Cours d’économie industrielle/1837/15

Texte établi par Adolphe-Gustave Blaise, Joseph GarnierJ. Angé (1837-1838p. 293-326).


QUINZIÈME LEÇON.


Séance du 23 janvier 1938.


AGRICULTURE (Suite). SYSTÈME DE QUESNAY.


Sommaire : Résumé de la leçon précédente : l’agriculture est honorée et prospére sous la République. — Sa décadence date de l’Empire et de l’exploitation par les esclaves. — Elle se relève avec les serfs censitaires, les vilains et les colons-partiaires. — Elle est florissante avec le fermage par le bail emphytéotique, et stationnaire sinon rétrograde avec ceux de courte durée.
Tout ce qu’on a fait pour encourager l’agriculture a été inutile. — Les droits protecteurs sur les laines, les bestiaux et les chevaux, ne sont que des palliatifs impuissants. — Si la contrebande pouvait s’exercer sur les produits agricoles, elle sauverait l’agriculture, comme elle a sauvé l’industrie des châles et celles des montres.
Le gouvernement doit à l’agriculture quatre choses : un code rural, la réforme de la législation hypothécaire, des routes et de l’instruction technique. — Les citoyens doivent à l’agriculture d’honorer ses travaux ailleurs que dans les livres. — On a tort de se retirer, d’avoir des intendants et des fermiers, il faut faire valoir soi-même. — Les propriétaires des provinces se lancent dans les affaires industrielles, dans les sociétés en commandites, dont ils ne connaissent pas le ressort et le mécanisme. — Pour vouloir s’enrichir tout d’un coup ils s’exposent à se ruiner. — Ils répètent la faute commise à l’époque du système. — Sous beaucoup de rapports la situation est la même. — Comme à cette époque on reviendra à l’agriculture, et nous verrons reparaître les systèmes agricoles, reproduisant ceux de Quesnay, de Ricardo et de Sismondi. — Examen du système de Quesnay ou des économistes (Extrait du 2e vol. de l’histoire de l’économie politique).


Messieurs,


Vous avez vu quelle avait été aux différents âges la constitution de l’agriculture. À une certaine époque elle dut sa prospérité et ses richesses à la haute estime dont on entourait ses travaux, au prix que l’on attachait à l’honneur de lui appartenir. Ce serait aujourd’hui un grand progrès de revenir au degré où nous avons vu l’agriculture s’élever à cette époque, à laquelle nous avons donné le nom d’époque romaine ; à transporter sur cette branche de la production, les capitaux et l’intelligence qui la vivifiaient alors et que nous dépensons aujourd’hui d’une manière souvent stérile, dans des entreprises moins honorables et dont le succès n’importe pas autant à la gloire et à la force du pays.

Après cette période florissante de l’agriculture, sous la République, nous l’avons vu déchoir rapidement aussitôt que les citoyens, les propriétaires, abandonnèrent le soin de son exploitation à des intendants et à des esclaves pour se livrer tout entiers aux intrigues qui remplissaient le sénat et le palais des Césars, ainsi qu’à la mollesse et aux plaisirs corrupteurs des villes, où ils formèrent une classe d’hommes de loisirs, mieux qualifiés d’hommes paresseux.

Au régime destructeur des intendants et des esclaves succéda, au grand avantage de l’agriculture, celui des serfs censitaires, puis celui des vilains et des conditionnales. Les colons-paritaires vinrent ensuite, et grâce à l’activité et au zèle qu’ils apportèrent dans leurs travaux, et qui avaient l’intérêt pour base, ils firent faire de nouveaux pas à l’agriculture, qu’ils sortirent un peu de la décadence où elle était tombée à l’époque de l’Empire.

Devenu insuffisant à son tour, le métayage fut remplacé par le fermage. Celui-ci se divisa en deux classes : le fermage à longs baux et le fermage à baux de courte dorée.

La plus haute expression du produit agricole, c’est, vous ai-je dit, l’organisation dans laquelle on se rapproche le plus de l’exploitation par le propriétaire, c’est le bail par emphitéose, au moyen duquel la terre appartient en quelque sorte au fermier, puisque la jouissance lui en est assurée non seulement pendant sa vie mais encore pendant celle de ses fils ; il peut alors construire, planter, avec la certitude d’user et de recueillir : la sécurité d’un long avenir est pour lui la liberté de tout entreprendre, parce qu’il peut mener toutes ses opérations à fin.

Placé dans des conditions semblables, le fermier peut consentir son bail à un prix élevé parce qu’il a pour lui toutes les chances d’augmenter les revenus de la terre qu’il exploite : c’est ce qui existe en Angleterre, en Allemagne en Belgique, en Lombardie ; et dans chacun de ces pays, l’agriculture est prospère. Les méthodes anciennes ou mauvaises, y ont été remplacées par d’autres plus perfectionnées ; on n’y a reculé devant aucune réforme, parce qu’on pouvait en attendre les résultats.

Il n’en a pas été de même en France où l’on a préféré les baux à courts termes ; où même, dans un grand nombre de localités et principalement dans le midi, on en est encore au système des colons-partiaires. Presque partout aussi, excepté dans les départements frontières du Nord et de l’Est, qui ont suivi les exemples de l’Allemagne et où l’agriculture est florissante, les travaux agricoles sont mal dirigés, la terre rend des moissons chétives et nourrit des cultivateurs misérables, vivant de chataignes et de pommes de terre, de pain d’avoine ou de sarrazin à défaut de blé ; et buvant de l’eau parce qu’ils ne peuvent avoir ni vin, ni cidre, ni bierre : cinq millions de nos concitoyens sont dans le premier cas, dix millions dans le second !

Pourquoi donc nos propriétaires fonciers se sont-ils décidés pour les baux à courte échéance, pourquoi ont-ils craint de n’être pas payé, et ont-ils espéré louer plus cher au bout de quelques années qu’au moment du contrat ? Ils se plaignent que leurs terres ne rapportent pas assez, mais ils sont eux-mêmes la cause de la diminution de leur revenu : c’est parce qu’il n’ont pas laissé à leurs fermiers le temps nécessaire pour récolter tout ce qu’ils auraient pu semer, que ceux-ci n’ont pu leur payer des loyers aussi chers que si les récoltes eussent été complètes ; c’est parce qu’ils ont spéculé sur ce que les améliorations introduites par un fermier dans l’exploitation de leurs terres pouvait donner à celles-ci de valeur, afin d’élever leurs baux ou d’exiger de forts pots-de-vin pour les renouvellements, que les fermiers n’ont point amélioré et se sont bornés à faire ce qui était strictement nécessaire ; n’ont essayé aucune méthode nouvelle, n’ont pas renouvelé le fonds de la terre par des engrais.

S’îl est arrivé fréquemment que le propriétaire a eu des non-valeurs, c’est que, ainsi que je vous le disais l’autre jour ; il a cherché une augmentation de revenus par la division de ses terres entre un plus grand nombre de cultivateurs inégalement solvables, et qui ont épuisé la terre, faute de moyens de la féconder.

Les choses en sont venus à un tel point aujourd’hui, que dans beaucoup de localités, fermiers et cultivateurs, sont également misérables ; et dans plus d’un endroit, les baux sont tellement courts, qu’un marchand ne voudrait pas ouvrir une boutique pour si peu de temps. Et cependant il peut se transporter ainsi que sa marchandise beaucoup plus facilement que le cultivateur qui lui, est attaché au sol, et qui est, en quelque sorte, obligé de faire un nouvel apprentissage chaque fois qu’il change de canton.

On s’est adressé à des moyens palliatifs pour corriger les résultats de ces vices de constitution on a imaginé, par exemple, des droits-protecteurs peu nombreux heureusement, mais qui ont suffi pour démontrer que ce n’était pas par eux que l’on parviendrait à redonner de la vie aux travaux agricoles, et à les rendre plus profitables que par le passé.

Voyons en effet quels ont été les droits en question et ce qu’ils ont produit.

On a mis d’abord un droit de 33 pour 0/0 sur les laines : qu’en est-il arrivé ? Ce droit n’a pu protéger (si toutefois il y a eu protection, ce que je ne crois pas), que les laines françaises similaires de celles produites à l’étranger, et qui ne forment qu’une partie de la production totale ; et elles ont empêché l’entrée, ou du moins augmenté d’un tiers, le prix des laines longues que nous ne produisons pas, ou seulement en quantité insuffisante.

Le droit a eu encore une autre conséquence non moins déplorable il a porté tous les éleveurs à ne produire que des laines fines, et ils ont négligé les laines communes ; de telle sorte que nous payons aujourd’hui fort cher ou du moins plus cher que nous ne devrions le faire, non seulement les draps, les mérinos, les stuffs, les flannelles etc., mais encore, les matelas, les couvertures, les tapis et les étoffes mélangées de soie et de laine ; l’article Lyon, Saint-Étienne, Rheims, Amiens etc. D’un autre côté le droit n’a pas profité, même pour les qualités moyennes et fines, aux agriculteurs français ; la hausse et la baisse occasionnées au moyen de l’introduction des laines étrangères par les spéculateurs, a presque toujours déjoué leurs calculs et leurs espérances (voir le cours de 1836-37 page 400). Ce droit a été enfin réduit il y a trois ans à 22 pour 0/0 mais même à ce taux il est encore trop élevé, il faudra le réduire de nouveau.

Outre le droit sur les laines, on en a mis un autre, toujours dans le but d’encourager l’agriculture, sur les bœufs étrangers introduits en France : ce droit a été de 50 francs — qu’en est-il résulté ? Les départements frontières qui eussent acheté les bœufs de la Prusse rhénane du pays de Bade, de la Suisse n’ont pu le faire et se sont passés de viande, ou n’en ont consommé qu’une plus faible quantité ; et nous n’avons pas vendu à ces pays les produits de notre industrie manufacturière, qu’ils eussent achetés en échange des bœufs qu’ils nous auraient amenés ?

Voilà pour ce que nous avons perdu par suite du droit sur les bœufs, maintenant qu’y avons-nous gagné ?

Les nourrisseurs de l’Angoumois, du Poitou, du Limousin de la Bretagne, qui n’eussent pas vendu leurs bestiaux aux Alsaciens, aux Flamands, aux Comtois, n’ont certainement rien gagné à ce que ceux-ci se privassent de viande ; quelques grands herbagers de la vallée d’Auge, de Lisieux et de Caen, y ont peut-être trouvé l’occasion de vendre leurs bœufs 10 ou 20 francs plus cher ; mais là s’est borné leur avantage, si toutefois il y a eu avantage pour eux (ce que les termes d’une pétition adressée aux Chambres par les propriétaires de 21 départements nourrisseurs permettent de mettre en doute) ; et la masse des cultivateurs, des petits fermiers, des paysans, y a bien plus perdu comme consommateur, que les 50 ou 60 herbagers normands n’ont pu y gagner comme producteurs.

Parlerai-je du droit sur les chevaux ? eux aussi ont été protégés par un droit de 50 francs : mais qui est-ce qui a profité du droit ? personne. Qui l’a payé ? tout le monde.

Je dis qu’il n’a profité à personne car en effet le fisc, lui-même ne l’a pas reçu ; la contrebande s’est chargée, cette fois comme tant d’autres, d’éluder la loi seulement ici la marchandise a porté le contrebandier, tandis qu’ordinairement c’est le contrebandier qui porte la marchandise. Je dis encore que tout le monde l’a payé, parce que, à l’exception de ceux qui ont violé la loi, tous ceux qui l’ont respectée ont acheté fort cher de mauvais chevaux, qui n’ont pas fait ou mal fait le service. Car c’est une vérité malheureusement incontestable, que de tous les pays qui élèvent des chevaux, la France est à peu près celui qui a les plus mauvais ; à ce point même que les remontes de l’armée se font en partie à l’étranger. L’intérêt d’amour-propre des éleveurs français a dû être nécessairement dans ce cas sacrifié à la sûreté de l’armée, qu’on ne pouvait exposer un jour de bataille à monter des chevaux incapables de la porter.

Ni le fisc, ni les particuliers, n’ont, je le répète, profité des droits sur les laines, les bestiaux et les chevaux ; ils n’ont servi qu’à faire payer une prime aux contrebandiers dont on est conduit à voir d’un œil favorable l’illégale industrie, qui est le châtiment inexorable de toutes les mauvaises lois de douanes, et qui encourage réellement plus l’industrie que toutes les prohibitions du monde.

C’est elle, vous le savez, qui a fait marcher l’industrie des chales à laquelle elle a fourni les modèles de l’Inde si supérieurement imités par les Deneirouse et autres habiles fabricans ; c’est elle encore qui a stimulé l’horlogerie française, par la concurrence active de la fabrique de Genève, dont elle a répandu les produits dans les poches de tous nos ouvriers, de nos soldats et de nos maçons ; elle s’exerce encore aujourd’hui parce que le droit, même réduit à 5 francs, est encore trop élevé ; et cependant grâce à elle, nous fabriquons maintenant des mouvements de montres à 15 francs la douzaine : 25 sous la pièce !

Ah ! si nos bœufs pouvaient galoper un instant comme les chevaux, si le fer pouvait s’introduire comme des chales, les draps comme des montres ; nous verrions bientôt nos prairies engraisser plus de bestiaux, ou nos fermiers s’en rapportant à l’étranger du soin de nous fournir une partie de notre consommation de viande, se livrer à des cultures plus en rapport avec la nature de leurs terres ; nos maîtres de forge écouteraient moins nos propriétaires de bois et adopteraient plus promptement les méthodes perfectionnées de l’Angleterre ; nos fabricants de Louviers de Sedan, d’Elbœuf vendraient leurs draps aux mêmes prix que ceux de Verviers et d’Aix-la-Chapelle ; et chacun de nous, consommateurs et producteurs y gagnerions mille fois plus qu’avec la protection des tarifs actuels, qui arrête nos progrès et nous fait payer cher sans profit pour personne.

C’est à ces trois articles de notre tarif des douanes que se bornent les encouragements officiels qu’a reçus l’agriculture, je passe à dessein sur les lois des céréales, si incomplètes, et qui devront disparaître lorsque les projets de lois sur les routes et les chemins auront reçu leur exécution, et rendu toutes les parties de notre sol viables.

Calculez maintenant ce qu’ont pu produire tous les droits sur les laines, les bestiaux et les chevaux, et voyez si ce qui en est rentré dans la bourse des agriculteurs, dont les produits bruts s’élèvent annuellement plusieurs milliards, n’est pas comme une goutte d’eau dans la mer. Quand je les vois tendre ainsi les bras vers le ministère du commerce, il me semble voir une armée demandant un pain de 4 livres pour sa ration d’un jour ; et je me sens pris de l’envie de crier à cette classe si nombreuse de mes compatriotes : Aide-toi, le ciel t’aidera !

Pour protéger l’agriculture, on a imaginé encore de lui accorder des dégrèvements d’impôts et des secours, en cas d’orage et de maladie sur les bestiaux ; à ceux qui ont perdu une vache, un cheval, on a remis 6 francs, quelquefois moins, rarement plus. De pareils secours sont ridicules, inutiles et onéreux : ridicules par leur modicité, inutiles par leur insuffisance et onéreux pour le trésor par leur multiplicité. Pas plus que les protections de tarifs, ils ne servent l’agriculture, qui ne doit recevoir d’encouragements que d’elle-même et à laquelle le gouvernement ne doit que quatre choses : un code rural, difficile mais non impossible à rédiger, la révision de la législation hypothécaire, des routes et de l’instruction.

Depuis plusieurs années on travaille au premier, ou du moins une commission a été nommée dans ce but ; depuis long-temps, on parle de la seconde, dont chacun reconnaît et proclame la nécessité, sans que, toutefois, il ait été rien fait encore pour l’opérer ; on a rendu des lois que j’ai déjà examinées l’année dernière, (voir le cours de 1856-37, leçons 5 et 6), pour doter le pays des troisièmes ; une loi a été également rendue (voir le cours de leçon 8), pour répandre la quatrième dans les campagnes, qui manquent plus encore de capital moral que de capitaux circulants. Mais cette loi est incomplète, elle ne s’occupe que des éléments d’une instruction purement littéraire et nullement technique, bien que ceux qui doivent la recevoir, soient destinés à exercer un état spécial qui demande des connaissances particulières, dont quelques-unes, telles que l’analyse des terres et des engrais, la construction et la réparation des instruments réglées par les lois de la mécanique, l’exploitation des ressources hydrauliques, etc., soient fort relevées. Des routes et de l’instruction, voilà ce qu’il faut à l’agriculture : par les premières nos cultivateurs ne craindront plus l’abondance à l’égal de la disette, parce qu’ils pourront transporter partout les produits de leurs récoltes ; par la seconde ils sauront tirer de la terre tout ce que son inépuisable fécondité refuse quelquefois à l’ignorance, mais accorde toujours à l’intelligence ; témoins nos départements du nord.

Tout ne sera pas encore fait pour la prospérité de l’agriculture, lorsqu’elle aura des routes et des écoles sur le plan de celles des comtés agricoles de l’Angleterre et de l’Amérique, et des campagnes Allemandes, Belges, et Lombardes ; la tâche du gouvernement sera accomplie, mais tous ces éléments de richesses demeureront stériles si nous ne savons remplir la nôtre. Savoir en quoi elle consiste, comprendre son importance, c’est déjà la remplir à moitié ; hâtons-nous donc de la décrire, et de montrer comment et en quoi nous l’avons négligée jusqu’ici.

Semblables aux nobles Patriciens des derniers temps de la république et de l’empire, nous avons abandonné les travaux de l’agriculture, que nous honorons encore dans les livres, mais auxquels nous dédaignions de prendre part. Nous aussi nous avons des intendants, ou tout au moins des fermiers ; nous nous sommes retirés, méprisant le titre honorable de cultivateur, nous avons pris la qualité de propriétaire, de bourgeois, ce qui signifie : homme inoccupé, oisif ; nous avons pris des habitudes et des idées étroites ; nous sommes devenus gros de corps et épais d’esprit, corps et esprit se sont engourdis dans le repos, dans l’inaction.

Qu’est-il arrivé de là, c’est que les chevaliers d’industrie qui font de magnifiques prospectus, promettant des dividendes de 20 pour cent et plus, que les journaux de toutes les couleurs portent ensuite dans tous les coins de la France ; soutirent aux capitalistes des provinces, des sommes considérables, que ceux-ci trouvent honteux ou niais de placer à 3 pour cent, sur des achats de terre ou en améliorations de celles qu’ils possèdent. Et, chose remarquable, ces hommes qui sont des lions avec le sous-préfet de leur arrondissement, le maire ou le garde champêtre de leur commune, sont doux comme des agneaux avec les gérans des entreprises trop souvent mal conçues dans lesquelles ils ont engagé leurs capitaux.

J’appelle toute votre attention sur cette espèce de maladie qui affecte, maintenant surtout, la plupart de nos propriétaires des départemens, et qui fait encore chaque jour de nouveaux progrès.

Heureusement la vérité sort toujours victorieuse de sa lutte avec l’erreur, lutte qui, pour l’agriculture, se renouvelle presque périodiquement et dont l’issue est toujours pour elle de voir se rattacher à sa cause d’habiles et puissans défenseurs. Bien des fois déjà l’agriculture s’est vue négligée comme aujourd’hui, mais chaque fois aussi elle a vu revenir à elle ceux qui l’avaient abandonnée un instant.

La position dans laquelle elle se trouve aujourd’hui est, sous beaucoup de rapports, semblable à celle où elle se vit en 1720, à l’époque de l’engouement pour le système.

À cette époque, presque tous les détenteurs du sol avaient quitté leurs terres pour se jeter, eux et leurs fortunes, dans le gouffre de la spéculation beaucoup perdirent, et leurs domaines passèrent en se divisant entre les mains des joueurs enrichis.

Aujourd’hui comme en 1720, nos propriétaires quittent leur résidence pour venir se mêler au mouvement extraordinaire qui s’est manifesté dans les affaires industrielles, et principalement dans le développement donné aux sociétés en commandite. Aujourd’hui comme en 1720 il n’est question dans tous les lieux publics que de sociétés nouvelles ; on ne s’enquiert plus du cours des huiles ou du coton, mais de la prime qu’offrent les actions de telle ou telle entreprise souvent encore en projet, et qui avant de commencer ses opérations a déjà payé deux ou trois semestres d’intérêts et même de dividendes pris sur le capital.

À voir l’aveuglement avec lequel on se précipite dans ces sortes d’affaires il semble que l’expérience du passé ne doive jamais servir de leçon pour le présent ; espérons toutefois que nos conseils et ceux de toute la presse arrêteront ces hardis et téméraires spéculateurs sur le bord du précipice, et qu’ils ne tomberont pas tout entiers comme leurs prédécesseurs, dans le gouffre béant de la banqueroute. Dans tous les cas nous pouvons des aujourd’hui prédire ce qui arrivera.

Lorsque quelques ruines éclatantes auront enfin parlé plus haut que nos avertissemens, l’ardeur fiévreuse qui anime aujourd’hui tant de capitalistes, grands et petits, fera place à un engouement non moins violent pour l’agriculture. Alors comme autrefois on se prendra peut-être à ne plus vouloir reconnaître qu’en elle la source de la richesse, et comme dans les années qui suivirent la chute du système, nous verrons pleuvoir des livres, des mémoires, des notes, des projets, ayant pour objet de fonder une économie politique nouvelle, dont le pivot et la base unique seront l’agriculture.

Il en est arrivé déjà plusieurs fois ainsi sous Louis XV et depuis notre révolution ; Quesnay, Ricardo et Sismondi ont à ces différentes époques présenté des systèmes qui, s’ils ne sont pas à l’abri de la critique, ont du moins rendu d’immenses services en mettant ; au jour de grandes et fécondes vérités. Avant d’examiner les systèmes modernes de Ricardo et de Sismondi nous, étudierons celui de Quesnay ou des économistes ; et comme je ne veux point abuser de vos moments, je vous lirai le chapitre dans lequel j’ai résumé ce système, et qui fait partie du second volume de mon histoire de l’économie politique depuis les anciens jusqu’à nos jours[1].

« Le triste dénouement du système de Law laissait la France entière plongée dans une véritable stupeur. On ne savait plus désormais à quels principes se fier, après avoir vu rapidement naître et mourir tant de fortunes. Les uns déploraient la ruine des manufactures si laborieusement fondées par Colbert ; les autres se reportaient à cent ans en arrière et rappelaient les maximes patriarcales de Sully : labourage et pâturage sont les mamelles de l’État ; et il faut avouer que les circonstances étaient devenues bien favorables au retour de ces idées. De toutes les valeurs industrielles écloses sous l’atmosphère embrasée du système, il ne restait plus rien que la ruine la désolation et la banqueroute. La propriété foncière seule n’avait pas péri dans cette tourmente. Elle s’était même améliorée en changeant de mains, et en se subdivisant sur une vaste échelle, pour la première fois, peut-être, depuis la féodalité.

« L’importance qu’elle acquérait ainsi tout-à-coup augmenta considérablement sa valeur, et bientôt l’activité des esprits désillusionnés de spéculations se porta vers la culture du sol pour lui demander réparation des malheurs du système. On eût dit que chaque homme avait besoin de se reposer à l’ombre de sa vigne et de son figuier des secousses et des agitations de la bourse.

« Jamais transition ne fut plus brusque. On y procédait toutefois, au travers d’un monceau de livres. Il pleuvait des écrits sur la circulation, sur le crédit, sur l’industrie, sur la population, sur le luxe ; chacun voulait expliquer la crise dont on sortait, et croyait avoir trouvé, pour sa consolation, le mot de cette énigme. On avait pensé pendant quelque temps que l’argent était la richesse par excellence et qu’en multipliant le papier, qui la représentait, multipliait la richesse elle-même. Mais le renchérissement de toutes choses et la chute du papier avaient dessillé les yeux des plus aveugles, et comme c’est l’usage dans les circonstances semblables, on avait passé de l’engouement à l’aversion, du fanatisme à l’incrédulité. Il n’y avait plus désormais de richesse véritable que la terre, et de revenus assurés que ceux qui émanaient de son sein. C’est de cette réaction qu’est sorti le système agricole, plus connu sous le nom des Économistes ou de Quesnay qui en fut le principal fondateur. C’est aussi le premier système qui ait fait école et qui se soit formulé avec une précision dogmatique assez rare dans les annales de la science. Nous le résumerons avec simplicité, dans les personnes et dans les choses. S’il n’eût-été qu’un exposé de doctrines purement économiques, peut-être n’aurait-il pas obtenu à un si haut degré l’attention des hommes d’État ; mais il se présenta tout d’abord comme l’instrument d’une réforme politique, qui devait faciliter la perception des impots et réparer les maux dont la France était accablée. Il venait après les désastres de Law et les essais un peu rudes de l’abbé Terray en matière de finances[2] : on l’accueillit avec faveur comme une nouveauté, en attendant qu’il s’établit par droit de conquête.

« Et vraiment, ses premiers manifestes apparurent comme une révélation. Chaque peuple, à son tour, avait préconisé la puissance de l’industrie et la liberté du commerce ; nul ne semblait avoir songé à l’agriculture, si ce n’est sous le point de vue exclusivement pastoral. Personne n’avait eu l’idée que le gouvernement dût s’occuper de la culture des champs, et prendre quelques mesures d’administration relatives à ses travaux. Tout ce qu’on avait fait jusqu’alors en ce genre consistait en de mauvais réglements contre l’exportation des grains, ou pour en empêcher l’importation, comme e les lois céréales qui régnent en Angleterre. Et cependant l’agriculture était toujours considérée, par une espèce de tradition poétique, comme la mère nourricière des peuples. Vers l’année 1750 deux hommes d’une haute portée d’esprit, MM. de Gournay et Quesnay, essayèrent d’entreprendre l’analyse de cette puissance féconde ; au lieu de la chanter, ils l’expliquèrent. Ils ravirent à la terre ses procédés mystérieux, et s’ils n’en donnèrent pas la meilleure théorie, ils en préparèrent du moins les éléments pour la postérité.

« Leur point de départ était admirablement choisi. Ils voulurent d’abord établir les vrais principes de la formation des richesses et de leur distribution naturelle entre les différentes classes de la société. Il leur sembla que ces richesses provenaient toutes d’une source unique qui était la terre, puisque c’était elle qui fournissait aux travailleurs leur subsistance et les matières premières de toutes leurs industries. Le travail appliqué à la culture de la terre produisait non seulement de quoi s’alimenter lui-même, pendant toute la durée de l’ouvrage, mais encore un excédant, de valeur qui pouvait s’ajouter à la masse de richesses déjà existantes ils appelèrent cet excédant le produit net. Ce produit net devait nécessairement appartenir au propriétaire de la terre et constituait entre ses mains un revenu pleinement disponible. Quel était donc le produit net des autres industries ?

« Ici commencent les erreurs de ces hommes ingénieux, car à leurs yeux les autres industries étaient improductives et ne pouvaient rien ajouter, selon eux, ni à la masse des choses sur lesquelles elles s’exerçaient, ni au revenu général de la société. Manufacuriers, commerçants, ouvriers, tous étaient les commis, les salariés de l’agriculture souveraine créatrice et dispensatrice de tous les biens. Les produits du travail de ceux-là ne représentaient dans le système des Économistes, que l’équivalent de leurs consommations pendant l’ouvrage, en sorte qu’après le travail achevé, la somme totale des richesses se trouvait absolument la même qu’auparavant, à moins que les ouvriers ou les maîtres n’eussent mis en réserve, c’est-à-dire épargné, ce qu’ils avaient le droit de consommer. Ainsi donc, le travail appliqué à la terre était le seul productif de la richesse, et celui des autres industries était considéré comme stérile, parce qu’il n’en résultait aucune augmentation du capital général.

« En vertu de ce système, les Économiste admirent comme une nécessité tout à la fois sociale et naturelle la prééminence des propriétaires fonciers sur toutes les autres classes de citoyens. Ils devaient recueillir la totalité des riches produits dont ils distribuaient leur part, sous le nom de salaire, aux non-propriétaires ; et la circulation des richesses n’avait lieu, dans la société, que par l’échange continuel du travail et des services des uns contre la portion disponible du revenu des autres. Que devenait, dans cette hypothèse, car ce n’est plus qu’une hypothèse aujourd’hui la base de l’impôt ? Il était évident qu’on ne pouvait pas établir de taxes sur des gens réduits au salaire, à moins d’attaquer, leur existence dans sa source aussi les Économistes déclarèrent-ils que l’impôt devait être exclusivement supporté par les propriétaires de terres, et prélevé sur leur produit net. L’intérêt général de toutes les classes était donc de multiplier les produits agricoles, parce que les propriétaires y trouvaient un revenu plus considérable à distribuer à toutes les professions salariées. La population était encouragée et accrue par l’abondance des subsistances ; et ainsi se vérifiait la maxime empruntée par la nouvelle école aux livres saints : Qui operatur terram suam, satiabitur[3].

« Nous n’avons pas besoin de dire en quoi les Économistes se trompaient. Leur principale erreur venait de ce qu’ils attribuaient à l’agriculture seule la faculté de créer des produits susceptibles d’accumulation. Les belles analyses d’Adam Smith ont complété, depuis, le catalogue des sources de la richesse, en démontrant que la valeur sociale réelle, c’était la valeur échangeable et qu’il y avait profit pour la société toutes les fois que par le travail on augmentait cette valeur. Le blé serait d’une bien faible utilité si l’on n’en faisait du pain, et le bois n’aurait pas une grande valeur si le menuisier et l’ébéniste ne le transformait pas en meubles. L’expérience a prouvé, même, que l’industrie et le commerce étaient bien plus favorables que l’agriculture à l’accroissement de la valeur échangeable, soit par la division du travail qui s’y adapte mieux, soit par le perfectionnement des machines. Comment les villes seraient-elles devenues le foyer de la richesse et de la civilisation si l’agriculture seule avait le don de créer des valeurs ; et comment expliquerait-on la fortune de Venise et de Gênes, qui n’avaient point de territoire ? N’est-ce pas plutôt qu’au moyen du commerce et des manufactures, un pays peut importer annuellement chez lui une quantité de subsistances beaucoup plus grande que ses propres terres ne pourraient lui en fournir ? La théorie des débouchés, si bien développée depuis les Économistes, par J. B. Say, a mis cette vérité dans tout son jour et dignement achevé ce qu’Adam Smith, notre maître à tous, avait si bien commencé. Mais quelle lumière ont versée sur cette grave question les hypothèses hardies de l’école économiste ! Quelles immenses conséquences nous avons tirées de cette proposition si simple, que la richesse des nations ne consiste pas dans les richesses non consommables telles que l’or et l’argent, mais dans les biens consommables reproduits par le travail incessant de la société !

« Pour comble de bonheur, les Économistes préoccupés de l’état de subordination et d’infériorité des classes non propriétaires, telles qu’elles leur apparaissaient dans leur système, ne trouvèrent rien de plus juste et de plus indispensable que de réclamer pour elles la liberté absolue de l’industrie et du commerce. Le bon marché des vivres et l’abondance des produits bruts ne pouvaient leur être assurés que par la concurrence illimitée des vendeurs. Cette concurrence était le seul moyen de stimuler les industries et favoriser la culture de la terre par la levée de toutes les entraves ; doctrine que la nouvelle école résumait dans ces paroles mémorables, si mal interprétées depuis : Laissez faire, laissez passer. C’est à partir de ce moment que sont tombées la plupart des barrières qui arrêtaient le développement de l’agriculture et que la guerre générale a commencé contre les corporations et les douanes, ces deux forteresses du privilège, qui les recèlent tous dans leurs flancs ! L’école économiste a rendu encore beaucoup d’autres services aussi important en analysant les principaux phénomènes de la distribution des richesses. C’est principalement, à cette occasion que le docteur Quesnay, médecin de Louis XV, et chef de cette école, publia son fameux Tableau économique si lourdement commenté dans l’Ami des Hommes du marquis de Mirabeau et reproduit dans la Physiocratie de Dupont de Nemours.

« Ce tableau économique, dont les premières épreuves furent imprimées à Versailles, de la main même du roi, avec cette épigraphe : Pauvres paysans, pauvre royaume ; pauvre royaume, pauvre roi, présente une série de formules hérissées de chiffres, dans lesquels l’auteur indiquait la distribution du revenu territorial telle qu’elle lui semblait résulter de l’opinion qu’il s’était faite des lois générales de la production. C’est, de tout le système, la partie qui a fait le plus de bruit, et qui est aujourd’hui la plus oubliée, parce qu’elle repose sur des bases reconnues erronées. Rien ne saurait peindre l’enthousiasme que sa publication excita parmi les adeptes de la secte. Dupont de Nemours l’appelait « cette formule étonnante qui peint la naissance, la distribution et la reproduction des richesses, et qui sert à calculer avec tant de sûreté, de promptitude et de précision l’effet de toutes les opérations relatives aux richesses. » Mirabeau ajoutait : « Il y a trois inventions merveilleuses dans le monde, l’écriture, la monnaie et le tableau économique. » Ce tableau était commenté, amplifié, et développé par tous les adeptes, avec la même assurance que les théorèmes de la géométrie dans les collèges. On l’apprenait par cœur comme une espèce de catéchisme, où chaque classe de citoyen devait étudier les devoirs qu’elle avait à remplir dans la hiérarchie sociale. Mais, à présent que nous n’admettons plus ces professions stériles dont parlait l’auteur, leur classification plus ou moins ingénieuse n’offre plus aucun intérêt pour la science.

« La pensée dominante de l’école économiste se révèle davantage dans l’opuscule de Quesnay, reproduit sous le titre de Maximes générales du gouvernement économique d’un royaume agricole. On y découvre plus nettement les vues politiques de cette école, qu’on a accusée avec quelque raison d’une tendance systématique pour le gouvernement absolu. Nous citerons quelques-unes de ces maximes, isolées, comme elles le sont dans l’ouvrage original, sous forme d’aphorismes :

Que l’autorité souveraine soit unique, et supérieure à tous les individus de la société et à toutes les entreprises injustes des intérêts particuliers ; car l’objet de la domination et de l’obéissance est la sûreté de tous et l’intérêt licite de tous. Le système des contreforces dans un gouvernement est une opinion funeste, qui ne laisse apercevoir que la discorde entre les grands et l’accablement des petits.

Que le souverain et la Nation ne perdent jamais de vue que la terre est l’unique source des richesses, et que c’est l’agriculture qui les multiplie. Car l’augmentation des richesses assure celle de la population ; les hommes et les richesses font prospérer l’agriculture, étendent le commerce, animent l’industrie, accroissent et perpétuent les richesses.

Que l’impôt ne soit, pas destructif, ou disproportionné a la masse du revenu de la Nation, que son augmentation suive l’augmentation du revenu, qu’il soit établi immédiatement sur le produit net des biens-fonds et non sur le salaire des hommes, ni sur les denrées, où il multiplierait les frais de perception, préjudicierait au commerce, et dénouait annuellement une partie des richesses de la Nation. Qu’il ne se prenne, pas non plus sur les richesses des fermiers des biens-fonds, car les avances de l’agriculture d’un royaume doivent être envisagées comme un immeuble qu’il faut conserver précieusement pour la production de l’impôt, du revenu et de la subsistance de toutes les classes de citoyens : autrement l’impôt dégénère en spoliation, et cause un dépérissement qui ruine promptement un État.

Que les terres employées à la culture des grains soient réunies, autant qu’il est possible, en grandes fermes exploitées par de riches laboureurs ; car il y a moins de dépense pour l’entretien et la réparation des bâtiments, et proportion beaucoup moins de frais et beaucoup plus de produit net dans les grandes entreprises d’agriculture, que dans les petites. La multiplicité des petits fermiers est préjudiciable à la population. La population la plus assurée, la plus disponible pour les différens travaux qui partagent les hommes en différentes classes, est celle qui est entretenue par le produit net. Toute épargne faite à son profit dans les travaux qui peuvent s’exécuter par le moyen des animaux, des machines, des rivières, etc., revient à l’avantage de la population et de l’État, parce que plus de produit net procure plus de gain aux hommes pour d’autres services ou d’autres travaux.

Que l’on facilite les débouchés et les transports des productions et des marchandises de main-d’œuvre, par la réparation des chemins, et par la navigation des canaux, des rivières et de la mer ; car plus on épargne sur les frais du commerce, plus on accroît le revenu du territoire.

Qu’on ne diminue pas l’aisance des dernières classes de citoyens, car elles ne pourraient pu assez contribuer à la consommation des denrées qui ne peuvent être consommées que dans le pays, ce qui serait diminuer la reproduction et le revenu de la Nation.

Que les propriétaires et ceux qui exercent des professions lucratives, ne se livrent pas à des épargnes stériles, qui retrancheraient de la circulation et de la distribution une portion de leurs revenus ou de leurs gains.

Qu’on ne soit pas trompé par un avantage apparent du commerce réciproque avec l’étranger, en jugeant simplement par la balance des sommes en argent, sans examiner le plus ou le moins de profit qui résulte des marchandises mêmes que l’on a vendues, et de celles que l’on a achetées. Car souvent la perte est pour la Nation qui reçoit un surplus en argent, et cette perte se trouve au préjudice de la distribution et de la reproduction des revenus.

Qu’on maintienne l’entière liberté du commerce, car la police du commerce intérieur et extérieur la plus sûre, la plus exacte, la plus profitable à la Nation et à l’État, consiste dans la pleine liberté de la concurrence.

Que le gouvernement soit moins occupé du soin d’épargner, que des opérations nécessaires pour la prospérité du royaume, car de très grandes dépenses peuvent cesser d’être excessives par l’augmentation des richesses. Mais il ne faut pas confondre les abus avec les simples dépenses, car les abus pourraient engloutir toutes les richesses de la nation et du souverain.

Qu’on n’espère de ressources pour les besoins extraordinaires d’un État, que de la prospérité de la Nation, et non du crédit des financiers, car les fortunes pécuniaires sont des richesses clandestines qui ne connaissent ni roi ni patrie.

Que l’État évite des emprunts qui forment des rentes financières, qui le chargent de dettes dévorantes, et qui occasionnent un commerce du trafic de finances, par l’entremise des papiers commerçables, où l’escompte augmente de plus en plus les fortunes pécuniaires stériles. Ces fortunes séparent la finance de l’agriculture, et privent les campagnes des richesses nécessaires pour l’amélioration des biens-fonds et pour l’exploitation de la culture des terres.

« Les maximes qu’on vient de lire appartiennent surtout, comme on a pu le voir, à l’ordre politique. L’auteur n’y semble préoccupé que du paiement des impôts, de la population, des emprunts, des dépenses publiques. C’est qu’en effet les Économistes envisageaient la science d’un autre œil que nous-mêmes, et presque exclusivement dans ses rapports avec l’administration et le gouvernement. Leur but était de fonder la théorie sociale et d’assujettir toutes les intelligences au joug d’une autorité tutélaire, assez voisine du despotisme. Ils voulaient d’abord asseoir sur des bases immuables la propriété foncière qui leur semblait la première de toutes mais ils ne respectaient pas moins la propriété personnelle, et ils n’admettaient pas de devoirs sans droits, ni de services sans compensation. L’intérêt du souverain était naturellement, selon eux, le même que celui du peuple ; un roi n’était qu’un père de famille. Ils se plaisaient à peindre Louis XV animant l’agriculture de sa présence et répandant sur son passage l’abondance et la paix. Mercier de la Rivière se hasardait jusqu’à écrire : « Il est physiquement impossible qu’il puisse subsister un autre gouvernement que celui d’un seul. Qui est-ce qui ne voit pas, qui est-ce qui ne sent pas que l’homme est formé pour être gouverné par une autorité despotique ? — Par cela seul que l’homme est destiné à vivre en société, il est destiné à vivre sous le despotisme. — Cette forme de gouvernement est la seule qui puisse procurer à la Société son meilleur état possible[4]. »

« L’abbé Baudeau, l’un des interprètes les plus habiles de la nouvelle école, partageait les opinions de Mercier de La Rivière. Il avait pensé, comme loi, qu’il était plus aisé de persuader un prince qu’une nation et que le triomphe des vrais principes serait plutôt assuré par la puissance souveraine d’un seul homme, que par la conviction, difficile à obtenir, de tout un peuple. Le hasard voulut qu’ils rencontrassent parmi leurs contemporains plus d’un de ces princes réformateurs : l’impératrice Catherine, en Russie, l’empereur Joseph II, en Autriche, le grand-duc de Toscane, le grand-duc de Bade.

« Il se formait insensiblement en France, une pépinière d’hommes d’état imbus de leurs maximes, M. de Gournay M. de Trudaine, M. de Malesherbes, M. d’Argenson, et l’illustre Turgot qui. résumait leurs vertus et leurs talents. Tous ces hommes de bien n’adoptaient pas sans réserve les doctrines patriarcales de Mercier de La Rivière mais ils faisaient pénétrer peu à peu dans le gouvernement les maximes de tolérance de l’école économiste, et ils préludaient par de brillants essais dans quelques provinces, soit comme intendante, soit comme ministres, aux réformes exécutées par la révolution française. Les abus des corporations, des douanes, des corvées des mesures fiscales étaient signalés par eux avec une persévérance infatigable ; et dans leur ardeur de conquètes scientifiques, ils soulevaient en passant les plus hautes questions sociales. Leurs erreurs mêmes étaient utiles, et leurs pressentiments les plus vagues semblent toujours avoir quelque chose de prophétique, « Modérez votre enthousiasme, s’écriait Mercier de La Rivière aveugles admirateurs des faux produits de l’industrie ! avant de crier miracle, ouvrez les yeux et voyez combien sont pauvres, du moins malaisés, ces mêmes ouvriers qui ont l’art de changer vingt sous en une valeur de mille écus au profit de qui passe donc cette multiplication énorme de valeurs ? Quoi ! ceux par les mains desquels elle s’opère, ne connaissent pas l’aisance ! ah ! défiez-vous de ce contraste ! [5] » Mercier n’attribuait sans doute les misères de l’industrie qu’à la détresse de l’agriculture et à l’insuffisance du produit net ; mais quoiqu’il se trompât sur les causes, il signalait très bien les effets et le constraste dont il recommandait de se défier, renfermait le problème que l’époque actuelle n’est pas encore parvenue à résoudre.

« Adam Smith n’a rien écrit de plus net et de plus vigoureux que les belles démonstrations des Économistes en faveur de la liberté du commerce. Ces idées de fraternité générale parmi les nations, si populaires de nos jours, étaient développées par Mercier de La Rivière, avec une verve entraînante et une force de raison à laquelle on ne saurait désormais rien ajouter. Il y a même lieu de penser que cet écrivain remarquable aurait puissamment aidé les gouvernements à trouver la meilleure base d’assiette des impôts, s’il n’avait été dominé par la doctrine du produit net et des classes réputées stériles. L’impôt, disait-il, est une portion du revenu net de la nation, appliqué aux besoins de son gouvernement. Or, ce qui n’est qu’une portion du produit net, ne peut être pris que sur le produit net ; on ne peut donc demander l’impôt qu’à ceux qui se trouvent possesseurs de la totalité des produits nets dont l’impôt fait partie. En conséquence, les économistes considéraient comme arbitraire et injuste tout impôt personnel, et ils enveloppaient dans une réprobation commune toutes les taxes indirectes. Qu’auraient-ils dit s’ils avaient vu, de nos jours, ces taxes produire en Angleterre près d’un milliard et en France plus de cinq cents millions ?

« Cette erreur fondamentale qui devint plus tard la base des doctrines financières de l’Assemblée constituante, malgré les efforts de Rœderer et de quelques-uns de ses collègues, était le résultat d’une fausse appréciation des principes de la richesse. La théorie de la valeur créée, depuis, par Adam Smith, aurait appris aux économistes que le travail est aussi bien que la terre une source de richesses, et qu’ils avaient eu tort de ne pas assimiler la multiplication matérielle résultant d’un grain de blé confié à la terre, à la multiplication des valeurs produites par les procédés de l’industrie et du commerce. Cette malheureuse doctrine du produit net ferma les yeux des économistes sur une infinité de vérités qu’ils auraient déduites de l’observation des faits, s’ils avaient suivi la méthode sévère des écrivains qui leur ont succédé. Mais, dans leur fausse route, ils n’en firent pas moins des découvertes admirables, comme ces alchimistes qui ont trouvé tant de substances utiles en cherchant la pierre philosophale. Nous leur devons même les travaux des hommes qui les ont surpassés, et personne ne doute aujourd’hui qu’Adam Smith lui-même, qui résida quelque temps en France et qui vécut dans l’intimité des économistes, ne leur ait emprunté ses premières connaissances. Il ne parle d’eux qu’avec respect dans ses écrits, et il se proposait de dédier son grand ouvrage sur la Richesse des Nations à Quesnay, si cet économiste eût vécu au moment où il en fit la publication.

« On a souvent accusé les économistes d’une tendance révolutionnaire en voyant l’intimité qui régnait entre ces savans et les philosophes-encyclopédistes. Il ne faut pas oublier, cependant, que Voltaire avait cruellement raillé leurs doctrines sur l’impôt, dans son homme aux quarante écus ; et que Montesquieu avait répondu à leurs manifestes en faveur de la liberté du commerce par un chapitre intitulé : à quelles nations il est désavantageux de faire le commerce. Ce qui est certain, c’est que l’école économiste n’a pas moins contribué que l’école philosophique à la réforme de l’ordre social européen. Tandis que les philosophes attaquaient avec vivacité les abus de tout genre, sans regarder au choix des armes, les économistes se contentaient d’en faire ressortir avec un calme tout-à-fait magistral, les inconvéniens essentiels. Ils gardaient une réserve digne et austère au milieu du feu roulant des épigrammes ou des philippiques dont l’encyclopédie poursuivait le passé, et ils vivaient tout à la fois en bonne harmonie avec la cour sans être courtisans, et avec les philosophes sans être frondeurs. Leur gravité impartiale les faisait respecter de tous les partis, et Louis XV lui-même appelait Quesnay son penseur[6]. Il demeurait à Versailles dans le palais du roi, qui était devenu le rendez-vous des réformateurs les plus hardis. « Tandis que les orages se formaient et se disputaient au dessus de l’entresol de Quesnay, dit Marmontel dans ses mémoires, il griffonnait ses axiômes et ses calculs d’économie rustique, aussi tranquille, aussi indifférent à ces mouvemens de la cour, que s’il en eût été à cent lieues de distance. » Il ne se mêla jamais à aucune intrigue, et il mourut à l’âge de 80 ans laissant un nom vénéré dans toute l’Europe, qui ne comprenait pas la portée de ses doctrines. Quesnay écrivait peu et d’une manière presque toujours sententieuse et obscure. Il jetait ses idées à ses sectateurs en manière d’oracle, sans paraître y attacher d’importance et comme pour leur donner à penser Mais ses formules étaient avidement recueillies et développés par la nombreuse pléiade attachée à ses pas. C’est de leur sein qu’est parti le signal de toutes les réformes sociales exécutées ou tentées en Europe depuis quatre-vingts ans, et l’on pourrait dire qu’à quelques maximes près, la révolution française n’a été que leur théorie en action.

« Ils se présentent, en effet, avec les avantages d’une phalange compacte et serrée sous les mêmes drapeaux. Ils ont un cri de ralliement commun, une doctrine commune, et ce langage dogmatique qui exerce toujours sur le vulgaire son influence accoutumée. Leurs principes sont partout proclamés dans les mêmes termes, avec la même précision mathématique, et Quesnay ne dédaigne pas de recourir à des combinaisons spécieuses de chiffres, pour justifier ses aphorismes. Trois pages suffisent pour résumer la science nouvelle comme ils l’appellent, et cependant Mirabeau le père la délaye en deux énormes volumes in-quarto. L’essentiel est qu’elle pénètre partout. Elle est, selon eux, aussi indispensable au roi qu’au plus modeste citoyen. On la répand sous forme de tableaux, d’instructions, de dialogues, de traités, de lettres, d’articles de journaux. Les Éphémérides du citoyen, le Journal d’agriculture, le Journal économique la propagent sans crainte de la censure, tant les économistes sont connus pour amis de l’ordre, au point de lui sacrifier la liberté. La condition du paysan, jusque-là si modeste et si injustement humiliée, s’élève au premier rang des professions les plus honorables. On réclame de toutes parts des communications, et dès lors commence cette fièvre de routes et de canaux qui se rallume si heureusement de nos jours. Les grands chemins se multiplient comme par enchantement. Sur plusieurs points la corvée est abolie ; la vaine pâture est repoussée ; la liberté du commerce des grains est réclamée. Les campagnes ont enfin obtenu un regard de leurs villes, et l’agriculture sort de l’état affreux où elle languissait depuis plusieurs siècles.

« Les économistes n’étaient, néanmoins, pas tous parfaitement d’accord sur le système de Quesnay. Ils s’entendaient sur les doctrines ; ils différaient d’avis quant aux applications. M. de Gournay, fils de négociant et négociant lui-même, fut le véritable auteur du fameux adage : Laissez faire et laissez passer ; c’est lui qui commença la guerre contre les monopoles et qui démontra avant tout la nécessité d’abolir les droits sur les matières premières. Quesnay, fils de cultivateur, avait tourné plus particulièrement ses regards du côté de l’agriculture, et c’est ainsi qu’il fut conduit à ses hypothèses ingénieuses sur l’influence de la production agricole, avec tout leur cortége de déductions, soit en ce qui touche l’impôt, soit par rapport au travail. M. de Malesherbes, l’abbé Morellet, Trudaine, le docteur Price, M. Josiah Tucker appartenaient à la nuance de Gournay ; Le Trosne, Saint-Peravy, Mirabeau le père, Dupont de Nemours suivaient de préférence les idées absolues de Quesnay. Mercier de la Rivière et l’abbé Baudeau, plus politiques et moins abstraits, penchaient vers la domination du pouvoir et voulaient l’investir presque exclusivement de la direction du mouvement social. Turgot marchait à part, issu d’eux tous et destiné à réaliser leurs idées par des applications promptes et décisives. Il était éclectique et pratique, comme un philosophe et un homme d’état. Mais ce qui distinguait par dessus tout cette généreuse famille d’amis du genre humain, c’était la probité admirable de chacun de ses membres et leur désintéressement sincère en toute chose. Ils ne recherchaient point l’éclat et le bruit. Ils n’attaquaient aucun des pouvoirs établis et ils n’aspiraient point à devenir populaires, quoiqu’ils fussent animés d’une profonde sympathie pour le peuple[7]. C’étaient de véritables philantropes, dans la plus noble acception de ce mot. Leurs livres sont oubliés ; mais leurs doctrines ont germé comme une semence féconde, et les préceptes qu’ils enseignaient ont fait le tour du monde, affranchi l’industrie, restauré l’agriculture et préparé la liberté du commerce. Après Quesnay vint Turgot ; après Turgot, Adam Smith : la science désormais marche à pas de géant. »

Dans notre première leçon nous étudierons le système de Ricardo et celui de Sismondi.

Ad. B. (des V.)

  1. Cet ouvrage, est publié par le libraire Guillaumin, 5, galerie de la Bourse.
  2. L’abbé Terray n’était pas aussi absurde et aussi impitoyable que la plupart de ses contemporains l’ont prétendu. « Il répondit un jour à quelques chanteurs de l’Opéra qui réclamaient leur arriéré : « Il est juste de payer ceux qui pleurent avant ceux qui chantent. »
  3. Prov. C. XII, vers. 2.
  4. Ordre naturel et essentiel, etc. tome I, pages 199, 280, 281.
  5. Ordre naturel et essentiel, tome II, page 407.
  6. Il lui avait donné pour armes, trois fleurs de pensée, avec cette devise : Propter excogitationem mentis.
  7. Ils ont mérité qu’on leur appliquât ces trois vers :

    Secta fuit servare modum, finemque tueri
    Naturamque sequi, vitamque impendere vero,
    Nec sibi sed toto genitos se credere mundo.