Cours d’agriculture (Rozier)/BIÈRE

Hôtel Serpente (Tome secondp. 263-266).
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BIÈRE. Liqueur ou boisson spiritueuse qu’on peut faire avec toutes les semences farineuses, mais pour laquelle on préfère communément l’orge & ses espèces. C’est, à proprement parler, un vin de grain. Tout corps qui contient un mucilage sucré, lorsqu’il est étendu dans une quantité d’eau convenable, & lorsque par la préparation on a développé le principe sucré, alors il fermente & donne une liqueur vineuse dont on retire l’esprit ardent par la distillation. Les égyptiens, dit-on, ont inventé l’art de faire la bière, & c’est de l’Égypte que la bière a passé dans le reste du globe. La ville de Peluse lui donna son nom ; & on l’appeloit bière pelusienne ; on y en fabriquoit de deux espèces. D’Égypte, elle passa dans les Gaules, en Flandre, en Angleterre ; & du tems de Polybe, les espagnols buvoient de la bière. Il est constant qu’après l’eau, la bière paroît la liqueur la plus naturelle, sur-tout pour les pays où la vigne ne peut croître. L’homme s’écartant peu à peu des loix de la nature, a recouru aux boissons spiritueuses pour ranimer ses forces, ou peut-être plus encore pour satisfaire sa sensualité ou un goût déréglé, & de l’exemple est venu l’imitation. En effet, la bière répugne à ceux qui en boivent pour la première fois, & le vin fait déplaît à un enfant. Il est seulement agréable pour lui dans sa nouveauté, parce que le principe sucré est encore très à nu. C’est donc plus l’exemple des uns & des autres, que le besoin, qui consacre & perpétue l’usage des liqueurs fermentées.

Les farines de toutes les graines extraites par une suffisante quantité d’eau, & abandonnées à elles-mêmes, au degré de chaleur propre à la fermentation spiritueuse, subissent naturellement cette fermentation, & sont métamorphosées en véritable vin. (Voyez le mot Fermentation, où seront détaillées les conditions requises à ce sujet.)

Pour faire la bière, il faut d’abord faire tremper dans l’eau froide les grains qu’on lui destine ; peu à peu ils s’imbibent de cette eau, & le grain se renfle. Il est retiré de cette eau, & mis en tas de six à huit pouces d’épaisseur, dans un lieu convenablement chaud, où il germe, & il faut le retourner souvent pour empêcher la trop grande chaleur, & donner de l’air aux grains. On le laisse ainsi jusqu’à ce que le germe ait acquis environ six lignes de longueur. Enfin, le plus grand nombre se sert de la tourraille. Elle est composée d’un très-grand fourneau surmonté d’une trémie, dont les côtés sont construits de briques, de manière à ne pouvoir être altérés par le grand feu qu’on fait dans le fourneau. La partie supérieure de la trémie est un plancher de carreaux de briques, percés de petits trous. Quelquefois ce sont plusieurs tringles de bois, sur lesquelles on étend une toile de crin nommée la haire ; c’est sur cette toile qu’on place le grain ; & à mesure que la chaleur du fourneau lui fait perdre son humidité, on le retourne, & on fait complétement dessécher tous les germes. On passe ensuite le grain par un crible de fer, pour en séparer la poussière & les germes desséchés, nommés touraillons. Dès que la germination est sensible, les uns placent le grain dans un four convenablement échauffé pour torréfier le grain ; d’autres le font passer par un canal échauffé au même degré. Le grand point est d’arrêter la germination, de détruire & de dissiper l’humidité surabondante. Par la germination, la viscosité du mucilage est détruite, & le principe sucré entiérement développé ; par la torréfaction légère, la partie mucilagineuse du grain est atténuée. C’est à ce point que le grain est en état d’être moulu grossiérement, & on le nomme alors drèche malt.

Si la farine est trop grosse, l’eau n’en retire pas tout ce qu’on peut en retirer ; si, au contraire, elle est trop fine, elle forme avec l’eau une pâte que ce fluide a beaucoup de peine à délayer. Le malt est porté dans une cuve nommée cuve matière. C’est un tonneau à deux fonds ; l’inférieur est plein, le supérieur est percé d’une infinité de trous faits en cône. La base de ces trous, qui a environ trois quarts de pouce de diamètre, regarde le fond plein, & le sommet, qui n’a guère qu’une ligne, est tourné en haut. Il y a deux pouces environ entre le fond plein & le faux fond sur lequel on étend la farine. Dans un des coins de la cuve matière, on place un tuyau de bois, nommé pompe à jeter trempe. Cette pompe traverse le faux fond, & sert à porter l’eau sur le fond plein.

L’eau qu’on emploie pour brasser doit être chaude ; l’habitude seule apprend à donner le degré de chaleur convenable. L’eau chauffée dans des chaudières, est conduite par une gouttière dans la pompe à jeter trempe ; & lorsqu’elle a rempli l’espace qui se trouve entre les deux fonds de la cuve matière, elle coule par les trous du faux fond avec une rapidité proportionnée à la vîtesse qu’acquiert l’eau de la chaudière en tombant par la pompe. Cette force est telle, que la farine qui recouvre le faux fond est portée à la partie supérieure de la cuve, & répartie dans toute la masse de la liqueur. Plusieurs ouvriers, armés chacun d’une pelle de fer percée dans son milieu, agitent la farine, & la délayent dans l’eau aussi parfaitement qu’il est possible. La liqueur alors est fort trouble. On laisse déposer la farine, ou le fardeau proprement dit, & l’eau surnageante se nomme premier métier. On la fait écouler par une ouverture pratiquée dans le second fond de la cuve ; elle traverse en s’écoulant, la farine ou le fardeau, & se charge davantage. Le premier métier chauffé de nouveau, est renversé sur la farine qu’on délaye une seconde fois. On laisse encore déposer le fardeau ; & la liqueur surnageante, ou second métier, étant tirée à clair, on y mêle trois ou quatre livres de houblon par chaque pièce, & on fait cuire le tout dans de grandes chaudières. La bière qu’on veut faire blanche doit être moins cuite que la bière rouge.

Lorsque la liqueur a acquis le degré de cuisson convenable, on la porte avec le houblon, dans des bacs, où elle perd la plus grande partie de sa chaleur. De ces bacs on la fait couler dans la cuve où doit se faire la fermentation tumultueuse, qu’on nomme cuve guilloire. On ne remplit qu’en partie cette cuve, & on y met de la levure, qui est l’écume épaisse que rejette la bière dans sa fermentation secondaire. C’est cette levure qui développe le mouvement fermentatif ; & lorsqu’il a déjà acquis quelque force, on ajoute peu à peu de nouvelle liqueur ; enfin, ce n’est que lorsque la fermentation est parfaitement établie, qu’on achève de remplir la cuve ; encore faut-il avoir l’attention de laisser assez d’espace vide pour contenir les écumes à mesure qu’elles se forment.

Lorsque ces écumes commencent à s’enfoncer dans la liqueur, c’est un signe que la fermentation tumultueuse s’est appaisée. On brouille alors le tout ; c’est ce qu’on nomme battre la guilloire.

On tire la bière dans des tonneaux, où quelque tems après la fermentation secondaire s’établit. Il sort des tonneaux une mousse légère, qui tombe dans des baquets où elle s’affaisse & forme une bière qui sert à remplir les tonneaux à mesure qu’ils se vident. Lorsque la fermentation est complétement achevée, il ne s’élève plus de mousse. On nomme levure l’écume épaisse qui ne s’affaisse pas dans les baquets. On la conserve pour servir de levain à de nouveaux métiers. On ne bouche les tonneaux que lorsqu’il ne sort plus de mousse.

Quelques brasseurs ajoutent pendant la cuite de la bière, autant de livres de sirop de sucre, qu’il y a de boisseaux d’orge. D’autres, par économie, suppléent au houblon, qui est cher, de la petite ou de la grande absinthe ; les amers aident la bière à se conserver plus long-tems. La bière absinthisée échauffe beaucoup.

On prépare avec la bière, des boissons médicamenteuses, comme avec le vin ; il suffit de mettre infuser les plantes ou les substances indiquées à la maladie qu’on doit traiter.

Il est bien démontré aujourd’hui, d’après les expériences du célèbre & infortuné capitaine Cook, faites dans son Voyage autour du Monde, que l’usage du malt de bière est le moyen le plus assuré de prévenir & d’empêcher que le scorbut n’attaque les marins, & qu’il est le remède le plus assuré pour sa guérison. Ne seroit-ce pas un objet digne d’occuper le ministre de la marine ? & ne seroit-il pas avantageux de faire publier une loi qui forceroit tout capitaine de vaisseau de prendre, avant de partir pour un trajet assez long, une quantité de malt proportionnée au nombre des passagers & des gens qui composent l’équipage ?

Lorsque l’on ne veut pas être incommodé de la bière blanche, on doit la choisir ni trop vieille, ni trop nouvelle, mousseuse, claire, d’une belle couleur ambrée, d’un goût piquant & agréable. La rouge doit être forte, piquante, d’un rouge clair & brillant. La bière trop nouvelle pèse sur l’estomac, y fermente ; & à la longue, elle peut occasionner des retentions d’urine. Boire un peu d’eau-de-vie prévient ce second accident. L’ivresse occasionnée par la bière est terrible. On appelle bière de Mars, celle qui est fabriquée dans ce mois, le plus propre à la fermentation ; & double bierre, celle qui est plus chargée de principes que la bière simple. Les anglois & les hollandois en préparent plusieurs espèces particulières. Ceux qui desireront plus de détails sur cet article, peuvent consulter le Dictionnaire encyclopédique, au mot Brasserie ; ils seroient étrangers à notre objet.