Cours d’agriculture (Rozier)/FÈVE

Hôtel Serpente (Tome quatrièmep. 554-559).


FÈVE, vulgairement nommée de marais, à Paris & dans ses environs, parce qu’on la sème dans des potagers qu’on désigne sous le nom de marais. Cette dénomination prise à la lettre, seroit funeste au cultivateur, s’il semoit ses fèves dans un sol trop humide & marécageux. M. Tournefort la classe dans la seconde section de la dixième classe, qui comprend les herbes à fleur de plusieurs pièces irrégulières & en papillon, dont le pistil devient une gousse longue & à une seule loge. Il l’appelle faba rotundæ oblonga. M. von-Linné la nomme vicia faba, & la classe dans la diadelphie décandrie.

Fleur ou papillon, l’étendard ovale, l’onglet élargi, le sommet échancré avec une petite pointe, ses côtés recourbés ; il est blanc, légèrement teint de rouge ou de pourpre à sa base, marqué par des traits presque noirs ; les ailes d’un noir velouté, bordé de blanc, oblongues, presqu’en cœur, plus courtes que l’étendard ; la carène blanche, presque ronde, plus courte que les ailes ; son onglet divisé en deux ; au fond de la fleur est un nectaire. Les couleurs de la fleur varient beaucoup.

Fruit, légume coriace, arrondi, alongé, terminé en pointe, renfermant plusieurs semences ovales, oblongues, aplaties.

Feuilles ailées ; les folioles entières presque adhérentes à la tige, attachées trois à trois, quatre à quatre ou cinq à cinq, oblongues, un peu épaisses, veinées.

Racine droite, rampante, fibreuse.

Port. Tiges de deux à trois pieds, suivant le sol & la culture ; quarrées, creuses. Les fleurs naissent des aisselles des feuilles, plusieurs attachées au même pédoncule ; les feuilles naissent alternativement sur les tiges.

Lieu ; les champs, les potagers ; la plante est annuelle.

I. Des espèces. La fève de marais qu’on vient de décrire tient le premier lieu, & paroît être le type des espèces jardinières. Parmi elles, on compte celle nommée à Paris fève d’Angleterre ou de marais ronde, qui diffère de la première par sa forme & par sa délicatesse.

La seconde est connue dans les provinces méridionales sous le nom d’abondance : elle est moins large, moins grosse que la première, plus longue, plus arrondie ; & ses gousses plus alongées & plus nombreuses contiennent un plus grand nombre de grains. Le même pédoncule en porte plusieurs, & ils s’inclinent contre terre. Ses feuilles sont plus larges & plus lisses que celles des autres fèves, & leur couleur plus foncée.

La troisième espèce est la julienne, beaucoup plus petite que la précédente, & la plus précoce de toutes les espèces. Ne seroit-ce pas celle que d’autres appellent petite fève de Portugal ?

La quatrième, la fève de marais à châssis, aussi petite que la précédente, & la plante s’élève de huit à dix pouces.

La cinquième, la gourgane ou fève de cheval, dont la graine est alongée, un peu cylindrique, & dont la couleur des fleurs est tantôt noire, tantôt d’un blanc-sale. Les botanistes regardent cette fève comme une variété de la première. Je crois qu’on pourroit l’admettre réellement comme une espèce botanique, puisque la culture, bonne ou mauvaise, ne la fait pas changer dans sa forme.

La culture a pour objet les fèves de jardin destinées à être mangées en vert ; celles des champs qu’on laisse mûrir sur pied ; la culture des fèves pour fourrage ; enfin, les semis des fèves comme engrais des terres.

II. De la culture en vert. La fève aime les terres substantielles, bien fumées & bien travaillées ; elle ne réussit pas aussi-bien dans le sol léger ou trop compacte. Le temps de les semer est en décembre, dans des lieux bien abrités, & exposés au midi. Il faut les garantir des effets des gelées, & veiller à ce que les mulots & autres animaux ne les détruisent pas. Si on craint les effets du froid, on retarde les semailles jusqu’à la fin de février, ou en mars, suivant les climats : on les sème en table ou par rangée en bordure. Dans les provinces vraiment méridionales du royaume, on les sème dans le courant du mois d’octobre, & l’expérience démontre qu’il y est avantageux de semer de bonne heure.

Si on désire avoir une règle pour chaque climat, la nature la dicte. Lorsque les pieds de fève que vous destinez à grainer seront mûrs & desséchés, enfouissez sur le lieu même un ou deux grains, & vous verrez que l’époque à laquelle ils germeront & sortiront de terre, est l’époque fixe de la semaille. Je ne sais pas si cette loi est constante pour toutes les plantes, & même je ne le crois pas ; mais l’expérience m’a appris qu’elle est fort étendue. Le noyau de cerise, d’abricot, &c. dont je viens de manger le fruit, mis en terre, ne poussera certainement pas tout de suite malgré les soins que je lui donnerai ; mais il attendra le point de chaleur de l’atmosphère qui convient à sa végétation. Les fèves sont dans ce cas, & en général celles dont le grain est tombé & enterré aussitôt après la récolte sont les plus vigoureuses, les mieux nourries, toutes circonstances égales.

Dans les provinces du midi on sème étalement les fèves en janvier & en février : les premières ne germent pas plutôt que les secondes ; mais elles végètent mieux dans la suite, & le fruit en est plus beau. Dans les provinces du nord on peut encore semer en mars & en avril.

Dès que le plant est de quelques pouces de hauteur, il faut piocheter le sol, & le relever contre le pied. On peut répéter plusieurs fois ce petit labour jusqu’au temps de la fleuraison : la plante bien chaussée produit beaucoup plus ; elle demande à être rigoureusement sarclée. La coutume de beaucoup de jardiniers est de pincer l’extrémité des pousses, de les supprimer dès que la plante est en fleur, parce que, disent-ils, elles amusent la sève : mais cette opération est-elle réellement conforme au vœu de la nature qui ne produit rien en vain ?

Les pucerons souvent attaquent ces plantes, les font languir par l’extravasation de la sève, & s’acharnent au sommet des pousses, parce qu’elles sont plus tendres ; c’est le cas alors de supprimer ces sommités. La blessure que vous ferez sera moins funeste que les piqûres à l’infini des pucerons. J’ai eu des fèves superbes sans pincer, & même plus belles que celles qui avoient été pincées. Il convient, à mesure qu’on pince ces sommités chargées de pucerons, de les jeter dans un panier, & les porter ensuite au feu, afin de détruire l’espèce autant qu’on le peut.

Lorsque l’on aura cueilli en vert les principales gousses, si on coupe les tiges près de terre, on aura une seconde récolte de fèves, sur-tout si on a l’attention de recouvrir cette tige avec un peu de terreau, & de la travailler tout autour. Des auteurs ont conseillé de couper cette tige avant que le fruit soit formé. Quel peut être le but de cette pratique ? Il vaut mieux deux récoltes, ou une seule dans le temps prescrit par la nature, qu’une récolte plus tardive, & toujours moins riche que la première.

On laissera sécher sur pied les plantes destinées à grainer, & on choisira toujours les plus belles pour cet usage. Elles seront arrachées de terre par un temps sec & beau, ensuite battues, & les fèves conservées dans un lieu sec. Elles germent aussi bien à la seconde année qu’à la première.

III. De la culture des fèves dans les champs. On ne pourroit croire, à moins d’avoir vu, la quantité de fèves qu’on sème dans la basse-Provence, dans le bas-Languedoc, &c. & sur-tout dans la Guyenne. Dans plusieurs cantons les propriétaires sont obligés de permettre au maître valet chargé de la nourriture des gens de la ferme, de semer une certaine mesure de fèves par nombre de charrue, & l’on doit penser que le maître-valet choisit le meilleur champ parmi ceux qui reposent ; & s’il peut y voiturer du fumier en cachette, il ne l’épargnera pas.

Dès qu’on ne craint plus les effets des gelées, on laboure la terre, on la croise ensuite, & une femme ou un enfant, tenant un panier plein de fèves à son bras, marche après la charrue pendant le second labour, & y jette le grain. Le coup de charrue qui trace le sillon suivant, recouvre le sillon semé, & l’opération est finie.

Il n’en est pas ainsi dans la Guyenne, où les fèves forment une grosse récolte. On donne deux labours croisés avant l’hiver, aux mois d’octobre & de novembre, & on choisit le moment que la terre n’est ni trop sèche ni trop humectée. En février on répand les fumiers dans ces sillons, & on croise & recroise de nouveau. Je crois qu’il vaudroit beaucoup mieux fumer lors de l’un des deux labours avant l’hiver, parce que l’engrais auroit le temps de s’unir & de former des combinaisons avec les sels de la terre, & de préparer les matériaux savonneux de la sève. (Voyez les mots Amendement, Engrais & le dernier Chapitre du mot Culture)

Avant de semer, si la terre est sèche, on peut faire tremper les fèves dans l’eau pendant quelques heures, elles lèveront plus facilement.

Dans quelques endroits on sème tous les sillons, ainsi qu’il a déjà été dit ; dans d’autres, on passe & repasse dans le même sillon, afin de lui donner plus de largeur & plus de profondeur, & pour mieux former le dos d’âne ; enfin, dans d’autres, on espace ces sillons de quatre à cinq pieds.

La fève communément choisie pour les champs, est celle nommée d’abondance. Dans quelques endroits on la sème à la volée, méthode défectueuse qui met des obstacles au sarclage, & empêche de les serfouir commodément ; il vaut mieux, quoique l’opération soit plus longue, se servir du plantoir des jardiniers, faire deux trous sur le tiers de la hauteur du dos d’âne, à la distance de deux pouces l’un de l’autre, & dans chacun placer une féve, & recommencer ensuite à faire deux autres trous à la distance d’un pied, de manière que ce sillon une fois garni, & les suivans à proportion, les fèves soient toujours espacées d’un pied.

Comme les animaux, ou plusieurs circonstances fâcheuses font souvent périr des pieds, c’est par cette raison qu’on sème deux fèves l’une à côté de l’autre, mais au premier labour, lorsque la plante a poussé, on attache le pied surnuméraire, & on laisse le mieux venant : si on a planté les sillons à cinq pieds de distance, on peut travailler la terre à la charrue à oreille, de manière que l’oreille verse la terre contre la plante ; si les plantes sont seulement espacées d’un pied, il faut travailler à la houe. Plusieurs cultivateurs, un mois après le premier labour, en donnent un second semblable au premier, de manière que la fève se trouve alors très-bien buttée.

IV. De la culture des fèves pour fourrage. Les préparations de la terre sont les mêmes que pour les autres cultures ; ici on sème à la volée & assez épais ; ensuite on passe la herse, afin de bien égaliser le terrein. Lorsque la plante commence à fleurir, on la fauche, on la laisse sécher sur le champ, on la tourne & retourne comme le foin, & on la porte ensuite dans la métairie. La même pratique a lieu pour la seconde coupe & quelques fois pour la troisième, suivant les années, sur-tout si les pucerons ont épargné la plante.

Dans plusieurs autres provinces on sème en même temps pour fourrage la grosse fève mêlée avec la petite fève ou féverolle, ou fève de cheval ou gourganne, les pois, les vesces & lentilles que l’on coupe au moment de la fleur. Ce mélange est appelé dragée.

V. De la culture des fèves, comme engrais. Tous les maîtres-valets des provinces méridionales assurent, d’une manière tranchante à leurs maîtres, que les fèves qu’on leur permet de semer bonifient les terres : le fait est faux, & j’en ai l’expérience. Pour ne rien perdre, ils les laissent sécher sur pied, & par conséquent on ne peut les arracher qu’en juillet. Dès-lors, avec le peu de pluie qui tombe dans l’été, & sur-tout dans ces provinces, avec une chaleur dévorante qui dessèche la terre, comment est-il possible de pouvoir labourer & donner les façons nécessaires, afin de disposer cette terre à recevoir la semence dans le mois d’octobre ? Le sol est gratté & non labouré ; les animaux sont excédés & font un mauvais travail. Supposons que des pluies favorables permettent de labourer convenablement ; cette terre nouvellement soulevée, & pendant les chaleurs, perdra beaucoup par l’évaporation, & n’aura pas le temps de s’imprégner des bienfaits de l’air. Il vaut donc bien mieux, lorsque l’on prend un maître-valet ou un régisseur, sacrifier un champ ou une portion uniquement à son usage. Si la fève avoit une racine pivotante comme la carotte, &c. la partie inférieure du sol seroit appauvrie ; mais toutes les fois qu’une plante est pourvue de racines fibreuses, elle appauvrit la superficie. Cependant, on peut tirer un très grand parti de ces plantes, comme engrais ; à cet effet, donnez deux bons labours en octobre & novembre, & si le climat que vous habitez le permet, semez aussi-tôt, ou semez dès que vous ne craindrez plus les rigueurs de l’hiver ; mais alors labourez de nouveau & croisez ; semez ensuite à la volée, & passez la herse pour enterrer. Il faut également herser lorsqu’on sème en octobre ou en novembre. Dès que les plantes seront en pleine fleur, faites passer la charrue à grande oreille, & enterrez-les le mieux que faire se pourra ; que si quelques-unes venoient à pousser de nouveau, faites repasser la charrue dans le même sillon, afin de les recouvrir entièrement & qu’elles pourrissant plus promptement. Cette manière d’engraisser les terres, est excellente. Si on a semé les fèves dans le mois d’octobre, on peut, à la rigueur, les faire brouter en hiver par les troupeaux, ce qui dérange l’organisation naturelle de la plante & lui fait pousser beaucoup de branches latérales, dont les fleurs sont ensuite mesquines de même que les gousses ; mais comme dans ce cas il ne s’agit pas d’obtenir une récolte de fruits, leur grosseur, leur embonpoint importe fort peu ; il faut beaucoup de feuilles & de tiges pour multiplier l’humus ou terre végétale, par leur décomposition. (Voyez ce mot)

VI. De la fèverolle ou fève de cheval. La culture de cette fève ne diffère des précédentes, que parce qu’on la sème un peu plus tard : lorsque le grain est sec, on le donne aux chevaux. N’est-il pas plus avantageux de semer de l’avoine à cet usage ?

Des auteurs anglois blâment la méthode de France d’arracher toute la plante, parce que, disent-ils, en la coupant au pied, la racine reste dans la terre & forme un engrais. Je conviens de ce principe ; mais le peu d’engrais que fournira cette racine desséchée, n’équivaudra jamais à la soustraction de l’humus que la totalité de la plante se sera approprié dans le cours de sa végétation. Si on examine de bien près la terre qui environne cette racine, on la trouvera effritée, sans corps, sans lien ; ainsi, les fèves ne sont & ne forment un engrais, qu’autant que la totalité de la plante en vert est enfouie dans la terre. Si on la recouvre de terre, après sa dessiccation, le mal est moins grand, mais en séchant sur pied, elle a perdu la majeure partie de ses principes.

Les fèves desséchées, doivent être tenues dans un lieu bien sec, & souvent remuées. Sans ces précautions, elles s’échaufferont quand elles seront rassemblées en tas.

VII. Propriétés. Les fèves sont nourrissantes ; les estomacs délicats les digèrent difficilement ; réduites en farine & unies à l’eau ou au lait en consistance de cataplasme, elles favorisent la suppuration des tumeurs inflammatoires. Cette farine est mise au rang des quatre résolutives. On distille les fleurs unies à l’eau, & on s’en sert pour faire disparoître les taches de la peau. L’eau de rivière filtrée est aussi bonne, ou pour mieux dire, cette eau distillée est plus qu’inutile.