Cours d’agriculture (Rozier)/JARDINIER

Hôtel Serpente (Tome sixièmep. 83-85).


JARDINIER. Homme qui cultive & soigne les plantes d’un jardin. Cette définition suffiroit au temps passé ; mais elle est trop générale aujourd’hui. On doit distinguer le jardinier maraîcher, ou celui qui ne s’occupe que de la culture des légumes ; le jardinier-tailleur d’arbres fruitiers, le jardinier pépiniériste, le jardinier décorateur, ou qui est spécialement chargé de l’entretien des bosquets, des boulingrins, de la route, des palissades, & enfin du jardinier pastelliste ou fleuriste. Rien de si commun que les jardiniers en tous les genres, & cependant rien de si rare qu’un bon jardinier. En effet, où peut-il avoir appris son métier ? chez son père, chez son maître ? Mais si l’un & l’autre n’ont pour guide que la routine, l’élève ne saura rien de plus ; s’il a de l’imagination, s’il sait observer, combien d’années ne s’écouleront pas avant qu’il ait acquis une pratique sûre ! en attendant, vos arbres seront mutilés, votre potager ruiné, & vos bosquets détruits. Un garçon se marie, le voilà aussitôt jardinier de profession, & il cherche à se placer, & croit savoir son métier. Nous avons des écoles jusques pour l’art de la frisure, & aucun maître pour l’agriculture & pour les jardins. Un artiste s’instruit en voyageant ; le jardinier est sédentaire & s’écarte peu du lieu qui l’a vu naître : ce sont donc toujours les mêmes exemples, les mêmes routines qu’il a sous les yeux. Si, à l’imitation des artisans, il veut voyager & parcourir les différentes provinces de France, il n’est guère plus avancé à son retour qu’à son départ, parce que les bons exemples lui manquent, parce qu’il ne trouve pour instituteur que des hommes pauvres, qui cherchent moins la perfection de leur état, qu’à vivre de leur travail. Les environs de Paris pour les légumiers, Montreuil & les villages voisins pour les arbres fruitiers, Ermenonville pour les jardins naturels ou à l’angloise, sont les seules écoles à fréquenter. Quant aux parterres, bosquets & autres genres factices, on en voit par-tout ; c’est la partie où les jardiniers réussissent le moins mal, parce que tout y est soumis à la règle & au cordeau.

Un jardinier, quel que soit son genre, doit être fort, adroit, intelligent, actif, ami de la propreté, de l’ordre & de l’arrangement ; aimer son jardin comme on aime sa maîtresse ; admirer ses productions, se complaire dans son travail, être toujours à la tête des ouvriers, le premier au jardin & le dernier au logis, faire faire chaque soir la revue des outils, pour voir si ceux dont on s’est servi dans la journée sont rangés à leur place, si rien ne traîne & si tout est dans l’ordre. Heureux celui qui possède un homme pareil ! on ne sauroit trop le payer, puisque le travail, l’eau & lui sont l’ame d’un jardin quelconque. Ce n’est pas assez qu’il soit instruit, qu’il soit vigilant, il doit encore être fidèle & nullement ivrogne.

En général les jardiniers maraîchers qui demeurent chez les bourgeois, font un commerce clandestin très-préjudiciable aux intérêts du maître ; c’est celui des graines, des primeurs, &c. Communément on laisse les plus belles plantes monter en graine : un ou deux pieds suffiroient pour l’entretien d’un jardin ; ils en laissent dix & vingt, sous le spécieux prétexte que si les uns manquent, les autres réussiront. C’est de cette manière que sont pourvues les boutiques des marchands de graines des environs. Combien de fois les propriétaires ne sont-ils pas forcés de racheter leurs graines chez ces receleurs ?

L’objet des primeurs est d’une grande conséquence. Si le propriétaire aime à jouir, leur soustraction le prive du seul plaisir qu’il se promet de son jardin ; si au contraire il veut se dédommager de ses dépenses, & avoir un bénéfice sur le produit des ventes de ses légumes, le jardinier infidèle lui enlève la partie la plus claire. Enfin si ce jardinier est chargé des ventes, s’il trompe sur ces ventes, & les tourne à son profit, le bénéfice est zéro, & la perte seule est réelle : de là est venu une autre maxime, qui dit que le jardin du bourgeois lui coûte plus qu’il ne lui rend. Enfin, lassé de beaucoup dépenser sans jouir, il finit par affermer & par n’être plus le maître chez lui.

Admettons qu’on soit dans la ferme persuasion que son jardinier est fidèle ; sur quoi est-elle fondée ? Sur une physionomie heureuse, un air de bonne foi, & même de désintéressement. Je croirai à ses bonnes qualités, quand l’expérience les aura prouvées. Il faut, pour sa tranquillité, une certitude réelle & non pas idéale. À cet effet on choisira un ou deux jours de marché par mois, & l’on fera acheter par des personnes affidées & sûres tous les légumes qu’il y aura portées ; alors, certain sur le montant de la vente, on verra si la balance sera exacte avec la recette dont il rendra compte. Cette expérience, plusieurs fois répétée par des personnes & à des reprises différentes, sera la vraie pierre de touche : il en est ainsi pour les fruits ; &c. Les seigneurs, les personnes opulentes trouveront peut-être ces précautions mesquines ; mais le particulier qui vit sur un revenu modéré, qui est chargé d’enfans, n’est pas dans le cas de se laisser voler impunément. Si ce dernier est assez heureux pour avoir un jardinier instruit, laborieux & fidèle, qu’il augmente ses gages, lui accorde des gratifications ; enfin qu’il se l’attache par ses bienfaits, & le conserve avec le plus grand soin.

Il est bon de faire connoître une autre manière de friponner des jardiniers chez les bourgeois. Sous prétexte que la saison presse, que les travaux sont arriérés, &c. ils demandent des journaliers, multiplient le nombre des journées bien au-delà des besoins réels, & souvent ils en comptent qui n’ont pas été faites. Ce n’est pas tout, ils retiennent pour eux une partie de leur salaire. Le propriétaire qui passe une grande partie de l’année à la ville, est à coup sûr trompé : quant à celui qui vit à la campagne, s’il l’est, c’est sa faute ; les paiemens doivent être faits par ses mains à la fin de chaque semaine, & chaque jour le matin & le soir, il doit compter le nombre d’ouvriers employés, & en tenir une note : enfin, questionner les ouvriers pour savoir si le jardinier n’exige pas d’eux une certaine rétribution. Je parle d’après ce que j’ai vu, & les ouvriers me répondirent : Nous travaillons en conséquence du salaire qui nous reste. D’après cela, l’ouvrage étoit très-longuement & très-mal fait.

Lorsqu’un jardinier se présente, méfiez-vous si vous le voyez trop recherché dans sa parure ; ce sera un jardinier petit maître, un damoiseau & rien de plus. Si la misère est empreinte sur ses habits, c’est un débauché, un dissipateur ; si ses habillemens sont malpropres & trop négligés, votre jardin sera traité de même ; si c’est un beau parleur & plein de jactance, c’est un ouvrier au-dessous du médiocre : l’homme à talens, interrogé, répond : voyez, examinez comme je tenois & travaillois le jardin que je quitte pour prendre le vôtre. Ne vous laissez pas séduire par ce propos ; prenez moi à l’essai ; quand vous m’aurez vu travailler pendant quinze jours, vous fixerez mes gages. Il faut une année révolue pour conclure sur les talens, sur la conduite & la fidélité d’un jardinier.