Cours d’agriculture (Rozier)/ARAIGNÉE

Hôtel Serpente (Tome premierp. 599-604).


ARAIGNÉE. Il est inutile de traiter cet article en naturaliste, qui en compte de quarante à quarante-huit espèces. La vie & les mœurs de cet insecte intéressent peu l’agriculteur, & nous n’en parlerions pas, s’il n’étoit pas nécessaire de détruire des préjugés dictés par l’ignorance, perpétués par une sotte crédulité, & souvent fortifiés par la charlatanerie. Il s’agit d’examiner, 1o. si on peut avaler l’araignée sans danger ; 2o. si sa morsure est venimeuse ; 3o. si la médecine doit tirer quelqu’avantage de l’insecte & de ses produits ; 4o. de quelle utilité elles sont pour les arts utiles.

1o. Beaucoup d’auteurs se sont servilement copiés les uns après les autres, & assurent, sans un examen réfléchi, que l’homme, que les chevaux, que les bœufs, les moutons, &c. meurent lorsqu’ils avalent des araignées. Il faut détruire des assertions par des faits. On ne révoquera pas en doute le témoignage d’Albert le Grand, qui assure avoir vu, à Cologne, une jeune fille manger des araignées. Simon Scholzius dit avoir étudié à Leyde avec un jeune écossois qui cherchoit ces insectes dans tous les coins des appartemens, les mangeoit avec avidité, & les regardoit comme un mets très-agréable. Borelli & Offrédus ont vu, l’un à Orléans, & l’autre à Padoue, la même singularité, sans qu’il en résultât le plus léger inconvénient. M. Redi, le docteur Fairfax, assurent avoir vu des gens avaler des araignées de la plus vilaine espèce, sans en être incommodés. En France, M. de Réaumur & M. de Lahire le fils, sont encore des témoins éclairés & dignes de foi, dont on ne peut suspecter le témoignage. J’atteste avoir vu un membre très-distingué de l’académie royale des sciences de Paris, braver le préjugé vulgaire, manger les différentes espèces d’araignées que la compagnie où je me trouvois lui présentoit, & n’en être pas plus affecté que s’il avoit avalé un morceau de pain ; il leur trouvoit un goût de noisette.

D’après des témoignages aussi multipliés, auxquels on pourroit en ajouter une infinité d’autres, le fait n’est plus équivoque. L’araignée avalée n’est donc pas un poison. On se retranchera peut-être à dire que telle espèce est venimeuse, & telle autre ne l’est pas. J’ose croire qu’aucune espèce n’est un poison, simplement mâchée, avalée & digérée ; mais est-elle un poison lorsque son venin est appliqué directement, & se mêle avec le sang ? Cette distinction est importante à faire, & peut-être concourroit-elle à concilier les opinions. Souvent on a conclu de l’un par l’autre.

2o. La morsure des araignées est-elle venimeuse ? Si on croit sur parole, ou si on est convaincu par l’expérience que l’animal quelconque mordu par cet insecte, ou qui l’avale, en éprouve des suites fâcheuses, pourquoi a-t-on l’imprudence de laisser cet animal travailler tranquillement à ourdir sa toile sous les planchers, vers les fenêtres des écuries, des greniers à paille, à foin, &c. ? Cette négligence impardonnable, & qui tient d’ailleurs à la mal-propreté, s’accorde bien peu avec la croyance. La cause du mal est sous les yeux ; à chaque instant du jour & de la nuit l’animal peut en être affecté, & on ne donne pas le plus léger soin pour le prévenir ? Si l’araignée est aussi venimeuse qu’on le dit, les accidens seroient moins rares.

M. de Bon, premier président de la chambre des comptes de Montpellier, de la société royale des sciences de cette ville, a élevé des araignées de la même manière qu’on fait l’éducation des vers à soie, ainsi qu’on le dira tout à l’heure. Il a vécu au milieu d’elles, les a suivies depuis le moment qu’elles sont sorties de l’œuf jusqu’à celui où elles font leurs cocons, a été souvent mordu par ces insectes sans aucun inconvénient ; un pareil témoignage, & d’une personne aussi instruite que l’étoit M. de Bon, est d’un grand poids aux yeux de l’homme qui ne se laisse pas séduire par les opinions vulgaires.

Il convient de rapporter des faits tout opposés pour les suites, & de les examiner. Reifel raconte dans les Éphémérides des Curieux de la nature, que, dans le bourg d’Opping, célèbre par ses eaux aériennes, un homme bien constitué, & d’un fort bon tempéramment, étant dans son grenier, sentit au col quelque chose qui le piquoit ; il y porta la main, & s’apperçut que c’étoit une araignée qu’il venoit d’écraser. La morsure fut suivie d’un sentiment d’ardeur & de douleur dans la partie. Il alla le lendemain matin à la campagne, & but copieusement avec ses amis. Trois jours après la piqûre, il parut des signes d’inflammation au col ; le quatrième jour, il y en eut à la poitrine, & il tomba plusieurs fois en foiblesse. Un barbier appliqua sur la poitrine un onguent de litharge. Le cinquième jour un médecin fut appelé, ordonna les sudorifiques, les cordiaux, fit appliquer la thériaque sur le col & le sixième jour le malade mourut.

Je choisis cet exemple comme un des plus graves entre ceux cités par les auteurs ; mais sans parler du traitement mis en pratique par le barbier, qui répercuta l’humeur, il auroit fallu auparavant bien examiner si cette araignée n’avoit point mangé ou piétiné quelque substance vénéneuse. On ne peut pas plus conclure pour le poison de cet insecte, que pour celui des mouches, que personne n’accuse d’être venimeuse, & qui le sont cependant, suivant les circonstances.

Dans ces mêmes Éphémérides des Curieux de la nature déjà citées, on lit qu’une religieuse nommée Catherine de Plesse, ayant été piquée à la main par une grosse mouche, il y vint sur le champ une tumeur inflammatoire très-douloureuse. Le lendemain la malade ressentit une grande douleur de ventre ; on employa inutilement les remèdes ordinaires ; la douleur augmenta, les forces de la malade s’épuisèrent, & enfin elle rendit par les selles du sang clair. Cette dyssenterie devint épidémique dans la communauté ; elle fut mortelle pour plusieurs, & spécialement pour celle qui avoit été attaquée la première. Il régnoit alors dans un village voisin une dyssenterie épidémique ; mais il n’y avoit eu aucune communication avec les habitans de ce village, & personne n’avoit été attaqué de cette maladie dans la ville d’Hertvort où étoit situé le couvent. À ce trait, on en peut ajouter un aussi sinistre. Kircher, dans son ouvrage sur la peste, rapporte que, pendant une peste, un gentil’homme napolitain fut piqué sur le nez par un frelon. La partie piquée enfla considérablement, & cet homme mourut de la peste dans l’espace de deux jours.

Tout le monde connoît ces grosses mouches qui s’acharnent à harasser, par leurs piqûres, les chevaux & les bœufs, & qui sont si fortes que ces animaux saignent par la blessure comme si on les avoit profondément piqués avec une grosse épingle ; leur cuir tanné offre encore le trou de la piqûre, qui en terme de l’art s’appelle un baron. Je puis attester avoir vu une de ces mouches communiquer, par sa piqûre, le charbon à un bœuf. L’endroit piqué fut le siège du charbon, (voyez ce mot) Cette épizootie régnoit dans un village, à plus d’une lieue de la métairie où le fait s’est passé.

Que conclure de ces exemples ? que les mouches & les araignées peuvent être venimeuses accidentellement, tout comme le bœuf surmené l’est pour celui qui en mange la chair. Si l’araignée étoit venimeuse, il ne se passeroit pas de semaines, & peut-être pas de jours que, dans les campagnes ou dans les villes, on ne vît des personnes victimes de son avidité pour le sang. J’invoque ici le témoignage des praticiens exempts de préjugés, & les plus versés dans l’art de guérir, afin de dire s’ils ont été appelés pour le traitement de ces morsures.

J’ai beaucoup insisté sur ces deux articles, afin de détruire des préjugés trop enracinés dans les campagnes. Si un cheval, un bœuf, meurent subitement dans les pâturages, dans l’écurie, &c. on dit aussitôt : il a mangé une araignée, ou il a été mordu par elle, &c. Dès qu’on voit qu’il est près d’expirer, ou aussitôt après sa mort, pourquoi ne l’ouvre-t-on pas, ne fait-on pas une recherche exacte dans l’estomac, dans les intestins, &c. ? On reconnoîtroit par ce moyen la partie affectée, & la cause & le principe de la mort de l’animal ; mais on aime mieux raisonner sans preuve.

Le climat infflueroit-il sur cet insecte, ou bien y a-t-il réellement des espèces venimeuses ? On sait que la grosse araignée d’Amérique, qui occupe un espace de sept pouces de diamètre, est venimeuse ; mais personne n’a encore fait connoître les espèces qui le sont en Europe, si on en excepte la tarentule. (Voyez ce mot & ce qu’on doit en penser.)

3o. La médecine peut-elle tirer quelqu’avantage de la substance de l’araignée, ou de ses ouvrages ? L’expérience a démontré que la toile de cet insecte mise sur une plaie récente & peu profonde, arrête le cours du sang, favorise la réunion des bords, rapprochés & maintenus par un petit bandage ; la toile doit être exactement dépouillée de tout corps étranger. Une simple compresse imbibée d’eau maintenue par un bandage, ne produiroit-elle pas le même effet ? La bonne & saine médecine ne reconnoît-elle pas aujourd’hui qu’une coupure, qu’une plaie récente se cicatrise & guérit promptement, lorsqu’on la tient humectée, & sur-tout à l’abri du contact de l’air ? La nature fait le reste. Quelques auteurs assurent que la toile d’araignée est spécifique contre les fièvres intermittentes. On l’applique au poignet, ou bien on la suspend au col dans une coquille de noix ou de noisette. D’autres auteurs conseillent, pour le même objet, de prendre une araignée vivante, de la placer sur le poignet dans l’endroit où la pulsation de l’artère se fait sentir, de la recouvrir avec une coquille de noix. L’araignée, disent-ils, s’enfle prodigieusement au point de remplir la capacité intérieure de la noix, qu’elle change de couleur, noircit, enfin meurt, & le malade est guéri de la fièvre quarte. D’autres veulent qu’on écrase l’araignée vivante sur le poignet, & qu’on l’y laisse pendant l’accès de la fièvre. Ces décisions exigent de nouvelles observations, puisque ceux qui vantent ce remède topique conviennent qu’il ne réussit pas toujours.

Les symptômes de la piqûre ou morsure de l’araignée, ou peut-être de sa succion, car on ne sait pas encore bien précisément comment elle communique son venin, sont, avancent ceux qui y croient, un engourdissement dans la partie affectée, un sentiment de froid sur toute l’habitude du corps, l’enflure du bas-ventre, la pâleur du visage, le larmoiement, l’envie continuelle de vomir, les convulsions, les sueurs froides.

Les alexipharmaques sont indiqués par eux pour le traitement intérieur ; quant à l’extérieur, chacun a composé son topique particulier, & à peu près semblable à ceux dont on se sert contre la piqûre du scorpion. La figure, la forme rebutante, l’aspest hideux de l’araignée, font son crime aux yeux des esprits prévenus.

Les cocons d’araignée distillés fournissent, comme ceux du ver à soie, un esprit & un sel plus volatil que celui qu’on retire de ceux-ci, & il peut suppléer aux gouttes d’Angleterre.

4o. De l’araignée considérée relativement aux arts. La délicatesse du tissu des toiles d’araignée, le soyeux de leur fil, ont engagé des amateurs à en tirer un parti avantageux, au moyen de la filature. M. de Bon est celui dont les expériences ont eu le plus de succès. Il envoya, en 1709, à l’académie royale des sciences de Paris, des mitaines & des bas faits avec la soie d’araignée : ils étoient presqu’aussi forts que ceux faits avec la soie ordinaire, & leur couleur étoit plus grisâtre. Voici l’abrégé de ce qu’il dit dans le mémoire lu en 1709, à la société royale de Montpellier.

Il distingue deux espèces générales d’araignées, les unes à jambes courtes, & les autres à jambes longues ; les premières sont celles qu’il conseille de nourrir pour la soie. M. Homberg les range en six genres, savoir, l’araignée domestique dont il y a plusieurs espèces, celle des jardins, l’araignée noire des caves ou des murs, l’araignée vagabonde, l’araignée des champs qu’on nomme communément le faucheur, à cause de ses longues jambes, & enfin l’araignée enragée que l’on connoît sous le nom de tarentule. Ceux qui desireront connoître les caractères particuliers à chaque espèce d’araignée, peuvent consulter le Dictionnaire d’Histoire Naturelle de M. de Bomare, & les autres ouvrages en ce genre.

C’est par l’anus que les araignées tirent leur fil ou soie, qui sort par plusieurs mamelons, comme par autant de filières. Ces soies traversent, par son moyen, les rues, les chemins & les rivières. Il y a deux espèces de soie dans l’araignée qui porte des œufs ; la première qu’elle devide est plus foible, & ne sert qu’à cette espèce de toile dans laquelle les mouches vont s’embarrasser. La seconde est beaucoup plus forte que la première, & sert à envelopper les œufs, à les défendre du froid, des injures de l’air & de l’attaque des autres insectes. Ces cocons ont été employés par M. de Bon, à tirer une soie nouvelle, comme les cocons de vers à soie servent à faire la soie ordinaire.

La fécondité des araignées est surprenante ; elles multiplient beaucoup plus que les vers à soie ; chaque araignée pond cinq ou six cents œufs ; quinze jours après qu’ils ont été pondus, ils éclosent ; l’époque est au mois d’Août ou en Septembre, & leur mère meurt peu de tems après. Les petites araignées qui sortent de ces œufs vivent dix à onze mois sans manger, sans diminuer de volume & sans acquérir ; elles se tiennent toujours dans leur coque, jusqu’à ce que la grande chaleur les oblige d’en sortir. C’est sans doute pour se dédommager d’un si long jeûne, qu’elles sont dans la suite voraces au point de se manger, de se dévorer les unes & les autres, si elles ne trouvent pas à se nourrir de mouches, d’insectes, &c.

M. de Réaumur, d’après les éducations d’araignées de M. de Bon, en a essayé de semblables, & il en rend compte dans les volumes de l’académie des sciences de Paris. Dans les mois d’Août & de Septembre, il mit de grosses araignées à jambes courtes dans des cornets de papier, ou dans des pots recouverts d’un papier percé de trous d’épingle ; c’est dans ces espèces de prisons qu’elles font leur cocon. Les mouches qu’on leur donne sont leur nourriture. M. de Réaumur a tenté vainement de les nourrir avec des substances végétales ; tous les insectes sont de leur goût, & l’extrémité des plumes arrachées nouvellement des oiseaux, & encore sanglantes, sont un mets qu’elles mangent ou sucent avec le plus grand plaisir. Une pareille éducation donneroit, si on vouloit l’exécuter en grand, plus d’embarras que de profit. Il faudroit également faire une éducation de mouches pour les nourrir.

M. de Bon a retiré quatre onces de soie de treize onces de cocons. Il fit battre légérement pendant quelque tems avec la main & avec un petit bâton, ces treize onces de cocons, afin d’en chasser la poussière ; ensuite il les lava dans l’eau tiède, & la changea jusqu’à ce qu’elle fût nette. Ils furent jetés dans un grand pot rempli d’eau de savon, dans laquelle il avoit fait dissoudre du salpètre & de la gomme arabique. Le tout bouillit à petit feu pendant deux ou trois heures, & les cocons furent, après cette opération, lavés dans l’eau tiède jusqu’à ce que l’eau savoneuse fût dissipée. On les laissa sécher ; on les ramollit un peu entre les doigts pour les faire carder plus facilement. Cette soie cardée se file aisément au fuseau, & le fil qu’on en retire est plus fin & plus fort que celui de la soie ordinaire, & il prend facilement toutes les couleurs de teinture qu’on veut lui donner.