Cours d’agriculture (Rozier)/DINDE, DINDON, COQ-D’INDE

Hôtel Serpente (Tome quatrièmep. 3-11).


DINDE, DINDON, COQ-D’INDE. Ces différens noms désignent le même animal. Il est démontré qu’il est originaire d’Amérique & des îles adjacentes. On le trouve aux Antilles ; il est prodigieusement multiplié chez les Illinois, moins commun dans le Canada ; on le voit encore dans le Mexique, le Brésil, la nouvelle Angleterre, &c. Il est probable que les dindons ont été apportés en France sous le règne de François I, & en Angleterre, sous le règne d’Henri VIII, contemporain du premier. Ils sont beaucoup plus gros & plus pesans dans leur pays natal qu’en France. Dans le nord de ce royaume ils sont moins gros qu’en Espagne, & que dans nos provinces méridionales, en supposant une égale nourriture & une égale éducation dans ces pays ; car on sait à quel point la surabondance, la qualité & la manière de donner la nourriture influent sur leur chair, leur graisse & leur volume.

Je ne m’arrêterai pas à décrire en naturaliste ce précieux animal ; ceux qui désireront de plus grands détails en ce genre, peuvent consulter le Tome III des Oiseaux de l’immortel M. de Buffon. Je parle à des agriculteurs : voici ce qu’ils doivent savoir.

I. Caractères auxquels on distingue le mâle de la femelle. L’un & l’autre ont la tête & une partie du col recouverts d’une peau tirant sur le bleu & chargée de mamelons rouges, & par-derrière de mamelons blanchâtres. Cette couleur varie, suivant les circonstances ; dans le temps de la mue, lorsque l’animal souffre le froid, lorsque la femelle couve, ils sont presque blancs. Avant & pendant accouplement, la couleur rouge s’anime & prend plus d’intensité. Le mâle porte sur la tête & près de la naissance du bec, une membrane ou caroncule conique qu’il alonge & retire à volonté ; elle descend souvent deux ou trois pouces plus bas que le bec : le milieu de son poitrail est garni d’une touffe de poils de trois à quatre pouces de longueur, & qui croissent & durcissent à mesure que l’animal prend de l’âge. Chacune de ses pattes est armée d’un éperon, & la femelle n’en a point ; sa queue ne peut se prêter à faire la roue comme celle du mâle.

Il est difficile de distinguer le mâle d’avec la femelle, sur-tout avant qu’ils aient pris ce qu’on appelle le rouge, c’est-à-dire, avant la dilatation de la caroncule des mamelons & de la touffe de poils ; en un mot, pendant le temps de leur enfance. Cependant d’après les remarques que j’ai faites, il n’est pas aisé de se tromper. J’ai observé que lorsque l’animal est sorti de l’œuf, & plusieurs jours après, la femelle est plus grosse que le mâle ; peu à peu leur grosseur s’égalise jusqu’à ce qu’ils aient pris le rouge, alors le mâle commence à monter plus haut sur ses pattes qui s’alongent plus que celles des femelles, & sont plus fortes ; quelque temps après, les caractères indiqués plus haut se manifestent.

II. De la couleur des Dindes. La noire est la plus commune, la toute blanche est assez rare ; la blanche grisâtre ou marbrée l’est moins. Plusieurs personnes ont prétendu que les dindes blancs étoient plus délicats ; c’est une erreur : leur délicatesse vient uniquement de la manière de les élever & de les nourrir ; les uns & les autres sont sujets aux mêmes maladies.

III. De la ponte. L’accouplement a lieu après la première année révolue. On peut cependant le dévancer, en donnant soit au mâle, soit à la femelle, une nourriture abondante & échauffante, telle est celle de l’avoine, du chenevis, des pâtes dans lesquelles on fait entrer le cumin, l’anis & telles autres graines aromatiques. Si la femelle a la liberté de sortir, elle s’écartera très-souvent & ira chercher très-au loin un fourré de bois, un buisson épais pour y pondre ses œufs ; elle reste avec le mâle & ses compagnes jusqu’à neuf ou dix heures du matin ; peu à peu elle s’en éloigne, fait semblant de manger en chemin, va & revient sur les pas, si on la regarde, afin de donner le change à observateur ; mais toujours en se rapprochant de l’endroit qu’elle a choisi : si on se cache afin de ne la pas perdre de vue & de découvrir son réduit, elle s’élève le plus qu’elle peut sur ses jambes, regarde de tous côtés pour s’assurer si elle n’est point apperçue ; souvent elle monte sur de petits tertres, & cherche à porter sa vue au loin ; le moment de pondre approche, elle hâte le pas & va se rendre à sa destination. Combien de fois n’ai-je pas eu le plaisir de les suivre pour étudier leurs petites ruses, & je n’ai jamais vu qu’une seule dinde faire ses œufs dans l’après-midi ; il arrive souvent qu’avec ces dindes vagabondes, on perd des nichées entières & la mère. Si les œufs ne sont pas détruits par les belettes & autres animaux de cette famille, la mère meurt de faim sur ses œufs pendant le temps de l’incubation, parce qu’elle ne les quitte pas, même pour aller prendre sa nourriture. J’ai trouvé dans une dinde morte de cette manière, l’estomac rempli de terre, de petits graviers, & de quelques brins d’herbe qu’elle avoit pris dans la circonférence de son nid.

On doit conclure, d’après ces observations, 1°. qu’à l’époque de la ponte, la dinde aime la solitude, & par conséquent qu’il est prudent de ménager, dans un des recoins de la cour ou des environs de sa demeure, des cases, des cachettes, afin qu’elle y dépose ses œufs. 2°. Ces cases ne doivent point être trop près les unes des autres, & sur-tout leur ouverture se regarder. 3°. Qu’il est prudent de loger les femelles dans un lieu séparé des coqs, des poules. 4°. Pour prévenir ces courses, il est important de ne pas laisser sortir de la cour les dindes avant l’heure de midi, parce que le moment de pondre étant venu, elles sont forcées de déposer leurs œufs. Pendant tout le temps que dure la ponte, on doit séparer les mâles des femelles, au moins pendant les matinées, parce que si le mâle la trouve sur le nid, il la bat, la chasse & casse les œufs.

Suivant la chaleur de la saison, elles pondent un œuf chaque jour, ou tous les deux jours, & ordinairement depuis quinze jusqu’à vingt.

IV. Du temps de couver. On connoît que la femelle veut couver, lorsqu’elle reste sur son nid plus d’une demi-heure de suite, & qu’elle ne le quitte plus. Si elle a déposé ses œufs dans un endroit humide & bas, il est prudent de lui pratiquer un nouveau lit, bien garni de paille ou de foin, dans un lieu sec & retiré ; de l’enlever doucement de dessus ses œufs, de les transporter sur l’endroit qu’on lui destine. Une dinde peut couver jusqu’à vingt-un ou vingt-trois œufs de son espèce, & jusqu’à trente-un œufs de poule. Je ne sais pourquoi on s’attache à ce nombre impair ; c’est une coutume reçue presque par-tout. Comme elle ne tire à aucune conséquence, je n’ai pas pris la peine d’examiner si le nombre pair ne réussiroit pas tout aussi bien.

V. De l’incubation. Elle dure trente jours, quelques fois trente-un ou trente-deux si la saison ou le local sont froids & humides. Pendant tout ce temps la femelle ne sort pas de dessus ses œufs, elle y mourroit plutôt que de les quitter. Le mâle ne partage point les sollicitudes de l’incubation ; il faut, ainsi que je l’ai déjà dit, le tenir très-éloigné, & qu’il ne s’approche jamais de la couveuse. Presque chaque jour cette mère attentive fait changer de place à ses œufs ; ceux du centre viennent successivement à la circonférence, & ceux de la circonférence au centre. Si le nid qu’on a préparé est trop étroit, s’il n’est pas garni d’une bonne quantité de paille, on court les risques d’avoir beaucoup d’œufs cassés ; alors on fait un crime à la couveuse de sa mal-adresse, tandis qu’on devroit imputer à soi-même le manque de soins. Les longues pattes de la dinde sont ce qui la gêne le plus, lorsqu’elle n’a point assez de paille pour les enfoncer, parce que la position de son corps & sa conformation exigent que les pattes soient placées au-dessous dans toute la longueur d’espace occupé par les œufs qu’elle couve.

Afin de prévenir l’inanition ou la mort de la couveuse, plusieurs auteurs ont conseillé de la sortir chaque jour de dessus ses œufs, & de la porter vers une mangeoire bien garnie : c’est le moyen le plus assuré d’avoir beaucoup d’œufs cassés. Lorsque la dinde a choisi la position qui lui convient & qu’elle n’abandonne jamais, il est bien plus simple de mettre devant elle & à sa portée la nourriture & la boisson. Comme elle est fort échauffée elle boit beaucoup plus qu’elle ne mange ; de cette manière la couvée va toujours à bien : le petit animal renfermé dans l’œuf, n’éprouvant point les alternatives de froid & de chaud, comme lorsqu’on enlève chaque jour la mère pour la faire mander, a toujours la force de percer sa coquille & d’en sortir.

La nature sans cesse prévoyante & admirable jusque dans ses plus petits détails, a placé sur la partie supérieure du bec de ces petits animaux, une espèce de corne pointue, avec laquelle, par un simple mouvement de la tête, en la haussant & la baissant dans l’œuf, ils liment la coquille sur la direction d’une ligne droite de quatre à cinq lignes de longueur. Cette première section faite, le bec s’élargit, la tête sort, enfin l’animal avec ses pattes pousse derrière lui le reste de la coquille. Cette pointe tombe deux ou trois jours après la naissance, & le bec reste net : existe-t-elle sur le bec de tous les oiseaux ? Je crois que oui ; mais je l’ai seulement observée sur les canards, les dindes, les poules & les pigeons. Il me paroît qu’elle est aux oiseaux, ce que la liqueur corrosive est aux insectes lorsqu’ils veulent sortir de leur cocon.

Il résulte de ce point de fait, que la coutume d’ouvrir la coquille, afin de faciliter la sortie de l’oiseau, conseillée par plusieurs agronomes, est déplacée. On ne sait pas, en effet, ce quel côté est située sa tête. Or, si on la pratique du côté opposé, elle devient inutile, puisque l’animal ne peut se retourner, ni sortir en allant à reculons ; il faut donc, dans le cas de foiblesse supposée à ces dindonneaux, briser entièrement la coquille.

En seroit-il encore des oiseaux, dans cette circonstance, comme des insectes ? La nymphe du ver à soie, tirée de son cocon, lorsqu’elle se métamorphose, ne donne jamais un papillon aussi fort, aussi vigoureux que s’il avoit été obligé d’ouvrir lui-même la porte de sa prison. Ne seroit-ce donc pas la cause d’où dépendroit la difficulté d’élever ces oiseaux ? Pour moi, qui pense que la nature a fait tout pour le mieux, je ne conseille en aucune manière ce brisement de coquille, il est contre l’ordre établi, & la nature n’a pas sans raison armé le bec de ces oiseaux. Laissons-la agir & ne la contrarions pas ; elle en fait plus que nous.

La dinde peut faire deux pontes & deux couvées dans une année, si on a soin de la bien nourrir & de ne la pas laisser manquer d’avoine dont elle consomme beaucoup.

Lorsque le temps de incubation est venu, si la dinde manque d’œufs, elle aimera mieux couver la terre, & y mourra de faim sur la place choisie, plutôt que de l’abandonner : j’ai été témoin de ce fait.

J’ai voulu voir pendant combien de mois de suite une dinde seroit en état de couver. La première couvée fut de quinze œufs de dinde, & dura un mois ; la seconde de trente œufs de poule, & dura vingt jours ; la troisième de vingt-sept œufs de poule, & dura vingt-un jours ; en tout soixante & onze jours sans quitter le nid d’un seul instant. Mon intention étoit de lui faire recommencer une nouvelle couvée ; mais en soulevant cette pauvre bête, je la trouvai si maigre, si légère, si dénuée de plumes depuis le col jusqu’aux pattes, que je n’eus pas la force de continuer l’expérience. Je suis cependant persuadé qu’elle auroit fait une quatrième couvée par la peine que j’eus à lui faire abandonner son nid. À peine en fut-elle sortie, sans espoir d’en revenir, qu’elle courut se placer dans un coin de la cour sur un terrein sec & poudreux ; là, avec son bec, ses pattes & ses ailes, elle fit voltiger la terre & s’en couvrit entièrement. Étoit-ce pour se rafraîchir par cette espèce de bain, ou pour se débarrasser d’une infinité de petite vermine dont elle étoit couverte ? ces deux motifs peuvent y avoir part.

Une pratique de plusieurs paysans, & même dans des provinces très-éloignées les unes des autres, m’a singulièrement surpris. Ils mettent de la ferraille ou à côté du nid ou sous le nid : je leur en demandai la raison ; c’est, me répondirent-ils, pour empêcher le tonnerre de faire tourner les œufs. J’interrogeai un vieillard, & lui demandai si cette pratique étoit ancienne dans la paroisse : je l’ai vu suivre par mon père & par mon grand-père, & on la suit de temps immémorial. Voilà donc un des grands effets de l’électricité du tonnerre, connu par de simples paysans, avant qu’aucun physicien se fût occupé de ses merveilleux & étonnans phénomènes. Que le hasard ou que l’observation aient fait naître cette idée dans un coin d’un canton, & que de proche en proche elle ait gagné tout le canton, rien de plus ordinaire ; mais qu’elle se soit transmise à des distances si éloignées, de paysans à paysans, sans que les physiciens faits pour observer, en aient eu la moindre connoissance ! voilà ce qui étonne. Ils étudient dans leur cabinet, & très-peu communiquent avec cette classe d’hommes dont ils s’imaginent qu’ils ne peuvent rien apprendre. Il en est ainsi de mille opérations, dont les arts fourmillent, & qui étonnent les chymistes, lorsqu’ils viennent à les connoître. Si l’expérience a démontré que les coups de tonnerre, ou plutôt son électricité agit sur les œufs comme sur les vers à soie, lorsqu’ils montent pour faire leur cocon, il est très-sage d’employer de la ferraille, avec laquelle l’électricité du tonnerre a plus d’affinité que les autres corps.

Si on a plusieurs dindes mâles inutiles, il est possible d’en faire, non des couveuses, mais des couveurs : voici la manière barbare dont on s’y prend, & que je n’ai pas éprouvée. On commence par plumer tout le ventre & l’entre-cuisses de l’animal ; ensuite, avec des orties, on frotte ces parties nues, ce qui excite une grande cuisson. Aussitôt après on enivre l’animal, en lui donnant du pain trempé dans le vin, & en assez grande quantité. Peu à peu les vapeurs montent à la tête, il chancelle, s’endort : on place sa tête sous son aile, & on le pose doucement sur des œufs. Si, à son réveil, il les abandonne, la même opération est répétée, & à la troisième fois il s’accoutume, ne les quitte plus, les couve, & conduit ensuite ses petits avec la même sollicitude, les mêmes soins que la femelle.

V. Des Dindonneaux. Le premier âge de ces oiseaux est critique, & il en meurt beaucoup. Ils craignent le froid, l’humidité, le trop grand soleil ; une assez longue privation d’alimens leur est funeste. Il est dit dans le Journal Économique du mois de Juin 1769, qu’en Suède on plonge les dindonneaux dans un vase plein d’eau, toutes les heures, s’il est possible, au moins pendant le jour qu’ils sont éclos, & on leur fait avaler par force un grain de poivre, après quoi on les rend à leur mère. Je n’ai pas répété ce procédé ; ainsi je ne puis rien en dire : les bains ne me paroissent pas extraordinaires ; mais à quoi sert le grain de poivre ? Est-ce pour picoter les tuniques, alors très-délicates, de leur estomac, & exciter plus de rapidité dans la circulation du sang, ou pour ranimer les forces affoiblies par les immersions ?

Il faut nécessairement donner à manger à ces petits animaux, leur ouvrir le bec, & le remplir de pâtée ; car ils ne savent pas becqueter & prendre leur nourriture, comme le petit poulet, lorsqu’il sort de l’œuf. Les autres oiseaux, pressés par la faim, ouvrent le bec lorsque la mère, ou lorsque la personne chargée de leur éducation approche ; mais le dindonneau exige qu’on le fasse manger comme par force. La domesticité les a-t-elle rendus stupides à ce point ? Non : aux Antilles, chez les Illinois, au Mexique, &c. le dinde est sauvage ; personne ne pourvoit à sa nourriture, il y est réduit à chercher sa vie. Ce fait m’a toujours paru fort singulier. La manière de les nourrir dans les premiers jours n’y contribueroit-elle pas, puisque le petit prend à la main, & aime à manger ainsi ? Mais on n’a pas la patience d’attendre, ni le soin de revenir souvent leur donner à manger ; on aime mieux les embecquer, c’est plutôt fait, & on les rend paresseux au point de rester, pendant plusieurs jours, dans l’oubli de leur penchant naturel, qui les porte à manger seuls.

Leur première nourriture doit être un mélange d’œufs cuits, de mie de pain & d’orties, le tout haché très-menu. On supprime peu à peu les œufs ; les orties cuites ou d’autres herbages mêlés avec du son, de la farine quelconque, suffisent ensuite : l’orge, le millet & autres grains semblables, leur apprennent à becqueter & à acquérir ce coup-d’œil si juste, que dans la suite ils enlèvent le plus petit grain de terre sans la toucher.

On ne sauroit leur donnera manger trop souvent & les tenir dans un lieu trop sec. Si le temps est beau, il est prudent de les conduire dehors avec leur mère ; mais si le soleil est très-chaud, on fera très-bien de leur pratiquer un petit toit, afin qu’ils soient à l’ombre & participent de la chaleur ; sous cet hangar, du sable sec couvrira la terre, les petits dindonneaux se rouleront dedans, & y joueront avec le plus grand plaisir.

Dès que les dindonneaux piaulent, c’est un signe certain que la faim les presse ; leur estomac est si chaud, que la digestion des alimens est faite dans une demi-heure ; moins ils attendront la nourriture, plus ils prospéreront. Dès qu’on s’apperçoit qu’ils ne mangent pas avec la même avidité, quelques gouttes de vin données à propos, la rétablissent ; l’on dit que les araignées produisent le même effet ; cela peut être, je n’en ai pas fait l’expérience.

VII. Des Dindons. J’appelle de ce nom l’animal qui a pris le rouge, c’est-à-dire, qui est sorti de l’enfance & peut se passer de sa mère.

Le rouge succède à l’espèce de duvet qui recouvroit auparavant la tête & une partie du col. Ce duvet tombé, les mamelons rouges paroissent ; ce qui arrive six semaines ou deux mois après leur naissance. Ce développement est aux dindonneaux, ce que la sortie de la crête est aux coqs, la dentition aux enfans, & c’est un temps vraiment critique pour eux ; ils sont tristes, languissans, mangent peu, & un peu de vin leur est nécessaire ; dans ce moment de crise, il est sur-tout important de les tenir dans un lieu sec & chaud. Le rouge caractérise les dindons ; dès qu’ils sont bien remis, on peut les chaponner tout de suite. Le dindon est toujours délicat ; il s’engraisse facilement ; cette opération cruelle n’est donc pas aussi nécessaire qu’aux poulets ; cependant il en résulte plus de délicatesse & un embonpoint excessif.

Les dindons ne craignent plus l’humidité comme dans leur enfance ; ils couchent dehors dans les belles nuits d’été, perchés sur des arbres, & surtout sur les mûriers à fruits blancs ou noirs, dont ils sont très-friands. Dans les provinces où l’éducation de ces oiseaux est très-multipliée, on confie le soin des dindons à des filles ou à des garçons qu’on appelle dindonniers. Leur fonction est de les mener paître dans les champs, dans les bois, comme des troupeaux de moutons ; de les tenir toujours rassemblés crainte des loups & des renards, de les ramener sur les dix heures du matin à la métairie, de retourner aux champs à deux heures après-midi ; enfin, de rentrer dans la basse-cour au soleil couchant. Il est essentiel qu’ils y trouvent un peu de nourriture.

VIII. De la manière de les engraisser. Chaque province a sa méthode ; en Angoumois, le fruit du hêtre qu’on nomme faine, donne bon goût à leur chair ; à Saint-Chaumont dans le Lyonnois, les dindons acquièrent une grosseur monstrueuse, la graisse est mêlée à la chair & ils sont délicieux ; ils sont renfermés dans un lieu peu spacieux, leur mangeoire est toujours pleine ; malgré cela, quatre à six fois par jour, on leur fait avaler des boulettes faites avec des pommes de terre cuites, pilées & mêlées avec du lait ; d’autres emploient sa farine de sarrasin ou blé noir ; quelques-uns celles du maïs ou blé de Turquie, & presque toujours humectée avec du lait ; enfin, les apprêts les plus recherchés sont des œufs cuits, hachés & mêlés avec une de ces farines ; ainsi que des noix. Dans les provinces où les châtaignes sont très-abondantes, on choisit les plus petites qu’on pèle & fait cuire ; on bourre l’animal de nourriture, & il en faut beaucoup. Il est aisé de juger de la rapidité de sa digestion par le fait suivant. M. Bowles, aussi grand minéralogiste qu’excellent observateur, rapporte dans son Histoire naturelle d’Espagne, une expérience qu’il a faite, & il s’explique ainsi : Les dindons viennent en si grande quantité de la Vieille Castille à Madrid, qu’il n’est pas nécessaire d’être riche pour en manger. Ces dindons sont très-bons, mais on pourroit les rendre encore plus délicats, en les engraissant avec des noix comme on fait à Saint-Chaumont. J’en ai répété l’expérience à Madrid, & je m’en suis bien trouvé. Je commençai à donner à chaque dindon, vingt noix entières par jour en deux fois, en augmentant de dix noix tous les jours, jusqu’à leur en donner cent vingt en un seul jour. Cette expérience dura douze jours, au bout desquels on tua le dindon, qui se trouva très-délicat. Il faut lui faire avaler ces noix une à une, en lui glissant la main le long du cou, jusqu’à ce qu’on sente que la noix a passé l’œsophage. On ne doit rien craindre dans cette opération, parce que le dindon n’en souffre pas ; il est au contraire fort tranquille. J’ai observé que douze heures après, le dindon avoit déjà parfaitement digéré jusqu’aux moindres particules de la coquille, sans qu’il lui en restât le plus petit vestige ni dans le jabot ni dans estomac.

IX. De leurs maladies. On ne peut pas regarder le rouge comme une maladie, mais plutôt comme un effort fait par la nature, afin de perfectionner les organes & le sexe de l’animal : le tenir chaudement ainsi qu’il a été dit, lui donner un peu de vin, est le traitement qui convient.

Si les dindons couchent dans un lieu froid & trop humide, l’articulation de la patte à la cuisse s’engourdit, ainsi que celles des doigts à la patte ; à peine peuvent-ils les plier. Les dindonneaux y sont plus sujets que les dindons ; changez leur demeure, & lavez les doigts & les pattes avec du vin chaud. Cette maladie est dans quelques endroits, appelée la goutte.

La Pepie les affecte cruellement. On la connoît à la langue, où l’on voit la surpeau desséchée, racornie, prendre une couleur blanche ou jaune. Elle enveloppe la langue comme une épée l’est par le fourreau. Cette maladie en fait périr beaucoup. Est-elle due à la privation de l’eau ? On le dit, & je ne le crois guère depuis que j’ai vu des dindons avoir la pepie, quoiqu’ils n’eussent jamais manqué d’eau : le moyen de la guérir consiste à détacher légèrement cette peau devenue nuisible, avec la pointe d’une épingle ; parce qu’elle les empêche de boire & de manger ; une fois détachée, il en repousse une autre.

L’Engourdissement. Lorsque les dindonneaux sont surpris par une pluie froide, ils restent sans mouvement ; il faut alors leur souffler de l’air chaud dans le bec, les envelopper de linges chauds ; & lorsqu’ils reprennent des forces, leur faire avaler quelques gouttes de vin.

La Clavelée ; comparaison sans doute tirée d’une maladie des moutons, qui est une vraie petite vérole, & en tout semblable à celle de l’homme. La clavelée des dindons est cependant bien différente : des tumeurs inflammatoires, & quelquefois grosses comme des noisettes, se manifestent au col & à la tête : elles abcèdent & suppurent, & il est très-rare que l’animal revienne à la santé ; s’il en réchappe, il reste toujours maigre & chétif. Je n’ai vu réussir aucun des remèdes indiqués par les auteurs. Le quinquina, pris intérieurement, a semblé produire quelque effet.