pour la qualité, aucun n’entretient les animaux dans une aussi bonne graisse, & n’augmente autant l’abondance du lait dans les vaches, &c.

Ces éloges mérités à tous égards, exigent cependant des restrictions. La luzerne échauffe beaucoup les animaux, & si on ne modère la quantité qu’on leur en donne, pendant les chaleurs, & sur-tout dans les provinces méridionales, les bœufs ne tardent pas à pisser le sang, par une suite d’irritation générale. Si on s’en rapporte aux valets d’écurie, ils saoulent de ce fourrage les bêtes confiées à leurs soins, ils s’enorgueillissent de les voir bien portantes, ne pouvant se persuader que la maladie dangereuse qui survient, soit l’effet d’une si bonne nourriture. Dès qu’on s’aperçoit que les crotins de cheval, de mulet, &c. que les fientes de bœufs & de vaches, deviennent serrés, compactes, surtout ces dernières, on doit être bien convaincu que l’animal est échauffé par la surabondance du fourrage. C’est le cas d’en retrancher aussitôt une partie proportionnée au besoin de mettre l’animal à l’eau blanche, légèrement nitrée ; de donner des lavemens avec l’eau & le vinaigre ; enfin, de mener les bœufs & les vaches paître L’herbe verte. Si on n’a pas cette ressource, comme cela arrive souvent pendant l’été, dans les provinces du midi, il faut cueillir les rameaux inutiles des vignes, & leur en laisser manger à discrétion pendant quelques jours, & jusqu’à ce que les excrémens aient repris leur souplesse ordinaire.

Je ne connois qu’un seul moyen de prévenir la déperdition superflue de luzerne, faite par les valets, & nuisible aux animaux ; c’est de mélanger, par parties égales, ce fourrage avec la paille de froment ou d’avoine, non pas par lit ou par couche, mais par confusion. La paille contracte l’odeur de la luzerne, l’animal la mange avec plus de plaisir, & n’est plus incommodé. Cet expédient suppose que le fénil est fermé à clef, & que l’on a un homme de confiance, qui distribue chaque jour le fourrage dans une proportion convenable. Si l’animal voit qu’il a du fourrage au-delà de ses besoins, il laisse la paille de côté, & ne mange que la luzerne. S’il n’a que ce qu’il lui faut, il ne laisse rien perdre.

La luzerne, donnée en verd aux chevaux, mulets, & aux bêtes à cornes, les relâche, & les fait fienter clair : on appelle cela les purger. 1°. On ne doit donner cette herbe fraîche que vingt quatre heures après qu’elle a été coupée, afin qu’elle ait eu le temps de perdre une partie de son air de végétation. 2°. On doit très-peu en donner à la fois, dans la crainte d’occasionner la maladie dangereuse dont on va parler. Tout bien considéré, cette manière de donner le vert, ne vaut rien. Il faut préférer de le faire prendre avec l’orge qu’on seme exprès ; après l’orge vient l’avoine ; mais dès que ces plantes ont passé fleur, que le grain commence se former, elles deviennent très dangereuses.

Si, par négligence, ignorance, ou autrement, on laisse aller un cheval, une mule, un bœuf, &c. dans une luzerne sur pied, il se presse d’en manger. La chaleur de l’estomac sépare promptement l’air de la plante, chez les bêtes à corne sur-tout ; cet air enfle leur estomac comme un ballon ; ce volume monstrueux comprime les gros vaisseaux, arrête la circulation du sang, & l’animal meurt au bout de quelques heures, s’il n’est pas secouru promptement. La luzerne ne produit pas cet effet, à l’exception de toute autre plante. La même chose arrive, un peu moins vîte il est vrai, lorsque l’animal se gorge de bled, d’avoine, &c. encore sur pied, & lorsque la plante n’est encore composée que de feuilles. Tout pâturage trop succulent est dangereux.

Les procédés ordinaires, pour prévenir ces funestes effets, sont de faire de longues incisions dans le cuir & sur le dos de l’animal. Elles sont inutiles, quoiqu’elles dégagent un peu d’air & fassent forcir un peu de sang, si elles ont été un peu profondes ; ensuite on force cet animal à courrir ; ce qui vaut mieux, parce que la course & le mouvement rétablissent la circulation. Ce moyen ne suffit pas toujours, il vaut beaucoup mieux commencer à se frotter le bras avec de l’huile, on l’enfonce ensuite dans le fondement de l’animal, afin d’en retirer les gros excrémens, & donner une issue facile à ceux qui sont dans la partie supérieure des intestins, ainsi qu’à l’air qui distend ces parties ; dans le bœuf les estomacs en sont quelquefois pleins, mais le livre est celui qui se durcie le plus ; faites surtout courir l’animal. L’expédient qui ne m’a jamais manqué dans un pareil accident, c’est de lui faire avaler, aussi promptement qu’on le peut, une once de nitre dans un verre d’eau-de-vie ; de vider l’animal comme il a été dit, & de le faire courir.