Cours d’agriculture (Rozier)/BARBEAU (supplément)

Marchant (Tome onzièmep. 209-213).


BARBEAU, (Cyprinus barbus L.) poisson du genre des cyprins ou des carpes, dans l’ordre des abdominaux. (Voyez, pour la signification de ce mot, le commencement de l’article Able, et, pour les caractères génériques des cyprins, le mot Carpe.)

Le barbeau est appelé en quelques lieux barbot, barbet, barblian ; et, lorsqu’il est petit, barbiau, barbion, et assez généralement barbillon. La forme allongée de sa tête, de son corps et de sa queue, lui donne quelques rapports extérieurs avec le brochet. Par la même raison, et encore cause de son corps arrondi dans son épaisseur, mais néanmoins légèrement comprimé sur les côtés, d’autres l’ont comparé aux muges et même aux squales, poissons qui ne quittent point le sein des mers.

Celui-ci n’abandonne jamais les eaux, douces, et on le trouve communément dans les fleuves et les rivières de France. Le nom qu’il porte, dans la plupart des langues de l’Europe, lui est venu de ses barbes ou de ses barbillons cartilagineux, au nombre de quatre, placés deux à deux sur le museau à l’extrémité duquel sont implantés, près l’un de l’autre, les deux supérieurs, tandis que les inférieurs, qui sont aussi les plus longs, parlent de l’angle des mâchoires ; tous sont blanchâtres, et un vaisseau sanguin qui parcourt toute leur longueur leur donne une teinte rougeâtre.

Voici les autres traits de la conformation du barbeau : La tête offrant la figure d’un coin fort mousse ; la mâchoire d’en haut avançant beaucoup plus que celle d’en bas ; le museau charnu ; les lèvres épaisses, sur-tout celle de dessus, que l’animal peut étendre en avant de quelques lignes et retirer à volonté ; la bouche de moyenne grandeur, située en dessous, et formant une ouverture à peu près circulaire ; dix dents à chaque mâchoire, rangées sur deux ou trois files ; les yeux saillans, mais pas fort grands, et un peu ovales ; les narines près des yeux, et dans un petit enfoncement, d’où une rainure longitudinale s’étend vers le bout du museau ; le crâne formant une bosse au dessus des orbites et des narines ; l’ouverture des ouïes petite, ce qui fait que le barbeau respire et rejette l’eau avec beaucoup de force, et la fait bouillonner : c’est de là vraisemblablement aussi que lui vient la faculté de pouvoir vivre pendant plusieurs heures hors de l’élément qui lui est naturel.

Les écailles dont le barbeau est revêtu ne sont ni grandes, ni fortes ; elles ont des raies sur leurs surfaces, et des dentelures à leurs bords ; elles adhèrent fortement à la peau : un naturaliste allemand les a comptées, et il a trouvé que leur nombre excédoit cinq mille. La ligne latérale, formée de points noirs, commence un peu au dessous de l’extrémité supérieure de l’ouverture des ouïes, s’incline légèrement en bas, puis va en droite ligne, en partageant le corps à peu près par la moitié, jusqu’à la queue, dont la nageoire est fourchue, composée de dix-neuf rayons, et variée de pourpre, de jaunâtre et de noirâtre, avec un liseré de cette dernière teinte. La nageoire qui est placée à peu près au milieu du dos a douze et quelquefois treize rayons, dont le troisième est dentelé des deux côtés, une nuance mêlée de jaune et de noirâtre, quelques tâches obscures, et le bord noirâtre. L’anale présente une demi-ellipse ; elle a neuf rayons, du blanc sale à sa hase, du jaunâtre au milieu, et du rougeâtre sur le reste. Dix-huit rayons, dont les premiers sont très-longs soutiennent chaque nageoire pectorale ; elles sont teintes d’un mélange de rouge et de jaune ; la première de ces couleurs domine à la partie supérieure ; quelques taches arrondies et noirâtres se font remarquer en dedans et à la base. Il n’existe que neuf rayons aux nageoires du ventre ; elles sont arrondies en ovale, plus rouges que celles de la poitrine, et tachetées en dessus.

Quelque ternes que soient les couleurs des nageoires du barbeau, celles qui le couvrent lui-même ont encore moins de vivacité. Il a le dos et le dessus de la tête olivâtres ; les côtés bleuâtres au dessus de la ligne latérale, et blanchâtres au dessous ; le ventre et la gorge blancs ; les côtés de la tête mêlés d’olivâtre et de jaune, avec des points cendrés ; la lèvre supérieure rouge ; enfin, la prunelle de l’œil noire, et l’iris d’un brun clair.

Afin de ne point omettre de traits un peu saillans de la description du barbeau, j’ajouterai que ses parties intérieures ressemblent beaucoup à celles de la carpe, et que les pièces principales de son squelette consistent en quarante-six vertèbres à l’épine dorsale, et en dix-sept côtes de chaque côté.

Ces détails de description paroîtront peut-être déplacés, aux yeux de quelques personnes, dans un livre dont le principal objet n’est pas l’histoire naturelle. Ils ne sont pas néanmoins sans intérêt, même pour la simple curiosité. Je sais d’ailleurs, par expérience, que l’homme doué d’un assez bon esprit pour préférer le calme et la douceur d’une vie champêtre à l’existence agitée et tumultueuse des cités, le paisible domaine de la nature au théâtre bruyant de l’ambition et de l’intrigue, et une bibliothèque peu nombreuse, mais choisie, à la futilité des conversations, dont les sons confus et insignifians se font entendre, sans intérêt comme sans plaisir, dans les cercles où l’ennui siège à côté du luxe ; je sais, dis-je, que ce tranquille possesseur d’une habitation champêtre se plaît souvent à comparer l’animal ou la plante qui lui tombe sous la main, avec ce que ses livres en rapportent ; à rectifier les inexactitudes échappées à l’écrivain, ou à suppléer aux omissions, quelquefois même à communiquer des observations profitables à la science. Dans ces instans de loisir, passés ainsi d’une manière également agréable et utile, les descriptions un peu étendues ne lui semblent point trop longues, sur-tout lorsqu’elles sont écrites en style intelligible, et qu’un néologisme barbare ne les a point surchargées d’expressions tellement inusitées et étrangères à notre langue, qu’il n’est presque point de Français en état de les comprendre… Mais revenons au poisson qui fait le sujet de cet article.

Les eaux claires et rapides sont celles qui plaisent le plus aux barbeaux : ce n’est pas qu’ils ne réussissent très-bien dans les étangs ; mais leur chair y devient molle et insipide. Ils aiment à se cacher parmi les grosses pierres, et sous les rives avancées et les rochers saillans. Ils se rassemblent quelquefois en troupes dans ces sortes d’asiles d’où il est très difficile de les faire sortir. Leur nourriture est très-variée, et par conséquent très-facile. Ils mangent avec une égale avidité les plantes aquatiques, et même les plantes terrestres qui croissent sur les bords ombragés des eaux courantes, particulièrement la grande chélidoine, les limaçons, les vers, les coquillages, les insectes, les petits poissons, et même les cadavres des hommes et des animaux. M. Bloch, de Berlin, à qui l’on doit une magnifique histoire des poissons, rapporte qu’en 1683, après le siège de Vienne, on trouva une grande quantité de barbeaux acharnés sur les corps sanglans et mutilés des Turcs et des chevaux tués dans les combats, et jetés pêle-mêle dans le Danube.

Avec des moyens de subsistance aussi multipliés, il n’est pas étonnant que les barbeaux prennent un prompt accroissement ; ils parviennent communément à un pied et demi de longueur ; mais il s’en trouve de deux ou trois pieds, et du poids de six, huit, douze, et jusqu’à quinze livres ; on prétend même que l’on en pèche en Angleterre qui ne pèsent pas moins de dix-huit livres. Une observation, dont notre économie peut tirer un parti avantageux, c’est que les barbeaux du Weser, qui acquièrent douze ou quinze livres de poids, beaucoup de graisse et un goût que l’on compare à celui des meilleurs saumons, doivent ces qualités au lin mis en rouissage dans ce fleuve, et dont les parties extractives les attirent en troupes ; ce qui fournit aux pécheurs l’occasion d’en prendre un grand nombre.

Cependant, le barbeau n’est en état de reproduire son espèce que vers la quatrième ou la cinquième année de son âge ; mais il conserve long-temps cette faculté, car sa vie est de longue durée. C’est vers le milieu du printemps que, dans nos climats, la femelle dépose ses œufs sur des pierres, et que le mâle les arrose de sa laite fécondante. Pour cet acte, sur lequel la nature a voulu que tous les êtres animés étendissent le voile du mystère, les mâles et les femelles remontent les fleuves et les rivières, choisissent les lieux où le courant a plus de force, et le fond une plus grande quantité de pierres. L’on peut juger de la fécondité de cette espèce par l’observation de M. Bloch, qui a compté dans une femelle de trois livres et demie, pêchée au mois d’avril, c’est-à-dire, peu de temps avant le frai, huit mille vingt cinq œufs, de la grosseur et de la couleur des grains de millet.

La différence des eaux, dans lesquelles les barbeaux vivent habituellement, en produit une très-sensible dans la qualité de leur chair ; ceux que l’on prend dans les eaux dormantes ou bourbeuses sont flasques et sans goût ; mais ceux que l’on tire des rivières qui coulent sur un fond rocailleux ont la chair plus ferme, plus délicate et plus savoureuse. Cependant on lui trouve assez généralement un peu de fadeur ; aussi a-t-elle toujours besoin d’être relevée par des assaisonnemens, tels que le vin, les épices, les câpres, etc. Dans quelques lieux de la France, on a coutume de faire cuire ces poissons au court-bouillon fait avec de l’eau ; et je me rappelle que, quand j’habitois les environs de Bourbonne-les-Bains, les étrangers habitués à la bonne chère, que leur santé amenoit aux bains de cette petite ville, ne cessoient de se plaindre de la cuisine de ce canton, d’où il ne sortoit que des barbeaux cuits à l’eau.

Au reste, la chair des barbeaux est blanche et appétissante : elle n’incommode point les estomacs délicats, lorsqu’elle n’est point trop chargée de graisse, comme cela arrive au printemps. Les petits poissons de cette espèce sont moins estimés que les gros, et ne peuvent guères se manger que frits : dans tous, les parties préférées par les gourmets sont la tête, les lèvres très-charnues, et le milieu du corps moins rempli d’arêtes que le reste. Ils cuisent fort vite, et leur peau, qui est mince et délicate, s’enlèveroit aisément, si on ne les préparoit avec quelque attention.

Il est d’usage de rejeter les œufs de barbeau, comme un mets très-malfaisant et même vénéneux. Mais ces propriétés funestes ne paraissent pas constatées ; elles ont même été reconnues pour fausses en plusieurs occasions. M. Bloch, que j’ai déjà cité, assure (Hist. nat. des Poissons) qu’il a mangé des œufs de barbeau avec toute sa famille, et que personne n’en a jamais été incommodé. Un naturaliste français, non moins célèbre et digne de toute croyance, M. Bose, affirme, dans le Nouveau Dictionnaire d’Histoire naturelle, que les œufs de barbeau ne lui ont point fait éprouver de sensations fâcheuses. J’ajouterai que j’ai mangé moi-même, une seule fois à la vérité, une assez grande quantité de ces œufs, sans qu’il en soit résulté le moindre inconvénient. Il paroit néanmoins que c’est un mets dangereux en quelques circonstances qui ne sont point encore connues ; car, on ne peut admettre l’opinion déjà vulgaire au temps de Rondelet, et que cet ancien naturaliste regardoit avec raison comme peu fondée ; (Voyez l’Histoire entière des Poissons, par Guillaume Rondelet ; édit. de Lyon. Liv. des Poissons de rivière, chap. 16, pag. 141) savoir, que les œufs des barbeaux ne contractoient de qualités malfaisantes que dans la saison où ces poissons rencontrent sur la surface de l’eau, et avalent les fleurs tombées des saules qui bordent les rivières. Comment ces fleurs, qui ne sont pas un poison, communiqueroient-elles aux barbeaux la funeste propriété d’empoisonner les hommes ? Et, ce qui seroit encore plus difficile à expliquer, pourquoi cette mauvaise qualité, ne s’acquérant que par les femelles de l’espèce du barbeau, ne se concentreroit-elle que dans leurs œufs, tandis que les mâles, aussi bien que les autres parties, tant intérieures qu’extérieure des femelles, n’en seroient nullement atteintes ? Quoique l’on ne connoisse pas encore la cause des effets pernicieux que l’on a attribués aux œufs de barbeau, l’on ne peut douter que leur usage ne soit quelquefois dangereux, en sorte qu’il est toujours prudent de s’en abstenir. Un ancien médecin (Ant, Gazius, apnul Aldrovand, de Piscibus, pag. 479) raconte ce qu’il éprouva lui-même après avoir avalé deux boulettes formées de ces œufs, dans la vue de s’assurer de leurs propriétés. Il passa d’abord quelques heures sans ressentir aucune incommodité ; mais il éprouva ensuite un gonflement d’estomac qu’il crut en vain pouvoir dissiper en prenant de l’anis. Une heure après, sa physionomie se décomposa d’une manière extraordinaire, et qui effraya ceux qui se trouvoient près de lui. Il éprouva des douleurs aiguës, non seulement à l’estomac et dans les entrailles, mais encore dans tous les membres, jusqu’à ce qu’une double et violente évacuation, qui le mit en danger de perdre la vie, l’eût délivré de ses souffrances.

La laite est, en tout temps, fort bonne à manger. À l’approche du frai, elle grossit considérablement, et elle prend une teinte rougeâtre.

Pèche du Barbeau. Tous les filets et les pièges, que l’on a coutume d’employer à la pêche des poissons de rivière, sont propres à celle du barbeau. La voracité de ce poisson le rend facile à prendre à la ligne, principalement en été. Les appâts auxquels il mord avec le plus d’avidité sont les très-petits poissons, les achées ou vers de terre, les sangsues, les insectes, tels que les grillons, les sauterelles, les noctuelles, les bombices, et sur-tout ceux du saule. Pour attirer les barbeaux dans les endroits où on leur a tendu des embûches, on jette à l’eau un nouet ou vin petit sac de toile qui renferme un mélange de fromage, de jaune d’œufs, et d’un peu de camphre. Le lin, ainsi qu’on l’a vu précédemment, est la substance autour de laquelle ces poissons se rassemblent en plus grand nombre.

Si la pêche des barbeaux est très-abondante, on peut tirer parti de la vessie d’air qu’ils ont dans leur intérieur, pour en faire l’espèce de colle forte que l’on connoît dans le commerce sous le nom de colle de poisson, et que les peuples du Nord façonnent avec la vessie aérienne des esturgeons. Quelques pêcheurs russes, établis sur les bords des fleuves qui se jettent dans la mer Caspienne, savent augmenter le produit de leurs pêches, en préparant cette colle avec les barbeaux qu’ils prennent en abondance en certaines saisons ; ce genre d’industrie m’a paru devoir intéresser assez l’économie domestique, pour en faire mention. (S.)