Cours d’agriculture (Rozier)/AUBÉPINE


AUBÉPINE. Comme cet arbrisseau vient facilement par-tout, qu’il fait d’excellentes haies, se tond bien et se multiplie promptement de graines, il est peut-être utile, dans un moment où les avantages des clôtures sont mieux sentis que jamais, de ne pas laisser subsister une erreur qui a attribué aux fleurs d’aubépine la propriété de faire gâter certains poissons de mer, et déterminé les chasse-marées à arracher, de leur propre autorité, les épines blanches qui croissoient sur leur route, ce qui a donné lieu à beaucoup de contestations. Voici les expériences que j’ai faites, il y a une vingtaine d’années, pour détruire cette erreur.

Dans la multitude infinie de préjugés dont nous sommes environnés de toutes parts, il en est plusieurs sur lesquels on peut demeurer indifférent, parce qu’ils ne sont pas nuisibles à la société. Il y en a d’autres, au contraire, qui ne sauroient être trop combattus, à cause de leur rapport avec le bonheur et la tranquillité publique ; convenons cependant qu’à mesure que les sciences font des progrès la masse des erreurs diminue, et le nombre des vérités augmente. Le basilic, par exemple, ne tue plus de ses regards ; on ne trouve plus cet animal dans l’œuf du coq ; la morsure de l’araignée n’est plus venimeuse ; on peut, à l’exemple de cette femme dont l’Histoire de France fait mention, et de quelques amateurs modernes, manger cet insecte sans être né sous le signe du scorpion ; la tarentule ne fait plus rire ou pleurer, crier, chanter ou danser les personnes qui ont éprouvé sa piqûre ; le crapaud, quelque hideux qu’il soit, peut être fixé par l’homme, sans qu’il s’ensuive la mort de l’un ou de l’autre ; le cœur du corbeau et celui de la corneille seroient vainement employés pour réconcilier les époux désunis ; il faut bien autre chose que l’épine du dos du loup pour arrêter les écarts d’une femme infidèle ; la verveine ou l’herbe sacrée, suivant les anciens Druides, ne possède plus l’heureux avantage de pacifier les esprits irrités ; les chardons ne donnent plus la carie des fromens ; les effluves de l’épine-vinette ne font plus couler les blés durant leur floraison ; la marjolaine a perdu les qualités merveilleuses qu’on lui attribuoit ; les grains ne s’animent plus dans certaines circonstances, et ne se transforment plus en mouches pour s’envoler des greniers ; les égagropiles, cet effet de la nature, ne sont plus celui des gobbes données par la malveillance aux animaux ; la carie, cette maladie contagieuse pour le froment, n’est plus l’ouvrage des brouillards ou des insectes ; les champignons, les truffes, ne sont plus des jeux de la nature ; organisés comme les autres plantes, ils croissent a leur manière, vivent et meurent ; enfin, l’homme ne croit plus sa dignité compromise, en se nourrissant de pommes de terre, de patates, et de topinambours. Insensiblement, grâces aux progrès de la philosophie, la nature se justifie tous les jours des accusations qu’on formoit contre elle ; mais que de maux imaginaires ne lui prête-t-on pas encore ! Combien de jugemens portés ou admis sans examen, d’opinions perpétuées, sans avoir été approfondies, sans avoir comparu auparavant au tribunal de l’expérience et de la raison !

Les médecins conviennent assez généralement aujourd’hui que les odeurs des végétaux ne sont que les émanations de leurs parties les plus subtiles, et qu’elles varient autant que les effets qu’elles opèrent dans l’économie animale. Cependant ces effets qui supposent les nerfs actuellement doués du mouvement vital, ne peuvent plus avoir lieu sur les corps organisés, privés de ce même mouvement.

Comment donc a-t-on pu croire jusqu’à présent, que l’odeur de l’aubépine, par exemple, étoit capable d’agir assez puissamment sur le maquereau pour le faire tourner en un instant, c’est-à-dire pour lui donner un état approchant de la putréfaction ? ce qui oblige, ajoutet-on, les voituriers de marée, pour conserver le poisson qu’ils apportent, à ne pas passer sur les chemins où ces arbrisseaux sont en fleurs. Auparavant que quelques auteurs se missent en frais pour chercher à expliquer ce phénomène, et dans la crainte de voir renouveler encore l’histoire de la dent d’or, j’ai voulu m’assurer si le fait étoit vrai. Voici les expériences que j’ai tentées dans cette vue.

Après avoir rempli plusieurs vases de branches d’aubépine à demi-fleurie, et placé ces vases dans un cabinet petit et exactement clos, nous portâmes, le lendemain, dans ce lieu parfumé, deux maquereaux très-frais, et nous les y laissâmes environ une demi-heure. Au bout de ce temps, ils ne parurent pas avoir éprouvé d’altération ; leur surface étoit toujours recouverte de ce beau bleu luisant, verdâtre et argentin, qui caractérise la bonté et la fraîcheur de ce poisson. Ils furent accommodés avec leurs pareils, et mangés sans qu’on s’apperçùt entre eux de la plus légère différence. Cette expérience ne m’avant point paru suffisante, et pour connoître davantage la propriété de l’aubépine, nous allâmes dans un bois, et nous fîmes plusieurs tours au milieu d’une allée d’aubépines, ayant deux maquereaux à la main. Nous les laissâmes ensuite sur un de ces arbrisseaux le mieux fleuri, pendant une demi-heure, et, après cela, ils furent portés à la cuisinière, qui n’y trouva aucune différence, ni nous non plus.

Pour n’avoir plus aucun doute à ce sujet, nous nous procurâmes, de très-grand matin, beaucoup de fleurs d’aubépine, et, après les avoir mondées et mises dans un bain-marie d’un alambic, nous y ajoutâmes un demi-setier d’eau, et distillâmes avec les précautions requises ; la liqueur chargée de l’esprit odorant de la fleur d’aubépine, appliquée sur les maquereaux, ne produisit nul effet, et les personnes qui les mangèrent les trouvèrent excellens.

Il est facile de voir, d’après ces résultats, que c’est à tort et très-injustement qu’on a taxé la fleur d’aubépine de faire gâter les maquereaux ; que ce poisson et l’odeur suave de cette fleur ne sont pas faits pour se nuire ; qu’ils peuvent également et ensemble recréer la vue, l’odorat et le goût, et qu’enfin il y a grande apparence que le préjugé dans lequel on est à cet égard vient vraisemblablement de ce que les voituriers de marée auront passé dans un temps d’orage à côté de l’épine en fleur. S’il est vrai, comme plusieurs personnes l’assurent, que les temps d’orage, accompagnés de tonnerre, sont souvent tourner le vin et les œufs ; s’il est encore vrai que l’on met du fer sur les tonneaux et dans les poulaillers pour les préserver de cet accident, pourquoi ne recommanderoit-on pas aux chasse-marées de faire traverser les paniers de poissons par un fil d’archal, qui conduiroit au-dehors l’électricité magnétique ?

Ce que nous venons de rapporter concernant les effets de la fleur d’aubépine peut s’appliquer à beaucoup d’autres plantes qu’on taxe aussi injustement de porter dans les champs des principes de maladies préjudiciables aux moissons. Nous assurons, d’après l’expérience, que les végétaux n’ont qu’une manière de se nuire entr’eux, c’est lorsqu’ils sont trop rapprochés les uns des autres, c’est lorsque, par l’étendue et le volume de leurs tiges ou de leurs racines, ils dévorent la substance de la terre, et en privent leurs voisins ; mais toutes les inculpations contre leurs émanations, dans ce cas, ne sont nullement fondées.

(Parmentier.)