Cours d’économie industrielle/1837/2

Texte établi par Adolphe-Gustave Blaise, Joseph GarnierJ. Angé (1837-1838p. 17-34).


SECONDE LEÇON.


Séance du 1er décembre 1837.


INTRODUCTION (suite).


Sommaire. Révolution que subissent les richesses mobiliaires et agricoles. — Dangers du progrès industriel.
L’étude de l’économie politique convient à tout le monde. — Reproches adressés aux économistes qu’on dit trop pressés. — Essais de Turgot. — On accusait ce ministre d’être trop pressé. — Le gouvernement est entravé par l’ignorance du public. Il est forcé de respecter les droits acquis.
Ce n’est qu’avec le secours de l’économie politique qu’on peut résoudre les questions que font naître en ce moment les salaires, le paupérisme, les rentes, un projet du gouvernement belge sur les monnaies, la construction des chemins de fer, notre colonie d’Alger.
Il n’y a que les éléments de bien utiles dans la science. — En quoi consistent ces éléments. — Définition de la valeur, de la valeur en échange et de la valeur en usage ; de la richesse ; de la monnaie ; du travail ; du capital ; du capital fixe et du capital circulant.


Dans la dernière séance nous nous sommes occupés des progrès que l’économie politique a faits dans ces derniers temps ; je vous demande la permission de consacrer encore à ce sujet, la première partie de cette leçon. Et d’abord je crois devoir appeler votre attention sur une puissance nouvelle qui réagit sur les phénomènes dont s’occupe la science que nous étudions, je veux parler de la richesse mobilière qui suit dans son accroissement une progression vraiment remarquable et qui en est arrivé au point de se poser aristocratiquement, comme il y a quarante ans la richesse territoriale. Quelques chiffres vont fixer dans votre esprit ce notable changement pour l’Italie, la France et l’Angleterre. En comparant dans ces trois pays la population agricole à la population industrielle on est arrivé aux rapports suivants :

En Italie 100 habitants cultivateurs,
31 étrangers à la culture ;
En France 100 cultivateurs,
50 étrangers à la culture ;
En Angleterre 100 cultivateurs,
200 étrangers à la culture.

Ces proportions s’accroissent tous les jours ; et cela se conçoit. La population agricole est bornée par le territoire national ; et le personnel industriel n’est limité que par les marchés, c’est-à-dire, par le monde entier. Il y a 15 ans les chiffres que je viens de vous citer étaient :

pour l’Italie 100 habitants cultivateurs,
20 étrangers à la culture ;
pour la France 100 cultivateurs,
37 étrangers à la culture ;
pour l’Angleterre 100 cultivateurs,
160 étrangers à la culture.

Mais, vous le savez, la croissance a ses dangers, et la.population en devenant industrielle doit attirer l’attention ; car si elle produit plus, la prospérité est plus fragile et plus sujette aux révolutions brusques qui amènent des malaises périodiques, tandis que la population agricole dont la richesse suit une marche beaucoup plus lente jouit d’une tranquillité et d’une énergie bien plus grandes. C’est sur beaucoup de points, comme pour les hommes pris individuellement ; séparés, ils ont sans doute moins d’infirmités que lorsqu’ils sont réunis, et ils donnent lieu à beaucoup moins de complications. Nous étudierons cette année quelques-unes des difficultés qu’entraîne avec lui le développement industriel. À ce sujet je veux répondre à un préjugé grave qui m’est accrédité chez un grand nombre de personnes. L’économie politique, dit-on, ne convient qu’au gouvernement, lui seul doit l’étudier ; si l’organisation de la société doit être modifiée, si telle branche de la production souffre, c’est à lui de prendre ses mesures ; nous n’avons pas besoin de nous en occuper. Mais, Messieurs, qu’entend-on par gouvernement ? — Sans doute les hommes qui gouvernent. Eh bien ! leurs fautes sont la plupart du temps celles des populations ; car s’ils n’avaient point une partie plus ou moins considérable de citoyens qui les poussent, ils ne les feraient pas, et en définitive personne n’aime à mal faire, parce qu’il est fort ennuyeux de s’entendre critiquer. Savez-vous pourquoi dans la dernière ordonnance sur les houilles on s’est réservé la faculté de retirer le bien qu’on vient de faire ? C’est parce qu’on savait que la mesure plairait aux uns et déplairait aux autres, et qu’on a voulu se mettre en état d’agir conformément aux réclamations ultérieures. Si donc les fautes de l’administration ne sont que l’expression de celles du public, comment les citoyens qui composent ce public pensent-ils éclairer l’administration, s’ils ne sont point eux-mêmes sans préjugés ?

Avec un peu de réflexion l’on ne tarde pas à se convaincre que l’économie politique intéresse tout le monde, même pour le choix d’un emploi et d’une simple opération communale. Depuis le conseiller municipal jusqu’au diplomate, tous ont besoin de la consulter. Presque toujours elle intervient pour résoudre les questions avec une exactitude mathématique, écartant ainsi les passions dont l’influence est réprimée, soit par la justice soit par l’intérêt bien entendu. Prenons pour exemple la question de la vaine pâture. Pensez-vous qu’il faille lâcher les troupeaux dans les guérets à tort et à travers, comme, cela se fait dans presque toute la France ; pensez-vous qu’à l’imitation des Espagnols, il faille sacrifier les campagnes au fléau de la mesta comme ils disent, dans l’intérêt de l’industrie des laines. Si vous êtes indécis, la science vous donnera une solution exacte, et avec son secours vous pourrez établir les droits des propriétaires et la liberté qu’on doit accorder aux bestiaux.

Ceux qui douteraient encore de la nécessité de connaître l’économie politique me permettront une autre comparaison. Supposez un malade qui ne parle point, à côté d’un autre qui peut expliquer son mal au médecin ; lequel des deux a plus de chances pour la guérison ? La réponse n’est pas difficile. Eh bien, le corps social a aussi ses maladies, et les individus qui le composent doivent les indiquer. Il faut savoir se plaindre pour que les plaintes ne soient pas de stériles déclamations faites avec passion, et pour qu’on ne soit point autorisé à y répondre aussi avec passion.

On nous a adressé un autre reproche. On a dit que nous demandions trop et que nous allions trop vite. Il faut s’entendre sur ce point ; car ce reproche a aussi été adressé à des hommes dont le caractère, à la fois grave et élevé, exclut l’idée de toute précipitation inopportune. C’est ainsi que Turgot, ce grand ministre, j’ai presque dit ce grand homme, n’écoutant que sa probité, crut pouvoir attaquer toutes les questions et faire triompher ses idées généreuses sur l’amélioration des routes, les abus des corporations, les injustices des corvées, l’émancipation du travail, etc. ; mais il ne tarda point à rencontrer une opposition formidable de la part des privilégiés coalisés qui lui reprochaient sans doute aussi d’être trop pressé. Il faut le dire ici ; ce n’est pas le roi que Turgot rencontra au nombre des opposans à ses belles tentatives de réforme ; car Louis XVI répétait souvent : « Il n’y a que M. Turgot et moi qui aimions le peuple. » Il était beau de voir ces deux hommes de bien accoudés sur la même table et travaillant avec ardeur au sort des masses. Combien les considérans, ou, comme on dit aujourd’hui les exposés des motifs des décisions qu’ils prenaient en commun sont beaux, et combien je regrette que le temps ne me permette pas de vous en donner lecture.

Turgot, en se mettant à l’œuvre, trouva dans les parlements une opposition redoutable. Lorsqu’il demanda la libre circulation du blé, non point de l’étranger en France ou de la France à l’étranger, mais de province à province (chaque province avait alors sa ligne de douanes), c’était la chose la plus simple que de demander que le blé pût être porté des pays où il abondait dans ceux qui en manquaient. Eh bien, il fallut souvent faire marcher plus de 25,000 hommes pour maintenir un décret qui avait déplu à MM. du parlement, soutenus d’ailleurs par une population ignorante. La nécessité de la violence découragea Turgot qui n’était point un homme d’épée, et la plupart de ses réformes furent ajournées.

Aujourd’hui la corvée telle qu’elle était à cette époque, c’est-à-dire, l’obligation pour les pauvres de faire des routes pour les voitures des riches nous parait une chose odieuse. Turgot le pensait aussi ; mais il était le seul en haut lieu. Il est curieux de lire les lettres qu’il échangea sur ce point avec le garde des sceaux qui se faisait l’avocat des gens qui avaient le malheur d’aller en voiture[1].

Il y avait à Rouen 112 meuniers privilégiés et une confrérie de forts de la halle, ou porteurs de farine, qui ne vous aurait pas permis, de porter votre provision vous-même, et qui vous forçait, moyennant finances, à emprunter le dos de l’un de ses membres. La compagnie des fours était organisée de la manière. Turgot crut que la justice voulait que l’on pût porter son sac soi-même, et cuire son pain ad libitum. Une insurrection de meuniers et de fourniers, soutenus par les parlements, vint lui prouver qu’il était trop pressé.

Le système des corporations n’était autre chose que l’esclavage des blancs. Un pauvre ouvrier n’était guère émancipé avant l’âge de trente-cinq ans et moyennant des sacrifices considérables. Turgot ne parvint point à faire comprendre, après des efforts réitérés, que des études de menuiserie ou de cordonnerie n’ont pas besoin de durer 20 ans, et qu’un apprenti, après deux ou trois ans, fait assez de travail pour gagner sa vie. Il attaqua cet état de choses anormal et impie qui empêchait par le fait le mariage et encourageait la débauche, dans un préambule, le plus beau morceau que l’administration ait emprunté à la science mais il n’en fut pas moins obligé de révoquer l’ordonnance qu’il avait fait signer à Louis XVI.

Le gouvernement est donc souvent entravé par l’ignorance du public et les réformes sont plus difficiles qu’on ne pense ; d’un autre côté, ces difficultés et cette résistance s’expliquent assez naturellement. Lorsque des capitaux et des talents ont été mal dirigés et qu’ils se voient obligés de changer de route ; lorsque du fer, par exemple, on est obligé d’aller à la toile, de la menuiserie à la chaudronnerie, il y a toujours quelque violence, quelque déchirement dans une innovation. Lorsque la perturbation a lieu sur une grande échelle, les changements, quelque légitimes qu’ils soient, occasionnent de grands maux, et cela explique comment, après en avoir signalé la nécessité avec énergie, on se voit obligé de prendre les plus grandes précautions pour appliquer le remède. Heureux quand il n’est pas pire que le mal.

Ce qui est arrivé et ce qui arrive tous les jours pour le système prohibitif nous fournit une preuve de tout ce que je viens de dire. Vous savez qu’il est fondé sur ce principe absurde que l’argent est la marchandise par excellence et que par conséquent il faut en accaparer le plus possible. De là le système mercantile, qui prohibe la sortie du numéraire sous peine de mort, (quand on fait mal, on éprouve toujours le besoin de bien punir les récalcitrants), et par conséquent toujours vendre et jamais acheter, toujours exporter et jamais importer, comme si c’était possible. Ce malencontreux système est aujourd’hui perdu quant à la doctrine ; mais les lois que ses partisans nous ont faites portent encore leurs fruits. En Espagne, par exemple, il est encore défendu de faire sortir de l’or ; il est vrai qu’on ne se tue plus pour cela ; on se tue pour autre chose. Nous avons souvent démontré, et vous admettez que la théorie prohibitive est absurde mais nous n’en sommes pas moins forcés de respecter les droits acquis. Comment donc pouvons-nous nous y prendre pour résoudre la question et concilier tous les intérêts ? — Nous y parviendrons au moyen de l’économie politique.

Cette science sera aussi notre guide dans les questions que je vais avoir l’honneur de vous rappeler.

Comment se fait-il que lorsque les subsistances augmentent les salaires augmentent, et que lorsque les subsistances diminuent les salaires baissent ? On croirait le contraire. Eh bien ! la loi ; telle que nous venons de l’énoncer, se reproduit constamment mot avec une régularité mathématique. La démonstration en est aussi simple que celle d’une règle de trois ; vous en jugerez lorsque nous aurons besoin de l’invoquer à l’appui de nos raisonnements.

Comment se fait-il qu’avec une richesse publique croissante, on ait à déplorer les tristes effets d’une misère privée extrême ? Pourquoi l’Angleterre, en s’enrichissant, voit-elle augmenter le nombre des enfants étiolés dont le travail exploité avant l’âge ? — Est-ce là une nécessité ? La solution de cette question est importante ; et quelque difficile qu’elle puisse paraitre, il n’est pas impossible de la résoudre avec la science d’aujourd’hui.

On dit tous les jours que les routes, les canaux, les chemins de fer, enrichissent le pays en permettant aux producteurs de vendre leurs produits à meilleur marché. Comment se fait-il donc que ces mêmes producteurs, en vendant moins cher, gagnent davantage ? Ces vérités sont encore faciles à démontrer.

Y a-t-il avantage à réduire la rente 5 pour cent ? De quelle nature est cet avantage ; et si au contraire il y a désavantage, de quelle nature est ce désavantage ? — Nous répondrons d’une manière nette et précise, et nous y ajouterons des considérations concluantes qu’on n’a fait, ce me semble, valoir nulle part.

Quelques-uns d’entre vous ont entendu parler du projet qu’a le gouvernement belge de faire de nouvelles pièces d’or de 25 francs à un certain titre. Il s’est aperçu que pour 1000 francs en or on donnait non seulement 1000 francs en écus d’argent, mais encore un agio de 10 francs. Alors il s’est dit : « Si je faisais des pièces de 25 francs avec cette différente en moins ; » c’est-à-dire, pour parler français, si je faisais de la fausse monnaie ou si je volais dix francs par mille ? Prenons-y garde, c’est là un projet qui a des ramifications politiques. Pour combattre ce projet, la science viendra à notre aide ; et d’ailleurs, si, comme je le présume, il cache quelque chose qui peut s’écarter de la ligne droite, je vous le dirai sans ménagement.

Qui doit faire les chemins de fer ? — Pour mon compte particulier, je crois que le gouvernement doit faire au moins les grandes lignes, et j’espère pouvoir vous présenter à l’appui de cette opinion, des arguments assez concluants. J’entrevois dans les compagnies une aristocratie naissante dont le monopole poussé au-delà de certaines limites pourrait devenir fort onéreux pour le pays.

Ce qui prouve surtout que l’économie politique est non-seulement la science des états, mais aussi celle des plus petites communes, ce sont les questions si intéressantes d’hôpitaux, d’enfants trouvés, et de bureaux de bienfaisance. On vient de faire, à Bordeaux, la bêtise d’écrire sur un placard « La mendicité est abolie. » Oui, on ne mendiera plus dans Bordeaux ; mais on mendiera tout autour, mais on volera le raisin ; et puisqu’on n’a pas voulu aborder la question, il faudra bien qu’on la reprenne quand elle se représentera au bureau de bienfaisance ou à la cour d’assises. C’est là une de ces questions qu’il faut prendre par la base, et ce n’est pas parce que vous aurez dit que la mendicité est abolie, qu’elle sera détruite. Ce décret ressemble assez à celui qui aurait pour but de fixer une nouvelle marche au soleil. La théorie a, pour s’appuyer dans cette question, des expériences faites sous l’influence d’un système dur et impitoyable, et sous l’influence d’un système doux et chrétien : ni l’un ni l’autre n’ont réussi. La science nous conduira à un moyen terme, également éloigné de la cruauté et d’une philanthropie mal entendue.

La question d’Alger est aussi de notre domaine. Nous verrons que l’amour-propre et l’esprit de conquête ne suffisent pas pour établir une opinion stable. En examinant tous les tenants et les aboutissants, nous verrons que tout ce qui a été fait est exécrable. Je suis ici l’écho de MM. les ministres, qui ont constamment émis cette opinion ; non pas pour ce qu’ils faisaient, mais pour ce qu’avaient fait leurs prédécesseurs. Nous verrons aussi, s’il faut que nous traitions nos colonies avec les idées de Christophe Colomb, ou bien avec les idées du 19e siècle. Nous verrons qu’au lieu de faire sur la côte africaine un heureux essai de la liberté du commerce, on y a implanté les habits verts, pour tourmenter les Arabes et leur donner une triste idée de nos progrès. Il faut l’avouer, les Anglais sont nos maîtres, en l’art de coloniser. Un beau jour l’un de leurs vaisseaux envoie ses hommes pour faire de l’eau dans la petite île, à peine habitée, de Syngapore. Le lieu leur parait propice au commerce de la Grande-Bretagne, et sur leur rapport, Syngapore devient une petite colonie anglaise et libre, un refuge pour les navires du monde entier faisant le commerce de la Chine, parce qu’ils entrent et sortent sans payer. La circulation a fait prospérer la petite colonie ; elle a aujourd’hui 24,000 habitants, et, en appelant tous les intérêts, les Anglais lui ont donné tous les trésors.

Je bornerai là l’énumération des questions pour lesquelles l’économie politique nous fournira des solutions. J’aurais pu vous en citer un plus grand nombre ; mais, au fur et à mesure que nous avancerons, vous penserez de plus en plus avec moi que l’économie politique touche à toutes les questions, et que nul citoyen ne peut dire que cette étude lui est inutile.

Il faut maintenant que je vous fasse, pour ainsi dire, ma profession de foi à propos d’un préjugé en circulation : on se figure que, pour éclairer les questions qui sont agitées tous les jours sur les intérêts matériels, il faut invoquer la partie la plus transcendante de la science, c’est-à-dire la partie la plus vague et la moins comprise. C’est une erreur : dans les sciences, en chimie, en physique, en mécanique, ce sont les idées les plus élémentaires qui guident dans les applications même les plus compliquées ; la vue d’une bouillote au feu suffit pour expliquer toute la théorie de la machine à vapeur. Il en est de même en économie politique, et c’est à cette partie élémentaire sur laquelle repose la science positive que je m’arrêterai. Il ne me serait peut-être pas plus difficile qu’à un autre d’attaquer les abstractions les plus ardues, et de vous faire une science pour ainsi dire éthéree, dont les applications seraient possibles dans 1,000 ans ; mais je crois qu’il sera plus profitable que nous nous occupions de ce qui se passe autour de nous. Cette manie d’excursions dans le vague, tient au peu d’instruction positive que l’on a : ce manque de connaissances pratiques est la plaie de notre époque. Ainsi, Messieurs, bien peu d’entre vous pourraient me dire avec quoi on a teint le tapis vert qui couvre ma table et rabat-jour de ma lampe ; d’où vient la houille du poêle qui nous échauffe, comment on a feutré la laine de nos chapeaux. Sans doute tout cela n’est pas nécessaire pour monter régulièrement la garde, ou bien administrer son ménage. Non, certes mais il y a d’autres circonstances où cela est fort utile. Quelques personnes m’ont écrit de bien loin, il y a quelques jours, pour me demander la cause de leurs souffrances : « Nous souffrons, disaient-elles, de la rareté des houilles ; nous voulons nous en plaindre ; mais nous ne savons quelle raison donner au gouvernement pour qu’il nous écoute. Ayez la bonté de nous faire un exposé des motifs, et nous y ajouterons de l’énergie pour qu’on s’occupe de notre affaire. » J’ai répondu que je ne pouvais de si loin tâter le pouls au malade, qu’il fallait remonter à la source du mal, en suivant la marche des houilles avant d’arriver au lieu de consommation ; et expliquer la cause du mal au gouvernement qui y apporterait sans doute remède, si les moyens proposés étaient légitimes. Vous le voyez, Messieurs, c’était ici le cas où l’on aurait dû faire un peu d’économie politique ; et si je me tiens long-temps dans le même sujet, c’est que je veux surtout vous faire comprendre l’importance qu’il y a à vulgariser cette science, même dans les plus petites communes.

Comme j’avais l’honneur de vous le dire, il y a quelques instants, j’aurai souvent besoin, dans le courant de l’année, de m’appuyer sur les principes élémentaires de la science. Il faut donc que nous définissions ensemble quelques mots ; c’est par là que je terminerai cette séance, en vous traitant quelques instants en écoliers. En arithmétique, vous le savez, il est indispensable de savoir la table de Pythagore avant d’aller plus loin ; eh bien ! c’est la table de Pythagore de l’économie politique dont je vais vous entretenir. Commençons par le mot valeur.

Ce mot entraîne avec lui le sens d’une abstraction dont je ne vous parle qu’à mon corps défendant, parce qu’il soulève une foule de questions métaphysiques, bien que tout le monde croit le comprendre. Adam Smith, le premier, nous en a donné une définition claire et méthodique. Suivant lui, il y a deux espèces de valeurs : la valeur en usage et la valeur en échange. La première est celle dont tout le monde jouit ou peut jouir, et qui par conséquent n’est jamais échangée ; telle est la lumière du soleil. La seconde, que tout le monde n’a pas, et avec laquelle ceux qui la possèdent peuvent s’approvisionner de ce dont ils ont besoin. Avec un sac de blé, par exemple, je me procure un chapeau, des mouchoirs ou des bottes à volonté. Vous comprenez déjà que la richesse se compose de valeurs en échange et non point de valeurs en usage.

Cette simple définition vous met à même d’apprécier le rôle que jouent l’or et l’argent dans le commerce de la vie, et l’absurdité du système de ceux qui lui attribuent des qualités sans bornes. L’or et l’argent n’ont qu’une valeur relative, et comme marchandise intermédiaire. En effet, supposons toujours que je possède un sac de blé : si j’ai besoin de bottes et que le cordonnier n’ait pas besoin de blé, nous ne pourrons pas traiter ensemble ; mais si je puis échanger mon sac de blé contre de l’argent, le cordonnier me vendra ses bottes, car, à son tour, il pourra, avec la monnaie que je lui aurai donnée, se procurer tout ce dont il aura besoin.

Il a fallu mille ans pour arriver à ces définitions d’une simplicité populaire, et long-temps on s’est cru pauvre avec des provisions de cuir, de matières colorantes, de grains, etc., et l’on a ambitionné les écus de l’avare.

Comment se procure-t-on les valeurs en échange ? Par le travail ; le travail, nécessité sociale quoi qu’on fasse, et dont Adam Smith nous a laissé une analyse remarquable.

Pour travailler, il faut des avances, c’est-à-dire des matières premières, des instruments, de la nourriture. Ce sont ces avances qui constituent le capital. Supposez cinq personnes dont une a les avances et les autres les bras. La première dit aux autres : « Je n’ai pas besoin de travailler, mais je vous fais des avances et vous me donnerez une partie des profits de votre travail. » Ne se peut-il point qu’en pareil cas le capital abuse de son avantage, et qu’il n’exploite le travail en se faisant la part du lion ? Toutes les guerres civiles n’ont pas d’autre origine, et leur théorie se réduit à cette simplicité matérielle et patriarchale.

Adam Smith nous a appris qu’il fallait faire deux parts du capital. Si l’on construit une usine, il faut d’abord en engager une partie pour bâtir, et acheter le mobilier de l’usine ; ensuite il faut se servir de l’autre pour les besoins courants. La première partie s’appelle le capital fixe ou engagé ; la seconde porte le nom de capital circulant, et aussi, quoique improprement, celui de capital roulant.

Quel est le rapport qui doit exister entre les deux parties du capital ? C’est là une question de la plus haute importance. Vous avez beaucoup de marchands qui calculent fort mal et qui, par exemple, mettront trente mille-francs à une devanture de boutique, quand ils ne devraient y consacrer que dix mille francs. Qu’arrive-t-il ? c’est qu’au bout de quelque temps ils sont obérés ; les charges sont plus fortes que les ressources, et ils sont obligés de s’arrêter. Nous méconnaissons presque toujours, en France, le principe qui doit présider au partage du capital ; nous construisons des usines (et il faut avouer que ces imprudences sont moins fréquentes qu’il y a quelques années) comme si elles devaient loger des potentats et durer des milliers d’années. Les Anglais, au contraire, bâtissent en briques et seulement pour quarante ans ; ils prévoient que dans ce laps de temps l’industrie aura marché, qu’il faudra ajouter ou retrancher, peut-être même tout refaire ; ils comprennent très-bien que l’on s’appauvrit en faisant des avances trop considérables, et c’est appauvrir la nation, que de bâtir pour la postérité.

C’est sur des idées aussi simples que nous baserons notre théorie des richesses ; et c’est avec des prolégomènes si clairs et si faciles à comprendre, que nous parviendrons à résoudre les problèmes les plus difficiles que les progrès et les complications de notre ordre social font ou ont fait naître.

J. G.

  1. Les documents suivants sont extraits des œuvres de Turgot.

    (Observations de M. le garde-des-Sceaux.) Les propriétaires qui paraissent au premier coup-d’œil former la portion des sujets du roi la plus heureuse et la plus opulente, sont aussi celle qui supporte les plus fortes charges ; et qui par la nécessité où elle est d’employer les hommes qui n’ont que leurs bras pour subsister.

    réponse de m. turgot.

    M. Trudaine n’a certainement pas pensé que les propriétaires, et surtout les propriétaires privilégiès, fassent ceux qui supportassent les plus fortes.