Cours d’agriculture (Rozier)/CIDRE

Hôtel Serpente (Tome troisièmep. 341-350).
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CIDRE. Boisson préparée avec le jus de pomme, & rendue vineuse par la fermentation.

L’usage de cette boisson n’est pas ancien en Normandie, & encore moins en Picardie. On trouve, dans les abbayes de Normandie surtout, des réglemens économiques pour la subsistance des religieux ; leur boisson y est désignée ou en vin, ou en bière ; &. il n’y est fait nulle mention du cidre : plusieurs rentes seigneuriales sont également stipulées en vin. Il y a beaucoup d’apparence que l’origine de la plantation des pommiers à cidre, ne remonte pas au-delà de 1300. Les religieux des abbayes de Saint-Etienne de Caen, de Jumièges, du Bec, de Fécamp, de Saint-Ouen, &c. pourroient, en consultant leurs archives, fournir une époque plus certaine, & je les prie de me communiquer le résultat de leurs recherches.

On demandera peut-être pourquoi les normands ont substitué le cidre au vin ? L’abaissement des abris qui nettoient les vignes à couvert du vent du nord, & qui facilitoient la maturité du raisin, en est la première cause, & la plus déterminante. (Voyez la description du bassin de la Seine, au mot Agriculture.) Le climat n’étant plus propre à la vigne, il a fallu recourir à une autre boisson. La seconde est peut-être l’amour de la nouveauté, & le besoin de suppléer, par une liqueur agréable, au vin, dont la qualité dégénéroit de jour en jour.

On sait que, dans le quatorzième siècle, les rois de Navarre, de la branche d’Évreux, avoient de très-grandes possessions dans la Haute & dans la Basse-Normandie. Il y avoit alors des correspondances & des relations fréquentes entre les navarrois & les normands.

On sait encore que dans la Navarre espagnole, & dans la province de Pampelune, on y cultive, de temps immémorial, le pommier à cidre, & qu’il y est appelé cidra, ainsi que la liqueur qu’on obtient.

L’analogie du mot françois & du mot espagnol, de même que les liaisons établies autrefois, ont sans doute engagé les normands à transporter d’Espagne, des pommiers ou des greffes, & à naturaliser cet arbre dans leur province ; avec cette différence cependant, que les pommiers de Navarre n’ont pas besoin d’être greffés pour donner du bon cidre, tandis que ceux de Normandie, non greffés, donnent un cidre détestable. Ce fait seul prouve que c’est de cette-partie espagnole que les normands ont tiré le pommier à cidre, qui est exotique à leur province, & indigène à cette partie d’Espagne. Enfin, dans plusieurs cantons de Normandie, le pommier à cidre porte le nom de biscait, ce qui désigne complètement qu’il en a été tiré.

Olivier de Serre, un de nos plus anciens & meilleurs écrivains, dans son Théâtre d’Agriculture, dit : l’invention du sidre a premièrement paru en Corstentin, partie basse, de la Normandie, ainsi qu’on le recognoist par plusieurs titres antiques de divers seigneurs de fief, dont tes terres ont été baillées aux habitans, sous les charges, entre autres, de cueillir les pommes & faire des sidres.

C’est de Normandie que la fabrication de cette liqueur a passé en Bretagne, & aujourd’hui elle commence à prendre faveur en Picardie, où il faut espérer que dans peu elle fera disparoître l’usage de la bière.

M. Turgot, pendant qu’il étoit Intendant de Limoges, fit venir beaucoup de pieds de Normandie, ainsi que des greffes de ces arbres. Après les avoir multipliés dans les pépinières, ils furent distribués aux habitans du Haut-Limosin, avec une instruction imprimée, sur la manière de les cultiver & d’en préparer le cidre.

Il seroit bien à désirer que, dans toutes les provinces privées de vin, ou à un prix trop haut pour le commun des habitans, les seigneurs de paroisses y introduisissent cette culture, & qu’ils en consignassent, dans les papiers publics, les époques, afin de suivre les progrès ou la filiation de ce genre de culture.

M. le Marquis de Chambray, dans l’Art de faire le bon Cidre, avance que ce pommier a été porté d’Afrique en Espagne. Je ne nie pas le fait ; mais, comme ce zélé citoyen ne donne aucune preuve de son assertion, je ne vois pas qu’elle soit démontrée.

À l’article Pommier, je parlerai de la culture & des espèces de pommiers à cidre. Il ne sera ici question que de la manière de préparer cette liqueur. Je dois à M. d’Ambournai, secrétaire de l’Académie des Sciences de Rouen, si connu par son goût &c ses travaux sur l’agriculture, les détails que je vais publier, ainsi qu’à l’ouvrage de M, de Chambray, parce que je n’ai jamais été dans le cas de faire du cidre. Comme le premier a écrit dans le nord de la province, & l’autre au midi, je crois ce rapprochement de manipulation utile.

I. De la cueillette du fruit. M. d’Ambournai conseille de cueillir à la fois, & par un beau temps, toutes les pommes qui sont mûres ensemble, & d’en former, sous un toît, un tas commun, supposé qu’il n’y ait pas, dans leur goût particulier, des différences qui n’en permettroient pas le mélange.

M. de Chambray dit que si les plants sont enclos de haies ou de fossés capables de les garantir de l’approche des bestiaux, la meilleure façon est de laisser mûrir les pommes sur l’arbre, au point que la plus grande partie tombe d’elle-même ; après quoi, en secouant les branches des arbres, le reste tombe sans effort. Par ce moyen, l’arbre n’est point battu avec la gaule ; le bourgeon, qui doit produire l’année suivante, n’est point détruit, les arbres rapportent plus souvent & davantage. On laisse ces pommes sous les arbres, elles y mûrissent ; & lorsque le tout est tombé, on pose les pommes dans des bâtimens, pour les piler lorsqu’elle sont a leur vrai point de maturité. Il ne faut jamais transporter les pommes dans les bâtimens, lorsqu’elles sont mouillées par la pluie ou par la rosée : cela, les fait noircir, pourrir, & ôte la qualité des cidres. Pour les pommes qui ont mûri sur les arbres, si elles sont à leur juste point, on peut les porter tout de suite sous la roue du pressoir. Au mot Pressoir, je décrirai celui dont on se sert à cet usage.

M. d’Ambournai veut, comme il a été dit, que les pommes soient amoncelées en un seul tas, s’il est possible ; qu’elles ressuent ainsi amoncelées ; qu’elles exhalent une forte odeur de fruit, & qu’on en trouve un peu de noires & de pourries. Si je juge par comparaison du raisin avec les pommes, je ne vois pas l’avantage qui résulte des pommes pourries. J’ai trouvé, à tous les cidres que j’ai bu, & même aux plus renommés des environs de Rouen, un petit goût de pourri, dont ne s’apperçoivent pas les habitans du pays, à cause de l’usage journalier de cette boisson, mais très-sensible pour ceux qui n’y sont pas accoutumés. Lorsque le cidre est mousseux, c’est-à-dire, lorsque son air de combinaison, ou air fixe, (voyez ce mot) tend à se dégager, alors le petit goût de pourri est plus masqué ; cependant il est bien sensible.

M. de Chambray conseille de ne pas mêler, dans les bâtimens, les pommes avancées avec les tardives : les unes seroient trop mûres, & même pourries, que les autres seroient encore vertes ; il n’en résulteroit qu’un jus imparfait. On a donc soin de porter dans chaque grenier les pommes qui sont de la même classe, & qui doivent être pilées dans le même temps. Quant à celles qui se trouvent dans les terres labourables, & qui sont exposées aux bestiaux, on envoie tous les matins, pendant les mois de septembre & d’octobre, ramasser ce qui est tombé pendant la nuit. On les pile de bonne heure, pour en faire du petit cidre, parce que la plupart sont verreuses. Lorsque le fruit des arbres est suffisamment mûr, on fait la cueillette générale, en secouant & gaulant les branches, pour le faire tomber. C’est alors qu’il y a bien du bois brisé, & que l’arbre souffre ; mais il est impossible de parer à cet inconvénient.

Cette impossibilité ne me paroît pas aussi réelle qu’à M. de Chambray. Rien n’empêche que le fruit ne soit recueilli par des femmes, des enfans montés sur des échelles d’engin. (Voyez la gravure qui représente les outils du jardinage, au mot Jardin. Faites-en en bois de saule ou de peuplier ; elles sont très-légères : en les promenant tout autour des arbres, on feroit la cueillette, sans casser un seul bouton à fruit pour l’année prochaine. Il y auroit tout au plus à gauler la sommité des branches, & une personne, placée dans l’intérieur de la tête de l’arbre, rempliroit cette fonction. C’est ainsi que travaillent ceux qui veulent en même temps se procurer de la bonne huile, & ménager les oliviers. Toutes les olives sont cueillies à la main, quoiqu’infiniment plus petites que les pommes : il en est ainsi des feuilles de mûrier. Le problème se réduit à ceci : La petite dépense occasionnée par la cueillette des pommes à la main, seroit-elle compensée par le produit des boutons à fruit que l'on ménageroit ? Je ne suis pas à même de le résoudre : je prie ceux qui feront des essais en ce genre, de me communiquer leurs observations. Revenons à notre objet. Les pommes ainsi cueillies, continue M. de Chambray, on les porte dans les bâtimens qui leur sont destinés : on peut les mettre sur l’herbe, dans un lieu clos, proche le pressoir ; elles y mûriront bien, l’air ne les endommagera pas ni les pluies : il n’y auroit à craindre qu’une gelée trop forte ; une pomme gelée ne donne jamais du bon cidre. On s’en garantira, si on les couvre de feuilles ; elles conservent parfaitement les pommes. On ne doit piler les pommes que lorsqu’elles sont bien mûres. On connoît la maturité à leur couleur jaune, à la bonne odeur qu’elles répandent, & enfin, lorsque quelques-unes commencent à pourrir : c’est-là ce qui indique le vrai degré de maturité. Je le répète, je pense que l’on ne devroit pas mettre sous le pressoir les pommes pourries, & qu’on doit les séparer des autres. Tout fruit pourri est un fruit décomposé, qui éprouve une nouvelle manière d’être dans ses principes. La partie sucrée, il est vrai, n'a pas entièrement disparu ; mais la majeure partie de l’air fixe, le seul lien des corps, & leur conservateur, n’existe plus dans ce fruit.

II. Du choix des espèces de pommes. On doit réunir ensemble toutes les espèces de pommes analogues entr’elles, soit pour la qualité, soit pour la maturité. Sans cette attention, l’on porteroit au pressoir des pommes, dont les unes seroient encore vertes, tandis que les autres seroient pourries, & il n’en résulteroit qu’une très-mauvaise boisson. Au contraire, avec ces soins, on fait des cidres divers, mais bons chacun dans leur genre. Les uns sont prêts à boire dans trois mois, les autres se gardent pendant deux ou trois années, s’ils sont entonnés dans de grosses futailles. Au reste, il faut juger par les pommiers qui existent dans le pays, quelles sont les espèces auxquelles le terrein convient le mieux, & s’y borner dans la plantation en grand ; mais il est bon d’en planter une petite quantité, pour essayer d’ennoblir la qualité par des greffes des meilleures pommes des pays éloignés. Tel est l’avis de M. d’Ambournai.

M. des Pommiers, dans son Livre, intitule, l’Art de s’enrichir promptement par l’Agriculture, dit que les pommes d’un doux-amer, quelques-unes un peu aigres, sont les seules propres à donner de bon cidre. M. de Chambray observe à ce sujet, que les normands estiment seulement les pommes douces & amères-douces, & qu’ils regardent les pommes un peu aigres comme contraires à la bonne qualité du cidre. Si cette assertion est vraie pour toute la Normandie, il paroît probable que M. des Pommiers aura été séduit par le témoignage d’Olivier de Serre, qui s’exprime ainsi dans l’ouvrage déjà cité : « Remarquera-t-on curieusement ceci, que de ne confondre les espèces de pommes en leur emploi ; ainsi distinguer les douces d’avec les aigres, pour de chacune à part en faire des sidres séparés, tant pour la bonté, que pour la durée. En quoi il y a matière pour s’employer avec contentement, pour l’abondance des pommes que Dieu a données de ces qualités, douce & aigre, y des deux sortans boissons séparées, chacune requise à la maison pour la diversité du traitement. Ainsi les pommes douces donneront du sidre pour la première table : & les aigres qu’en Normandie on appelle sures, pour la seconde, dont toute la famille sera accommodée. Joint que la longue durée du sidre sortant de ces pommes-ci, fait que la boisson en est quelquefois opportunément recherchée pour les plus délicates personnes ». Il est donc clair que, du temps d’Olivier de Serre, à la fin de 1500, on faisoit en Normandie du cidre avec les pommes aigres. L’expérience a sans doute démontré aujourd’hui qu’il est plus avantageux d’employer seulement les pommes douces, & les pommes douces amères.

Le mélange de diverses pommes produit souvent d’excellent cidre ; mais, comme les noms particuliers de chacun de ces fruits varient d’un village à l’autre, on ne peut les désigner positivement. Il seroit intéressant de faire des essais presque partout, en pièces au moins de cent pots. Il convient de tenir une note exacte des quantités & qualités de chaque fruit, pour adopter en grand le mélange qui aura le mieux réussi.

III. De la façon de faire le cidre. Chacun a la sienne, dit M. d’Ambournai, & la vante comme la meilleure ; mais toutes se réduisent aux conditions suivantes :

1°. De bien faire triturer les pommes dans quelque machine que ce soit, propre à cette opération en grand, en y ajoutant un peu d’eau, c’est-à-dire, environ quatre pots par somme de cheval ;

2°. De laisser, environ pendant six heures, le marc dans une grande cuve couverte, pour colorer le jus ;

3°. D’asseoir ce marc sur une faiscelle, en un quarré de quatre pieds, sur six pouces d’épaisseur, bien dressé & pressé par les quatre côtés, avec une règle de bois. On étend sur cette première assise, trois à quatre poignées de longue paille, dont les brins excéderont de quatre pouces tout à l’entour. On recommence un nouveau lit de pommes pilées, & on garnit de nouvelle paille, mais en sens contraire, & ainsi de suite, jusqu’à la hauteur de quatre pieds. Il faut que cette masse soit bien d’aplomb sur toutes ses faces, & que la dernière assise soit encore couverte de paille, sur laquelle on pose doucement le tablier du pressoir : ensuite, au moyen d’une vis centrale, ou d’un arbre transversal ; (voyez le mot Pressoir) on serre & l’on presse à diverses reprises. Le suc qui coule, est reçu dans une cuve, d’où on le puise pour le verser dans des futailles, à l’aide d’un entonnoir à large pavillon, qui est surmonté d’un tamis de crin. Ce tamis retient les portions du marc qui auroient pu échapper du tas.

4°. On place les futailles pleines, à deux pouces près, dans un lieu tempéré, où la fermentation s’établit naturellement en trois ou quatre jours. La liqueur bout, & jette une grande quantité de pulpe, en forme de purée. Pour faciliter cette éjection, il faut remplir les tonneaux de temps à autre. Enfin, lorsqu’elle cesse, on bonde les futailles ; mais si elles devoient être déplacées, il faut, au bout d’un mois, les soutirer, afin que la lie, déposée au fond, ne se remêle pas avec le cidre, Quand il est destiné pour l’usage de la maison, & sans déplacement, on peut le laisser sur la lie pendant environ six mois.

Voici la méthode de M. le Marquis de Chambray : lorsqu’on veut faire du cidre parfait, lorsque les pommes sont à leur point de maturité, à mesure qu’on les prend sur la pelle de bois pour les mettre dans la corbeille, & les porter dans les auges du pressoir, une ou deux femmes enlèvent toutes les pommes noires ou pourries, & les gardent pour le repilage : mais, comme tout le monde ne veut pas faire cette petite dépense, voici l’usage ordinaire pour bien piler les fruits : je dis bien piler, parce que les trois quarts des normands ont des cidres troubles & de mauvais goût, par le peu de soin qu’ils mettent à les façonner.

Le cheval qui sert au pilage, ayant suffisamment fait tourner la meule de bois ou de pierre, qui sert à écraser les pommes, on les porte ainsi écrasées sur le tablier du pressoir, que M. d’Ambournai nomme faiscelle, & qu’on devroit appeler la maye, ou table, & on les range en forme carrée, ainsi qu’il a été dit, &c.

Lorsque le cidre sort du pressoir, il tombe dans le besson, d’où on le transporte dans des futailles bien reliées ; mais si on a, près du pressoir, des cuves contenant deux, quatre ou six queues, plus ou moins ; (la queue contient deux barriques de deux cent vingt à deux cent trente bouteilles chacune ) on y jette tout le cidre qui fort du besson. Il reste trois à quatre jours sans monter, suivant le degré de chaleur de l’atmosphère, & la maturité du fruit ; au bout desquels il fermente très-fort. Toute la lie monte comme l’aine du vin ; & quand on voit que cette croûte commence à s’abaisser, il est temps de tirer le cidre, & de le porter dans les futailles. Par ce moyen, il ne se trouve point dans la futaille cette affreuse quantité de lie, dont les cidres des paysans sont surchargés, &c, le cidre ne s’aigrit pas si promptement ; il est plus clair, & sa couleur est plus belle & plus nette.

La méthode de M. de Chambray se rapproche beaucoup de celle dont on fait les vins rouges ; & la méthode de M. d’Ambournai, de celle dont on fait les vins blancs. Je serais porté à croire la première préférable, surtout si la cuve est presque pleine, & recouverte, afin d’empêcher l’évaporation de l’air fixe, qui se trouve, au moyen de la couverture, obligé de se recombiner avec la liqueur fermentante ; mais si la cuve n’est pas recouverte, je pense que le cidre se conservera moins.

Si. les cidres, par la nature du terrein, ne sont pas suffisamment colorés, continue M. de Chambray ; ce qui arrive souvent, il faut laisser le mâquer, les pommes pilées, pendant quelques heures, c’est-à-dire, différer d’en faire sortir le jus après qu’elles sont pilées. Par ce moyen, on donne au cidre autant de couleur qu’on juge à propos.

Ne pourroit-on pas traiter le cidre comme le vin ? Lorsqu’on veut l’avoir plus coloré, & surtout dans les années pluvieuses, on ajoute la pellicule des grains de raisins à la masse de celle qui fermente, & même la pellicule des grains de raisins déjà fermentés & pressés, Quoique l’esprit ardent ait déjà enlevé, lors de la fermentation, une grande quantité de la résine colorante, il en reste encore assez dans cette pellicule. D’après l’analogie, ne pourroit-on pas peler une certaine quantité des pommes les plus saines, quoique très-mûres & très-colorées, & les jeter dans la cuve en fermentation ? L’esprit ardent qui s’y forme, dissolveroit la partie colorante attachée à ces pelures.

Quand les tonneaux sont pleins, il faut les laisser sans les bonder, ainsi qu’il a été dit ; mais les ayant bondés, il faut regarder souvent aux futailles, pour leur donner de l’air, s’il est besoin ; car souvent les cidres font sauter les cercles, surtout si on a bondé trop tôt. Les Parisiens ne trouvent jamais le cidre assez doux : si on veut en avoir qui conserve sa douceur très-longtemps, qui mousse bien, & qui ait une très-belle couleur, il faut mettre plein un grand chaudron de fer ou de cuivre, contenant à peu près trois seaux de cidre sortant du beslon, le faire bouillir sans interruption, depuis le matin jusqu’au soir, en sorte qu’il se réduise en un sirop épais. Lorsque ce sirop est à peu près à son degré de cuisson, on y jette une demi-livre de bon miel ; on le fait encore bouillir un peu, & on jette le sirop par le trou de la bonde d’une pipe qui contient cinq cents pintes. On la roule sur tous les sens ; on entonne dedans le cidre sortant de la cuve : au bout de très-peu de temps, on a du cidre très-clarifié, très-doux, piquant & agréable. Cette recette est encore meilleure pour des cidres qui n’ont pas beaucoup de qualité par eux-mêmes ; elle seroit très-inutile à Isigny, & en bien d’autres endroits de la Normandie. Ce sirop se garde, si l’on veut, pendant très-long-temps dans des pots : il y reste en consistance de miel ; & quand on veut en faire usage dans les rhumes, il faut le battre avec de l’eau chaude : il est très-bon pour la poitrine.

Si le cidre n’éclaircissoit pas dans les tonneaux ; ce qui arrive quelquefois, sur-tout à ceux qui ont des pommes dont le jus est gras & limoneux, il faudroit, pour une demi-queue de deux cents pintes, broyer un pain de blanc d’Espagne, autrement craie de Briançon, y joindre le poids de deux liards de soufre en poudre, jetter le tout dans la futaille par la bonde, remuer le cidre avec un bâton fendu en quatre ; il sera bientôt clair-fin. C’est la manière de le coller.

J’observerai à M. de Chambray, que je ne vois pas l’utilité du soufre. Est-ce parce que ses parties divisées sont spécifiquement plus pesantes que la colonne de cidre à laquelle elles répondent ? En ce cas, celles de la craie, toutes seules, précipiteront aussi-bien le mucilage, que le ferolent les parties du soufre, puisqu’à volume égal, elles sont spécifiquement plus pesantes que celles du soufre. Est-ce par quelques principes du soufre, analogues au mucilage du soufre ? C’est ce qu’il faudroit prouver : cette discussion nous mèneroit trop loin. Je vois dans la craie, au contraire, une substance calcaire, qui neutralise l’acide du cidre, & le rend plus doux, & en même temps fait la fonction de précipitant du mucilage.

Au mois de mars, on met en bouteilles le cidre qu’on destine pour la table des maîtres, en observant de ne le boucher à demeure qu’au bout de quelques jours ; autrement il casseroit bien des bouteilles. Ce cidre mousse, pique le palais, porte au nez, monte à la tête, plaît beaucoup ; mais ce ne seroit pas une boisson convenable pour l’ordinaire ; elle a trop de violence. Les normands boivent rarement du cidre sans eau : il faut donc voir l’usage journalier qu’on peut faire du cidre. Pour avoir une boisson agréable & saine, il faut mettre quelques seaux d’eau dans les auges du pressoir, en pilant les pommes. On règle cela, selon le degré de force qu’on veut donner au cidre. Lorsqu’il est ainsi tempéré, il est très-sain : on l’appelle la tisane des normands ; mais ce cidre, mêlé à l’eau, ne passe guère l’année, il s’aigrit à la fin ; au-lieu que du cidre de bon crû se conserve mieux, & est souvent très-potable au bout de six ou sept ans.

Je ne vois pas la nécessité de mettre le cidre en bouteilles en mars, & je vois un très-grand inconvénient à laisser les bouteilles débouchées pendant deux à trois jours. Au retour des premières chaleurs du printemps, toutes les liqueurs spiritueuses, tenues en masses, éprouvent un renouvellement de fermentation ; &, dans toute fermentation, l’air fixe, (Voyez ce mot) qui est le lien des corps, cherche à s’en séparer. On facilite cette séparation, en laissant la bouteille débouchée. Si le cidre pétille encore après que la bouteille a été bouchée, c’est une continuation de cette tendance à s’échapper, & de sa foible agrégation avec les principes aqueux, sucrés & aromatiques de la liqueur. Le bouchon empêche cette déperdition ; mais si cet air se débande jusqu’à un certain point, le bouchon part avec éclat ; & s’il resiste plus que les parois de la bouteille, le verre cède à la violence de cet air fixe. On est presqu’entièrement revenu des vins mousseux de Champagne : cette fureur n’a eu qu’un temps ; il en sera peut-être ainsi des cidres pétillans. Si on a de bonnes caves, (voyez ce mot) ne vaudroit-il pas mieux mettre en bouteilles dans les jours froids de février, ou bien attendre que la fougue de la fermentation du printemps soit cessée ? On seroit sûr alors d’avoir un cidre bien sain, & on ne craindroit plus la perte du verre. Les mêmes accidens arrivent en Champagne aux vins mousseux.

IV. Des petits cidres. Je préviens que je suis toujours l’ouvrage imprimé de M. le Marquis de Chambray ; il seroit odieux de m’approprier le travail d’un si zélé citoyen.

« Si on buvoit le cidre pur à son ordinaire, ce seroit comme si on ne mettoit jamais d’eau dans son vin. Il n’est point de boisson plus légère & plus rafraîchissante que le petit cidre : il n’a aucun des inconvéniens des gros cidres, qui souvent gonflent, & nourrissent trop ; mais il faut que le petit cidre soit bien fait. Pour y parvenir, voici comment on doit procéder. »

« Le gros cidre étant tiré du marc ; des pommes pilées, on exhausse l’arbre du pressoir, &c. On relève le marc des pommes par couches, qui sont marquées par les lits de paille dont on a parlé. On met le marc dans une futaille défoncée par un bout, sur un des coins de la maye du pressoir, & dans les auges à piler. Si on a besoin de pépins pour semer, c’est dans ce moment qu’on les met à part. On jette de l’eau sur le marc qui est dans les auges ; & quand il est imbibé, on attèle le cheval à la meule, pour le piler de nouveau. Lorsqu’il est suffisamment repilé, on le porte à pelletées sur la maye du pressoir ; &, de ce repilage on forme une nouvelle motte, comme on a fait pour le gros cidre ; ainsi de suite, comme pour le cidre moyen, si on ne veut pas faire cuver le petit cidre ; ce qui cependant le rendroit meilleur, & le débarrasseroit de la plus grande partie de sa lie. Pour savoir la quantité d’eau qu’il faut mettre sur le marc, la règle est d’y en mettre autant qu’on en a tiré de gros cidre : c’est-là la boisson des domestiques. Si on veut qu’elle serve aux maîtres, & qu’elle soit d’une qualité plus forte, on jette dans le repilage quelques pelletées de pommes. »

« Il y a une autre façon de faire du cidre mitoyen pour les maîtres, & c’est la plus convenable. Elle consiste à jeter deux, trois, quatre seaux d’eau dans chaque pilée de pommes, lorsqu’elles sont bien écrasées, & à faire ensuite tourner la meule, pour que le tout s’incorpore. Plus le tour du pressoir est grand, plus il contient de boisseaux de pommes ; ainsi on peut déterminer sur cette grandeur combien on mettra de seaux d’eau à la pilée, & le propriétaire en jugera facilement. Il y a des crûs qui ont moins de qualité, & le jus des pommes est moins spiritueux ; dans ce cas-là, il faudra moins d’eau. Le cidre moyen se façonne comme le gros cidre ; il ne diffère que par l’eau que l’on y met, pour rendre cette boisson plus convenable à la santé : elle nourrit & rafraîchit. »

Par la distillation, on retire du cidre un esprit ardent, dont je parlerai à l’article Eau-de-vie.

Je me suis permis quelques observations sur le mémoire que M. d’Ambournai a eu la bonté de me communiquer, & sur l’ouvrage imprimé de M. le Marquis de Chambray. Comme je puis juger de l’art de faire du cidre, que par analogie avec celui de faire du vin, mes observations peuvent être fausses, ou peu exactes : aussi je prie ces Messieurs, & ceux qui liront cet ouvrage, de me faire connoître mes erreurs, & elles seront bientôt retracées publiquement.