Cours d’économie industrielle/1837/4

Texte établi par Adolphe-Gustave Blaise, Joseph GarnierJ. Angé (1837-1838p. 61-81).


QUATRIÈME LEÇON.


de la division du travail (suite).


Sommaire. Découverte de ce principe, par Adam Smith. — Note sur ce sujet. — Avantages de la division du travail dans les métiers en général. — Avantages de la division du travail dans chaque métier. — L’invention des machines est un effet de la division du travail. — De la division du travail entre les nations. — Difficultés qui se présentent sur ce point de la question. — Division du travail dans les diverses circonscriptions d’une nation.
La division du travail n’abrutit pas le travailleur. — Elle provoque l’invention des machines qui relèvent la dignité humaine, et des procédés qui préservent la santé des hommes.
Plus le travail est spécial, et plus le travailleur trouve de l’occupation. — La division du travail lie le sort de l’ouvrier à celui du fabricant et rend sa position plus stable.
M. de Sismondi s’élève contre la division du travail. — Sa théorie réfutée. — M. de Sismondi appuie et combat Malthus. — M. de Sismondi appartient à l’école française. — Ce qui distingue cette école de l’école anglaise ; elle apprécie les progrès industriels que nous avons faits. — Autre réfutation de la doctrine de M. de Sismondi relativement à son produit net.
Nouvelles considérations pour prouver que la santé et l’intelligence des ouvriers ont un rapport direct avec la division du travail et l’emploi des machines.
La division du travail est mieux comprise en Angleterre, en Hollande, en Belgique qu’en France.
S’il y a des crises dans l’industrie, ce n’est point à la division du travail qu’il faut s’en prendre, mais au système prohibitif qui ferme les débouchés.


Depuis la dernière séance, on m’a fait l’honneur de m’adresser quelques lettres relativement à l’opinion que j’ai émise sur la question des rentes et sur celle de la mendicité. Je me serais fait un plaisir et un devoir d’y répondre, si je n’avais craint que cela ne m’entraînât trop loin ce n’est qu’en passant que j’ai mentionné ces deux questions, et elles sont assez importantes pour que j’y revienne plus tard et que je consacre à l’examen de chacune d’elles une séance spéciale. C’est alors que je répondrai à ceux qui ont bien voulu m’écrire. Je reviens à la question de la division du travail dont je vous ai entretenu dans la dernière séance.

La question de la division du travail, bien que fort simple en apparence, n’en est pas moins une des plus difficile que l’économie politique de nos jours ait à résoudre. En effet, comme son application est une des principales causes du développement industriel de notre époque, c’est à elle que se rapporte le plus grand nombre des complications auxquelles la prospérité récente de nos manufactures a donné naissance.

Adam Smith, vous le savez, est l’auteur de cette belle découverte, dont M. Say étendit plus tard les applications. C’est lui qui, le premier, en a prêché les avantages et étudié les inconvénients ; ou, en d’autres termes, qui en a fixé la théorie et la démonstration et qui est la cause première des services immenses que la division du travail a rendus aux entreprises de tout genre.

La division du travail n’est autre chose que la précaution prise de distribuer la besogne à chacun selon son aptitude. Ainsi, dans l’ordre intellectuel, par exemple, nous avons des avocats, des médecins, des professeurs, des savants, etc. ; et dans l’ordre matériel, des fabricants de souliers, des fabricants d’habits, des laboureurs, etc. Adam Smith a cherché pourquoi cette division s’était établie dans la société, et en fouillant dans le passé et dans les événements de son temps, il a découvert, c’est le mot, ce que personne n’avait vu avant lui, et il a proclamé quels immenses avantages on retirerait du principe de la division du travail convenablement développé. Ce n’est pas à dire pour cela que la division du travail soit une innovation moderne ; bien loin de là : elle existait avant que Smith nous en eût fait apprécier l’importance et déduit toutes les conséquences ; elle existait comme les fonctions de la digestion et de la respiration avant que les médecins nous les eussent fait connaître comme la circulation du sang avant la belle découverte d’Hervey[1].

Chacun comprend facilement que si tout le monde voulait tout faire, tout le monde serait mal servi. Si le tailleur se mêlait de faire ses meubles et l’ébéniste ses habits, l’un et l’autre perdraient beaucoup de leur temps à faire des objets fort peu présentables ; mais si, au contraire, chacun d’eux s’ingénie dans son propre métier, il acquerra bientôt le secret d’un très grand nombre de perfectionnements, qui le mettront à même d’échanger avec avantage ses produits avec son voisin, qui, à son tour, aura acquis une grande habileté dans sa spécialité. En travaillant exclusivement à son industrie propre, chacun des deux industriels fera, non-seulement mieux et plus vite, mais encore à meilleur marché ; de là possibilité pour lui de répéter plus souvent ses profits et d’agrandir le cercle de ses consommations par des échanges plus fréquents.

Ce qui a lieu pour la société entière ; c’est-à-dire pour la généralité des professions, doit se passer aussi pour chacune d’elles. Nous avons vu, dans l’exemple de la fabrication des épingles cité

par Smith, que par le seul effet de la division du travail, chacun exécutant une partie spéciale les produits sont plus abondants et mieux conditionnés. En effet, je vous ai dit que tous les ouvriers, l’un dans l’autre, faisaient 48,000 épingles, au lieu de quelques centaines qu’ils pourraient à peine faire, s’ils étaient obligés de se livrer simultanément à toutes les opérations. La fabrication des cartes à jouer présente un spectacle semblable ; en se partageant les travaux, cinq ou six hommes parviennent à faire 1,500 cartes par jour, tandis que sans cette division ils n’en feraient guère plus d’une centaine, quoique travaillant ensemble[2].

L’invention des machines est un effet de la division du travail ; elles l’ont perfectionnée après lui avoir dû naissance. Comparez le filage à la quenouille au filage à la mécanique. Voyez ces pauvres femmes travailler toute une journée pour créer un produit de quelques sous ; voyez au contraire ces rapides bancs à broches dont chacun travaillant comme des milliers de femmes, donne des produits à la fois plus beaux et moins coûteux. Entrez dans ces magnifiques ouvroirs de notre industrie ; vous y voyez la balle de coton brut entrant par la porte A, se transformer en boudins et en une série de fils de plus en plus fins et sortir filée par la porte B, puis arriver tissée en calicot à la porte C, puis enfin imprimée et propre à la consommation sur la porte D.

Après avoir signalé les merveilleux effets de la division du travail Smith a reconnu pour les nations le même principe dont J. B. Say a plus tard achevé la démonstration. Les diverses nations du globe ne produisent pas toutes les mêmes choses ; la France a surtout du vin, la Russie des chanvres et du goudron la Pologne du blé, l’Espagne des laines et du plomb ; et s’il est préférable pour le cordonnier dont je vous parlais tout à l’heure d’acheter ses meubles à son voisin l’ébéniste et réciproquement pour celui-ci de se faire habiller par son voisin le tailleur, de même vous comprendrez sans peine que si la Russie voulait faire du vin avec ses steppes et la France du goudron avec ses vignes ces deux nations agiraient au rebours de leurs intérêts et que les simples notions du sens commun leur indiquent la voie des échanges comme une conséquence naturelle de la division du travail.

Cependant, je me hâte de l’avouer, la question n’est point aussi simple qu’elle peut vous apparaitre, d’après ce simple exposé ; car vous pensez bien qu’on serait arrivé à la solution avant J. B. Say et Adam Smith. Sans doute personne peut-être ne s’aviserait de vouloir faire du vin en Russie, et du goudron en France ; parce que ces deux produits ont une patrie exclusive ; mais tous les produits n’ont pas comme le vin et le goudron une origine si nettement tranchée ; il y en a même que tous les pays peuvent réclamer comme indigènes, et qui laissent à plusieurs peuples l’espoir d’une nationalité trompeuse. De ce nombre sont par exemple le fer et la houille ; le fer que réclament à des titres différents l’Angleterre, la Belgique, la France, la Suède, l’Espagne et l’Allemagne ; la bouille que réclament aussi avec les mêmes droits, la France, l’Angleterre et la Belgique. C’est ici, Messieurs que commencent ces milliers de difficultés que l’économie politique rencontre dans l’application. S’agit-il du fer, par exemple, tous les pays que je viens de vous citer veulent ou espèrent faire mieux que les voisins, et invoquent les douanes pour empêcher, comme on dit, la production étrangère d’envahir le marché national et pour faire par conséquent des infractions à la division du travail

On rirait sans doute si l’on voyait des producteurs vouloir faire du vin en Russie ; mais on ne rit plus quand on voit qu’ils veulent fabriquer du fer en France, cher d’abord et puis à meilleur marché, et l’on cherche si les douanes en imposant des sacrifices à la nation, ne parviendront pas à la doter d’une nouvelle industrie. Là est, je vous le répète, la véritable difficulté pour l’économie politique pratique.

Vous avez observé que soit par hasard, soit par une circonstance particulière, quelques peuples sont parvenus à se faire d’une industrie commune à plusieurs autres une spécialité nationale, pour laquelle ils luttent long-tems avec les autres sans danger. Alors la question est encore plus compliquée. L’Angleterre est dans ce cas pour la houille.

Quand on pense que ce pays est approvisionné de combustible pour dix mille ans ! et que ses mines ont une organisation modèle on peut bien croire qu’il vaut mieux aller s’approvisionner chez elle que d’entreprendre des extractions chez soi. Mais d’un autre côté, en suivant cette idée d’une manière absolue, les Anglais abuseraient de notre quiétude et nous feraient payer cher notre aveuglement. Et d’ailleurs, puisque nous avons aussi des mines riches et abondantes, nous ne perdons pas l’espoir d’arriver un jour et d’avoir aussi notre propre magasin[3]. Mais en attendant il faut savoir trouver le point de l’équilibre ; et c’est là cette sage pondération qu’il n’est pas facile d’atteindre pour éviter les crises qui ravagent nos industries.

Non-seulement la division du travail se trouve dans la société, dans les diverses nations, dans les diverses industries, mais encore dans les diverses circonscriptions d’une même nation. Ainsi, sans aller à l’étranger, prenons la France seule.

Les productions du midi ne sont pas les mêmes que celles du nord ; la Beauce fournit le blé, la Provence les huiles d’olive, le Bordelais, la Provence et la Bourgogne, les vins divers. Toutes ces industries, quoique différentes, sont solidaires et une corrélation intime les lie pour tous les événements qui peuvent survenir. On a pu, il y a quarante ans, placer sans danger sous le régime de la liberté commerciale absolue, toutes les provinces françaises ; n’y a-t-il pas lieu, Messieurs, à demander aujourd’hui la même liberté pour des circonscriptions plus grandes, il est vrai, mais dans une situation tout-à-fait analogue ; je veux parier de toutes les nations du globe ?

Ainsi les méditations de Smith et de Say nous permettent d’établir les classifications suivantes dans la division du travail :

Division du travail entre les diverses opérations d’une même industrie.

Division du travail dans la société pour les différentes industries.

Division du travail pour la spécialité des nations.

Division du travail entre les circonscriptions d’une même nation.

Ainsi la grande famille humaine nous apparait-elle comme une immense ruche où chaque nation, chaque province, chaque bourgade, chaque famille, chaque individu a sa place et sa tâche spéciales, selon sa nature ou sa capacité.

Mais je ne vous ai parlé jusqu’ici que des avantages de la division du travail. On a aussi trouvé à ce grand principe de nombreux inconvénients. Voyons jusqu’où peut aller leur influence.

On a dit que l’exercice continuel d’une seule et même opération dans la même industrie, avait pour résultat immédiat et infaillible d’abrutir l’homme qui s’y livrait. En effet, s’est-on demandé, quel développement l’intelligence peut-elle acquérir si le même ouvrier n’a, pendant plusieurs années, que le temps de faire des clous ou d’émoudre des pointes d’épingles ? Oui, Messieurs, ces occupations sont loin d’agrandir le cercle des connaissances scientifiques et littéraires de ceux qui en sont chargés, et l’homme condamné à faire des clous toute sa vie devient clou lui-même, si je puis m’exprimer ainsi ; et cependant Dieu n’a pas créé l’homme pour de si rudes occupations ! — Sans doute il faut que de temps en temps il lève les yeux vers le ciel pour y lire l’empreinte de la divinité. Mais le mal porte avec lui sa guérison, et la civilisation le fera disparaître un jour par la division du travail elle-même mieux entendue et mieux appliquée. Le mouvement n’est pas permanent, et si aujourd’hui la division du travail, encore incomplète, force l’homme à faire un travail stupide et le réduit aux fonctions de machine, elle lui fera trouver plus tard un salaire honorable avec un repos convenable, tout en le dispensant d’une foule de travaux écrasants qui le rendent aujourd’hui roue, volant ou bête de somme.

Vous connaissez tous quel horrible métier c’est que de tirer des épreuves ; il faut être constamment pendu à la mécanique. Eh ! bien, si vous avez un balancier qui fasse cette besogne, l’homme n’est plus abîmé par le travail. Cependant, Messieurs, pour le dire en passant, les premiers ouvriers qui ont dû se servir de cette machine, se sont révoltés contre la nouvelle puissance qui venait relever la dignité humaine[4]. Le métier de battre le plâtre n’est ni sain ni récréatif ; les Anglais ont maintenant une machine pour cette fatale besogne. Jadis on broyait la terre de porcelaine au grand détriment de la santé des ouvriers ; aujourd’hui cet inconvénient a disparu et l’hygiène publique se trouve améliorée d’autant.

L’ouvrier qui sait confectionner toutes les parties d’un produit, paraîtra, au premier abord, un être plus complet, et l’on a cru que celui qui ne savait, par exemple, faire que des têtes d’épingle, éprouverait plus de peine à se replacer, s’il venait une fois à quitter l’emploi où il a appris sa spécialité ; mais il n’en est rien, car on a remarqué que ceux qui manquent le plus souvent de travail sont précisément ceux qui savent faire un peu de tout ce qui concerne la fabrication des produits à la confection desquels ils concourent. Les ouvriers agriculteurs, les ouvriers maçons sont dans ce cas ; ils font des produits complets, et pourtant ce sont les premiers qu’une crise jette sur la voie publique. C’est que les industries divisées présentent plus de solidité, parce que ce sont les plus importantes, c’est-à-dire celles qui satisfont à un plus grand nombre de besoins et qui ont les débouchés les plus vastes.

La suspension des travaux nuit, non-seulement à l’ouvrier mais au fabricant, et alors ce n’est qu’à son corps défendant que celui-ci suspend les travaux. Avant de se résoudre à cette cruelle nécessité, il lutte contre la fatalité le plus long-temps qu’il peut de sorte qu’on peut dire que le sort de l’ouvrier est lié à celui de l’entrepreneur. Dans un moment de crise, le salaire pourra bien être diminué mais, en pareil cas, la position de l’ouvrier qui fait tout par lui-même est encore moins favorable. Ordinairement il ne travaille point avec une machine ; ses outils lui appartiennent, et il est plus facilement condamné, c’est-à-dire congédié par celui qui l’occupe. C’est ce qui n’arrive pas dans les industries que j’appellerai savantes ou à grands capitaux, parce qu’on y regarde à deux fois avant de laisser chômer les valeurs imposantes engagées dans des bâtiments considérables et des machines fort chères et fort nombreuses.

M. de Sismondi a été frappé de l’extrême misère qui se manifestait à côté de la richesse, et il s’est demandé si cet accroissement des hôpitaux à côté des palais n’était pas le résultat de l’introduction des machines, ou, en d’autres termes, de la division du travail, et si le dernier mot du développement industriel était d’augmenter indéfiniment la prospérité de quelques-uns au prix de la détresse de presque tous les autres. Vivement ému d’un pareil état de choses, M. de Sismondi, dont le caractère mérite d’être vénéré, a jeté un éloquent cri d’alarme et s’est mis à attaquer Smith corps à corps.

Adam Smith avait dit aux gouvernements : Quand vous ne gênerez pas l’industrie, elle se dirigera toute seule vers les travaux les plus profitables, adoptant en cela le langage des économistes, qui avaient proclamé le laissez-faire laissez-passer. Ensuite Adam Smith fit aux corporations, déjà attaquées et ébranlées par Turgot, une guerre dont elles ne se sont pas relevées. S’appuyant sur les principes de ce réformateur, les gouvernements se sont mis à l’œuvre les uns avec modération, les autres avec énergie, et en Angleterre, en Belgique et en France, on a traité les corporations comme le voulait Smith.

Mais M. de Sismondi, loin de répudier le vieux système, l’a, pour ainsi dire, montré comme l’ancre de salut, en présence des difficultés que présente maintenant la liberté industrielle. Vous avez aboli, a-t-il dit, les jurandes et les maîtrises, et vous voilà dans le désarroi de la concurrence universelle ; vous avez poussé jusqu’à ses dernières limites la division du travail et l’introduction des machines, et maintenant vous avez la richesse accumulée sur un point et la misère sur dix autres. Oui, vous avez augmenté la production, mais vous avez oublié que ce n’est pas assez de produire et qu’il faut encore écouler et consommer, et vous voilà aux prises avec les encombrements et les crises commerciales, qui vous apportent la disette au sein de l’abondance, qui font de l’industrie un champ de bataille et de l’humanité la litière de quelques privilégiés. — Voici, d’ailleurs, comment M. de Sismondi explique les inconvénients de la théorie d’Adam Smith. Selon lui, il faudrait faire deux parts du produit ; une destinée à couvrir les avances faites pour payer le travail et l’achat des matières premières, et l’autre, qui est le profit et la seule avec laquelle on puisse accroître les dépenses d’une nouvelle production. — Or, dit M. de Sismondi, comme la production s’accroit constamment comme quatre, quand la somme du produit n’est que de deux, il doit toujours arriver un moment où l’avilissement des produits occasionne les révolutions périodiques auxquelles nous assistons. — Pour lui, la production serait une machine éminemment explosible à laquelle il faudrait adapter une soupape, et il semble avoir regretté sans le dire, que les jurandes et les maîtrises aient été abolies, car elles étaient un obstacle à une concurrence sans limites. Vous avez vu tout-à-l’heure M. de Sismondi, qui s’élève contre le laissez-faire et le laissez-passer des économistes, emprunter leur théorie du produit net pour expliquer tes funestes effets de la production exagérée et vous le voyez maintenant rétrograder vers le passé, pour y reprendre les entraves dont il nous a été si difficile de nous débarrasser.

M. de Sismondi, s’occupant avec une louable anxiété du malaise des travailleurs a énergiquement attaqué Malthus, qui dit à une partie de l’espèce humaine : Retirez-vous ; il n’y a pas de couvert pour vous au banquet de la vie. — Toutefois, en repoussant cette théorie comme un grand anathème, M. de Sismondi a reconnu qu’il fallait entraver par des lois et la concurrence et le mariage. Mais, encore une fois, que deviennent alors la liberté individuelle et la liberté de l’industrie, si nous sommes obligés de refaire ce que la révolution de 89 a défait.

Ici commence avec M. de Sismondi, la lutte qui s’est engagée entre l’école anglaise et une autre école plus craintive, si vous voulez, mais bien plus généreuse, issue de la révolution, et qu’on appelle maintenant l’école française. L’école anglaise et Malthus en tête s’occupe fort peu des maux qu’entraîne avec lui le développement de l’industrie les victimes lui importent peu pourvu que les manufactures produisent car avec elles, le char de l’industrie va si vite, qu’il est impossible de voir ceux qu’il écrase dans sa course rapide. L’école française ne fait pas si bon marché des hommes, et, pour elle, l’égalité n’est pas un vain mot. Elle veut ce que la révolution a voulu, je ne dirai pas l’égalité des vestes, mais l’égalité des droits de chacun. Telle n’est point l’école anglaise, qui partage l’espèce humaine en deux castes bien distinctes l’une qu’elle met à la tête de la société, et l’autre dont elle fait la queue. Quant à nous Messieurs, nous voulons les réunir. C’est à M. de Sismondi que doit être rapporté l’honneur d’avoir provoqué la formation de cette nouvelle école, qui veut réintégrer dans le sein de la société, cette classe si nombreuse dont Malthus voulait ôter le couvert. Et déjà cette nouvelle tendance de l’économie politique a porté quelques fruits ; Malthus m’a dit un jour : Franchement, j’ai peut-être trop tendu l’arc et je ne me refuse pas à passer condamnation sur quelques parties de ma doctrine. — Et, en effet, je crois vous avoir appris que, dans les dernières éditions, il a effacé quelques phrases trop dures, et qu’il s’est ainsi incliné devant l’école française.

M. de Sismondi s’est donc indigné fort justement contre l’école anglaise ; mais tout en reconnaissant qu’il a montré dans la lutte une force et une vigueur remarquables, il faut aussi avouer qu’il est sorti lui-même des limites du vrai. Car si le développement de l’industrie a occasionné quelques maux, que de biens n’en est-il pas résulté ? Sans les machines, sans la division du travail, les ouvriers d’aujourd’hui auraient-ils le linge que n’avaient pas nos pères ! Il y a cent ans sur deux mille personnes, il n’y en avait pas deux qui eussent des bas. Combien d’autres progrès dont nous sommes loin de nous douter ; car l’histoire du peuple n’a pas été faite. Nous possédons vingt histoires également mensongères des princes et des rois, et personne ne nous a dit comment vivaient et comment étaient vêtus ou logés nos ancêtres[5]. Mais à défaut d’un Cuvier qui pût nous faire avec des débris l’histoire qui nous manque, nous sommes obligés de juger d’après ce que nous avons vu nous-mêmes ou d’après ce que nous ont dit nos vieux parents. Je possède, pour mon compte particulier, un de ces vestiges qui serviront un jour à constituer l’histoire de nos aïeux, je veux parler de l’habit que mon père a porté comme représentant du peuple à la Convention nationale. Eh bien ! Messieurs, il n’y a pas un ouvrier aujourd’hui dont la veste ne soit d’un drap plus beau que celui de l’habit dont je vous parle. Tout le monde sait d’ailleurs qu’il n’y a pas bien long-temps le petit-fils avait encore le jour de ses noces, l’habit qu’on avait fait à son grand-père pour une pareille cérémonie.

Ainsi, Messieurs, si l’ouvrier souffre comme producteur, il est dédommagé comme consommateur. Les petites filles portent déjà des tabliers de soie, elles auront bientôt, je l’espère, des robes semblables ; et vous voyez bien que si le mouvement industriel qui nous emporte à quelques inconvéniens, il a aussi ses avantages.

Le perfectionnement des voies de communication n’est qu’une conséquence de la division du travail qu’il doit y avoir entre les nations. Or que de changements heureux n’amèneront pas les nouvelles voies que l’on projette. Si l’on fait le chemin de fer de Paris à Marseille, nous verrons arriver les légumes, le lait, les fruits du midi ; et producteurs et consommateurs s’en trouveront bien. Les résultats sont incalculables. Le chemin de Paris à St. Germain aura eu à la fin de l’année 40 à 45 mille voyageurs pour une route parcourue avant par quelques centaines de personnes. Que d’ouvriers employés pour la construction et l’entretien de ce chemin ! C’est que lorsque quelque chose de grand est créé tout le monde en profite et la production amène la consommation.

M. de Sismondi a eu tort, je crois, de s’appuyer sur le produit net pour ses démonstrations ; car si un ouvrier fait un habit, il faut tenir compte du profit de tous ceux qui y ont pris part : du berger, du tondeur, du laveur, du peigneur du teinturier, du tisseur, du producteur des matières colorantes, des producteurs des machines, du fabricant des boutons, du fabricant de la doublure etc., etc. ; j’en oublie plus de la moitié. Ainsi la production de l’habit dont nous parions, avant de passer en dos du mouton sur le dos du consommateur, a occupé 70 ou 100 personnes, que sais-je et toutes ces personnes ont en leur profit ; car l’on conçoit bien qu’il doit y avoir profit toutes les fois qu’il y a produit et dans l’exemple que je vous cite, les différents producteurs n’ont sans doute pas attendu pour faire leurs affaires, le profit du tailleur. C’est à quoi M. de Sismondi n’a pas pensé.

Avant de terminer cette leçon je vous demande la permission de revenir sur quelques points que j’ai abordés en commençant.

On a parié d’abrutissement mais pénétrez dans quelques ateliers ceux de tréfilerie par exemple où avant l’application des mécaniques, les ouvriers faisaient eux-mêmes fonction de machines vous les verrez, le journal à la main, assister en surveillants au travail qui se fait sous leurs yeux et leur direction et qui n’exige d’eux que quelques coups de main de temps en temps. Et pour les résultats hygiéniques, la science ne fait-elle pas tous les jours des progrès satisfaisants ? Jadis l’art du doreur était très malsain à cause des émanations mercurielles auxquelles l’ouvrier était exposé ; mais aujourd’hui on établit des fourreaux d’appel et des vitrages séparant de l’ouvrier les pièces chargées d’or et de mercure qu’il expose au feu, qui le garantissent de tout danger.

D’un autre côté l’on est en droit de dire que les ouvriers les plus intelligents sont ceux qui sont le plus en contact avec les machines, à moins qu’ils ne soient trop encombrés et mélangés, c’est-à-dire de sexes différents, et à moins qu’ils ne soient trop jeunes ; car les ouvriers saisissent ce qu’il y a de plus ingénieux dans les machines. Je n’en citerai pour preuve que les ouvriers de Paris exerçant 40 à 50 industries différentes et produisant pour 500 à 600 millions de produits avec des machines simples. Cette brillante industrie parisienne est le résultat de la division du travail et pourtant elle n’a pas d’égal en Europe. Tout le monde fait ses commandes à Paris, parce qu’il y a ici une atmosphère d’intelligence d’enthousiasme et d’émulation que les ouvriers n’ont point ailleurs et qui abandonnerait les Parisiens s’ils voulaient travailler isolés où s’ils s’en allaient à la campagne.

Mais, il faut le reconnaître, la division du travail n’est point encore aussi bien organisée en France, dans les grandes industries, comme en Angleterre et même comme en Hollande et en Belgique, où l’on peut voir les manœuvres industrielles s’exécuter dans un ordre tout-à-fait militaire, comme cela se passe sur un navire. Personne ne perd son temps par des changements de place. Tout est réglé ; et toutes les attributions se correspondent si bien, que l’on dirait que toute l’usine n’obéit qu’à un seul homme et à un seul mouvement. Vous jugerez de cette bonne organisation et de cette division bien entendue par l’état suivant des fonctionnaires d’une mine que j’ai visitée en Angleterre.

1o Le directeur-administrateur-général, pour les connaissances générales et spéciales et présidant à toutes les parties de l’entreprise ;

2o Le directeur travaux intérieurs, qui dirige les opérations de la mine et commande aux ouvriers mineurs ;

3o Le caissier teneur de livres, chargé de tous les détails de la comptabilité ;

4o L’ingénieur-mécanicien, chargé de toutes les fonctions des machines ;

5o le préposé aux puits, qui dirige le service des pompes et des appareils de sondage ;

6o Le préposé à la surface, qui inspecte les minerais et veille aux préparations qu’ils doivent subir avant d’être livrés au commerce ;

7o Le maître charpentier, chargé de toutes constructions ;

8o Le maître forgeron, chargé de la construction et de l’entretien des outils en fer ;

9o Le chef de magasin, chargé de l’achat et de la distribution de tous les articles nécessaires à l’exploitation ;

10o Enfin le maître cordier, chargé de la fabrication et de l’entretien de tous les cordages ;

M. de Sismondi a fait un autre reproche que je veux encore aborder ce soir ; il a dit que la plupart des chefs de fabrique, sans s’inquiéter de la nature de leurs débouchés se mettent à fabriquer à tout hasard sacrifiant ainsi à un dieu inconnu comme ferait Lyon, s’il produisait sans s’inquiéter de ce qui se passe aux États-Unis. Cet argument le reporte tout naturellement à réclamer ces mêmes lois qui, en mettant des bornes à la division du travail et au développement de l’industrie, prohibaient l’intelligence et forçaient un pauvre diable à faire un apprentissage indéfini pour arriver à l’état de maître à l’âge de 35 ans. Le remède n’est pas là, à mon avis ; la liberté d’industrie a été proclamée mais on a maintenu les douanes ; c’est-à-dire qu’on nous a donné la faculté de produire sans nous donner celle d’écouler nos produits, et c’est ainsi que l’on nous a forcé à sacrifier à un dieu inconnu. La liberté du commerce est une conséquence corrélative de la liberté industrielle ; et la suppression des douanes en est la déduction mathématique et naturelle. Telle est la solution de la question des encombrements et des crises périodiques. La difficulté ne commence que lorsqu’il s’agit des produits appartenant à tous les pays. Ce sera le sujet d’une autre séance.

  1. Néanmoins Beccaria enseignait, dans un cours qu’il faisait à Milan en 1769, c’est-à-dire avant la publication de l’ouvrage d’Adam Smith, que la séparation des travaux était favorable à la multiplication des produits. « Chacun sait, disait-il, par sa propre expérience qu’en appliquant ses mains et son esprit, toujours sur un même genre d’ouvrages, il obtient des résultats plus faciles, plus abondants, que si chacun terminait seul les choses dont il a besoins. » — Malgré cette antériorité bien constatée, J. B. Say n’en persiste pas moins (Traité d’écon. pol p. 96 vol. 1) à faire honneur à Smith de l’idée des avantages de la séparation des occupations, parce que très probablement, dit-il, il l’avait professée avant Beccaria dans sa chaire de philosophie à Glasgow ; mais ne semblerait-il pas, d’après la paroles de Beccaria, que le principe de la division du travail était depuis long-temps tombé dans le domaine public ?… dès-lors il ne serait pas juste de considérer Smith comme auteur d’une découverte ; et il vaudrait mieux dire que l’illustre écossais est probablement le premier économiste qui ait analysé les avantages, depuis long-temps appréciés, du principe de la division du travail avec cette sagacité qui caractérise les esprits supérieurs. « La division du travail a dû naître avec les sociétés ; on voit dans la Bible, qu’Abel et Caïn n’avaient point les mêmes occupations ; l’un cultivait la terre, l’autre gardait les troupeaux. Parmi les fils de Caïn, Jabel invente les tentes, Jubal imagine les instruments de musique, Tubalcaïn découvre le moyen de fabriquer et de mettre en œuvre le fer et le cuivre, tandis que Noëma, leur sœur, travaille la laine, et trouve l’art d’en faire les étoffes ; Émos, petit-fils d’Abel, donna une forme au culte public et aux exercices de la religion. Malgré l’incertitude de ces faits, il n’en est pas moins remarquable que, dans ces temps si reculés, l’on ait attribué aux fils et aux petits-fils d’Adam une division aussi caractérisée. En effet, il ne faut qu’un peu de réflexion pour s’en convaincre, etc.  » (J. Ch. Bailleul, de la richesse et de l’impôt, p. 73. (Note du R.)
  2. « Qu’un forgeron (dit Smith, pour montrer combien l’exercice constant d’une même profession peut augmenter la force productive d’un homme,) accoutumé à manier le marteau, mais novice dans l’art de faire des clous, soit obligé d’en fabriquer, ce ne sera qu’avec une peine extrême qu’il en fera deux ou trois cents dans un jour, encore même seraient-ils d’une mauvaise qualité : un autre forgeron qui serait accoutumé à ce même travail, mais qui n’en aurait pas fait son métier unique et principal, ne donnerait guère, quelque diligent qu’il soit, que 800 à 1000 clous par jour ; tandis que j’ai vu des jeunes gens au-dessous de 20 ans qui, n’ayant jamais fait que des clous, en fabriquaient chaque jour plus de 2500. »
  3. La production Anglaise a été en 1833 de 170,000,000 ten.
    Belge 32,000,000
    Français 23,900,000
    (N. du R.)
  4. Oui, mais provisoirement ils mourraient de faim. (N. du R.)
  5. M. Montell a publié plusieurs volumes d’une histoire des Français de divers états ; il est vivement à regretter que ce savant n’ait pas pu continuer an ouvrage sous plusieurs rapports si remarquable. (Note du R.)