Cours d’agriculture (Rozier)/CLIMAT

Hôtel Serpente (Tome troisièmep. 393-397).


CLIMAT. Ce terme, restreint à son influence sur l’agriculture, se dit lorsqu’on parle d’une région, d’un pays, eu égard particulièrement à la température de l’air. Cette température dépend des abris, les abris des chaînes des montagnes, & surtout de leurs positions ; enfin des rivières dont le cours a été désigné par les chaînes des montagnes, & des rivières ont formé les vallons & les plaines. Voyez au mot Agriculture ce qui a été dit des circonstances physiques de l’agriculture des différens climats du royaume.

Outre les causes générales dont on vient de parler, il en est encore de purement locales qui changent la manière d’être de quelques climats, & ils en auroient une différente si elles n’existoient pas. Telles sont les grandes forêts, les lacs, la multiplicité des étangs, les abris placés au nord ou au midi, les défrichemens, &c. Toutes ces causes concourent à changer ou à modifier les branches de l’agriculture, & il est bien démontré que la chaleur des climats change. Je ne dirai pas avec M. de Buffon, que le feu central diminue, & par conséquent, que peu à peu la terre sera à son tour une masse glacée, telle que la lune l’est aujourd’hui : comme je ne puis me persuader l’existence de ce feu central, je vais rechercher des causes moins éloignées, & qui me paroissent suffire à la démonstration du changement des climats. La brillante région des hypothèses est trop au-dessus de ma portée ; il faut des faits plus rapprochés de l’entendement d’un simple cultivateur.

La chaleur ou le froid des climats augmentent ou diminuent suivant les circonstances physiques qui opèrent le changement : c’est ce qu’il faut prouver.

Les physiciens & les naturalises conviennent que les montagnes s’abaissent & que les plaines s’élèvent insensiblement : cette assertion seroit la preuve la plus complette de ce que j’avance, si des points de fait n’étoient pas plus concluans.

Du temps des romains l’hiver étoit plus âpre & plus rude en Italie qu’il ne l’est aujourd’hui ; il suffit d’ouvrir les ouvrages de Pline & de Virgile pour s’en convaincre ; cependant cette heureuse contrée étoit parfaitement cultivée du temps des romains, & on sait que tout pays bien labouré est plus chaud que celui qui ne l’est pas. Plus la surface de la terre est unie, moins elle absorbe de chaleur, elle la renvoie au contraire ; aussi dans les pays chauds, la surface de la terre est, pendant l’été, plus chaude que celle de l’eau ; & pendant l’hiver des pays tempérés, la surface de l’eau est moins froide que celle de la terre.

Ovide relégué sur les bords de l’Euxin, dit que cette mer gèle chaque hiver, sans que la pluie ni le soleil puissent en fondre la glace, & même qu’en plusieurs endroits elle y est permanente pendant deux années de suite. Virgile tient le même langage en parlant des bords du Danube. Pline le jeune, en décrivant sa maison de campagne, située en Toscane, dit que le ciel en est froid & glacial pendant l’hiver, ce qui ne permet pas la culture des myrtes, des oliviers, &c. voilà à peu près le climat de Paris. Horace & Juvénal parlent des neiges qui couvroient les rues de Rome, & des glaces du Tibre : cependant il est très-rare de voir de la neige à Rome, & les rivières glacées. Les campagnes de Toscane, de la Romanie, &c. sont actuellement couvertes d’oliviers, de myrtes. On éprouve donc aujourd’hui dans toute l’Italie, une masse de chaleur plus forte & plus soutenue qu’autrefois. Voilà donc un climat entièrement changé ; la raison en est simple. Pour expliquer une métamorphose aussi frappante, il suffit de franchir les bornes étroites de l’Italie, de traverser la Hongrie, la Pologne, l’Allemagne, qui sont au nord de Rome, & on verra que ces pays immenses étoient peu peuplés du temps des romains, qu’ils étoient peu cultivés, que d’énormes & antiques forêts couvroient presque toute la superficie de la terre ; que les lacs étoient multipliés, que des rivières sans lits se répandoient sur les plaines ; enfin, que les rayons du soleil pénétroient rarement jusques sur terre, & ne pouvoient en échauffer la superficie : il s’élevoit de ces contrées incultes des vents du nord perçans, qui se répandoient comme un torrent en Italie, & y causoient de grands froids. L’atmosphère d’Italie a changé successivement, à mesure que la Hongrie, la Pologne, l’Allemagne se sont peuplées, que les terres ont été défrichées jusque sur les bords de la mer Baltique & de l’Océan Germanique. Enfin, plus la Russie mettra de terres en valeur, moins le froid y sera cuisant, & plus l’intensité de chaleur augmentera dans les climats du midi.

Dans l’espace de cinquante ans, on a vu le climat considérablement changer dans la Pensilvanie par le seul défrichement : c’est un point de fait attesté par tous les habitans. Que sera-ce donc, lorsque la liberté sera rendue à ce peuple cultivateur, lorsque sa population sera augmentée ? Encore un siècle, & les vignes assez multipliées, rendront les vins d’Europe un objet de luxe & non de nécessité.

Des pays très-étendus acquièrent un degré de chaleur considérable, tandis que d’autres perdent successivement, & deviennent de jour en jour plus froids.

On sait que l’empereur Prosper permit aux espagnols & aux gaulois de planter des vignes & de faire du vin ; la même permission fut accordée à l’Angleterre. Les raisins, sans le secours de l’art, n’y mûriroient pas aujourd’hui ; & on a vu à l’article Cidre, que l’on cultivoit des vignes en Normandie, dont on a été forcé d’abandonner l’usage & de le suppléer par les pommiers, vers le treizième siècle.

Le cadastre du Languedoc, levé en 1561, fait mention des ténemens occupés par de grands vignobles, & où il est impossible que les raisins rougissent seulement aujourd’hui.

On lit dans l’Histoire de Mâcon, qu’en 1552 les huguenots se retirèrent à Lancié, village dans le voisinage de cette ville, & y burent du vin muscat du pays, & en si grande quantité, que, s’étant un jour enivrés, les catholiques profitèrent de cette ivresse pour les écharper…Ces vignes en muscat, supposent donc qu’alors le climat de Lancié étoit à la même température, ou à peu près, que celle du Languedoc, telle qu’elle est de nos jours, puisque le muscat ne sauroit à présent mûrir à Lancié pour en faire du vin.

M. Buschin dit dans sa Géographie, que, selon les anciennes descriptions, le Groenland produisoit en quelques endroits de très-bon froment, mais que cet avantage n’existe plus ; que dans l’islande on ne peut à présent faire arriver le blé à sa maturité ; mais que cependant il y a plusieurs raisons de croire que les anciens habitans avoient cultivé le blé ; qu’il en est fait mention en termes exprès dans les anciens écrits islandois, & que ce fut vers le quatorzième siècle que les islandois abandonnèrent cette culture. Je ne finirois pas si je voulois rapporter toutes les citations connues en ce genre ; & tous nos lecteurs trouveront, sans sortir de leur canton, des preuves sensibles qui attestent, ou une augmentation ou une diminution de chaleur.

L’augmentation de chaleur tient à de grandes causes ; celles au contraire de la diminution sont presque toujours locales & plus rapprochées ; l’abaissement des montagnes & l’élévation des plaines sont les causes déterminantes. Ces montagnes jadis chargées de bois, & aujourd’hui si sèches, si arides, diminuent journellement de hauteur ; toute la terre végétale a été entraînée par les eaux des pluies, par les vents impétueux : n’ayant plus les racines pour la retenir, elle est descendue dans la plaine, & a laissé le tuf à nu. Ce tuf, quoique naturellement très-dur, se détruit à son tour. Dès qu’il se trouve une scissure, une crevasse, l’eau pluviale y pénètre, le froid survient, l’eau se convertit en glace ; l’eau glacée augmente de volume, acquiert la force du levier ; enfin, pressant de tous côtés, le plus foible cède, les blocs se détachent ; de nouvelles pluies, de nouvelles gelées surviennent ; la terre ou les pierrailles qui maintenoient encore le bloc dans son équilibre, sont entraînées, & celui-ci détaché de sa masse, se précipite avec fracas dans le fond du vallon. Il faut souvent un grand nombre d’années pour opérer ces fortes séparations : on les remarque, parce qu’elles produisent de grands effets, & il n’en est pas ainsi des changemens journaliers & petits. Aussi, un homme d’un certain âge, est tout étonné de découvrir de son habitation, des tours, des maisons, &c. qu’il n’appercevoit pas dans sa jeunesse. Il n’est point de pays un peu montueux, coupé par des coteaux cultivés, qui ne fournisse des exemples multipliés de ce que je dis. La terre descend toujours, & ne remonte jamais ; toujours les pluies l’entraînent, & entraînent, à fur & mesure, celle qui se forme journellement par les débris successifs de la croûte des rochers.

Aux effets permanens & sans cesse renaissans des météores, on doit ajouter encore sur ces masses décharnées, ceux des plantes qui végètent dans leurs gerçures, & même sur leur surface. Le rocher le plus nu paroît recouvert de lichen, espèce de plante qui n’est guère plus épaisse qu’une feuille de papier, qui s’étend circulairement, & se colle sur lui : voilà le destructeur lent & certain des rocs les plus durs. Ces plantes coriacées ont des racines, elles simplantent dans les pores, travaillent petit à petit, & dans leur genre, comme les météores ; ce que l’on conçoit sans entrer dans de plus longs détails. Si, par hasard, dans les gerçures de ces rochers, il végète quelque plante à racine pivotante, ce levier, dont la force augmente parce qu’il agit sans cesse, soulève dès masses énormes, & il est presque toujours la cause de leur séparation & de leur chute.

Tout conspire donc à abaisser les montagnes ; cependant leur hauteur formoit ces abris heureux, qui permettoient, dans certains endroits, la culture de l’oranger, de l’olivier ; dans d’autres, celle de l’amandier & de la vigne. Les abris n’existant plus, les vents du nord agissent avec violence, le froid y est plus âpre, l’intensité de la chaleur plus foible, &c. & le climat est changé. Ces vérités sont si palpables, que, peut-être dans moins d’un siècle, il existera bien peu d’oliviers dans le Bas-Dauphiné, & dans ces parties de la Provence & du Languedoc, aujourd’hui dévorées par la rapidité des vents du nord.

L’agriculture & l’avidité des hommes a singulièrement contribué à changer la température des climats. Peut-être parviendroit-on à ramener une grande partie de cette intensité de chaleur, si l’on replantoit en bois les sommets des montagnes & des coteaux un peu renforcés. On a voulu cultiver jusqu’aux pics, abattre les forêts : des récoltes, pendant quelques années, ont souri à la vue du cultivateur, & insensiblement ses yeux n’ont plus eu à parcourir que des rocs décharnés. Quelle leçon pour les possesseurs des pays montueux !